• Ab' fab'

    Pour notre deuxième journée à Melbourne, nous avons jeté notre dévolu sur la National Gallery of Victoria – Australia, tout particulièrement la section dévolue à la peinture aborigène. Une visite au défunt Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie de Paris, il y a une quinzaine d’années, nous avait laissé un souvenir de disques, de points et de couleurs vives, et, globalement, de la richesse de la peinture aborigène. Parcourir les salles consacrées à l’Indigenous Art du du rez-de-chaussée de la NGV – Australia a plus que confirmé cette sensation dormante.

    Toute la famille Bruhat – sur trois générations, quatre même si l’on inclut les peluches d’Amphélise - a adoré cette collection. C’est comme si chacun y trouvait un motif de satisfaction, de plaisir. A mon avis, cela tient à l’agencement des trois caractéristiques communes à toutes les œuvres observées à la NGV – Indigenous Art : la vénusté d’une part, la dimension symbolique d’autre part, et enfin l’aspect narratif - les histoires, les drames humains que ces toiles incarnent.

    Pour ce qui est de la vénusté, nos photos témoignent mieux que les mots. De nombreux à-plats sont traversés de formes rondes ou de lignes de couleurs vives, elles-mêmes constituées de points le plus souvent. Chaque toile possède le plus souvent sa dominante chromatique, ce qui lui permet de gicler du mur d’exposition et d’entrer en contact avec le spectateur. La simplicité, l’apparente absence de représentation laissent à l’œil le loisir de se promener sur la toile et de se nourrir de la présence immédiate du beau.

    La dimension symbolique, quant à elle, prend appui sur la cosmogonie qui habite chaque tableau. L’inverse, d’ailleurs, est valable : chaque tableau habite l’espace, en est une particule constituante. Un passionnant documentaire filmé, sans commentaire, vous accueille à l’entrée : par un astucieux montage, l’auteur a combiné des toiles aborigènes et des images de la nature australienne. La relation est frappante. Les toiles qui nous sont présentées constituent un vaste dialogue avec la terre australienne, gigantesque île – la plus grande sur la planète.

    Dans la première salle, une toile est exposée au sol, parmi d’autres toiles accrochées aux murs. Excellente idée, qui illustre bien le lien qui unit la peinture aborigène et la surface du territoire. La « croûte » terrestre. Une multitude de petits disques y sont peints dispersés autour de quatre disques plus grands, de taille à peu près homogène, plus foncés, couleur chocolat, et d’un autre nettement plus gros, dans les mêmes tons – Ayers Rock, sans doute, the Mother-rock, le rocher sacré situé à un peu plus de trois cents kilomètres au sud-ouest d’Alice Springs, au cœur du désert australien.

    Dans la peinture aborigène, la permanence de la forme circulaire fonctionne comme une plateforme symbolique fabuleuse. Ces disques opèrent des allées et venues entre les quatre niveaux qui donnent vie à cet art. Au cœur de l’œuvre se loge l’infiniment petit, le cellulaire en quelque sorte – qui désigne, par la prolifération des molécules, la vie. A un autre niveau symbolique, le disque peut représenter ce qui dans le monde est visible, la roche, le minéral, qui à la surface de la terre abrite parfois l’eau sans laquelle toute vie est impossible. A un troisième niveau, on peut déceler la représentation de la planète elle-même, sur laquelle vivent l’homme et l’artiste. A dernier niveau, enfin, le disque représente le cosmos, l’ordre des choses, duquel a germé, par miracle, la planète sur laquelle nous vivons.

    Par de simples petites formes rondes, donc, c’est à ces quatre éléments que renvoie la variété de peinture exposée en ce lieu. Le spectateur, en balayant la toile du regard, navigue entre ces niveaux, sans avoir à se fixer. On a l’œil bercé par ces allers et retours entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.

    Pour ce qui touche à l’aspect narratif – les histoires qu’incarnent ces toiles, précisons que certains des artistes ont l’habitude de… chanter en peignant ! La peinture aborigène fait donc partie d’un rituel qui entre en résonnance avec une tradition orale. C’est la moitié d’un diptyque qui par le biais d’expériences fait état du rapport entre l’homme et la Terre, entre l’homme et l’homme. Des histoires sont contées sur ces toiles, on confie à la surface du matériau graphique le soin de véhiculer les mythes qui rassemblent les individus pour faire société. Un père emmène son fils dans le désert pour son initiation, au cours de leurs pérégrinations, celui-là disparaît pour revenir sous la forme du malin. Que va-t-il se passer ? Par ailleurs, il est souvent question de sœurs, deux ou sept généralement, ou de métamorphoses, ou même d’expéditions organisées pour rechercher de l’eau dans le désert, d’animaux dotés de pouvoirs surnaturels…

    Deux frères partent dans le désert pour une quête mystérieuse – or, que voit-on sur la toile ? Deux triangles constitués de disques et de larges bandes noires… Le mythe s’articule autour d'un phénomène paradoxal de représentation abstraite. CAFE + M part lui aussi dans le désert, pour six jours depuis Alice Springs - à partir de samedi. Comment un artiste aborigène nous représenterait-il ? Cinq figures esbaudies dans le désert rouge des terres australes. Cinq disques qui tournent sur la croute terrestre. Ainsi va le voyage, qui met les molécules humaines en mouvement permanent à la surface du territoire traversé, autour de la roche, sous le soleil ou dans la nuit.

    La représentation abstraite qui est faite par les artistes exposés résonne comme une sorte d’oral painting, et elle structure la capacité de la toile à être à la fois d’une beauté presque naïve, porteuse de symbole et chargée de lier les hommes par le partage d’histoires communes et ancestrales.

    Si on en avait le temps, on ajouterait que cette peinture, qui a vécu sa résurgence dans les années 1960 par le travail d’artistes nés dans les années 30 et 40, semble entrer en résonnance avec le travail d’artistes contemporains qui, nous semble-t-il, combinent également esthétique, symbolique et mythologie. Nous pensons à Jean-Michel Basquiat et à Keith Haring, en particulier.

    Du grand art.


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