• Il est 8 heures, pile – Eve, allongée à mes côtés sur notre lit king size, profite pour quelques minutes encore d’un demi-sommeil. Recouverte de son pagne, elle se tient en chien de fusil face au triptyque de verre et de bois de la porte-fenêtre qui donne sur la terrasse de notre bungalow. Devant le lit, le ventilateur sur pied, inlassablement, balance sa grosse tête plate en balayant la chambre de droite à gauche puis en sens inverse. Par intermittence, il met en mouvement le long rideau accroché devant la porte-fenêtre. Le voilage se soulève et retombe en rythme. Sa danse libère une lumière orangée dans notre chambre, qui semble dorer un peu plus la peau de ma chère femme. Le halo se pose également sur l’ameublement en rotin, devenu blond, et essuie sans bruit les maillots posés en tas devant la salle de bains. Au-dessus de nous, les feuilles de palmier tressées du toit se terminent en ogive, et la pointe indique un horizon qui se rapproche à grands pas : notre séjour en Asie s’achève.

    Quitter l’Asie.

    Sur mon écran, Bruce Willis vient de sauver son pays – encore une fois ! Rendez vous compte : il a mis au sol un hélico avec sa voiture avant de plonger sur un avion en vol depuis une bretelle d’autoroute en train de s’écrouler. Trop fort… Au bruit des balles traçantes, des missiles, de tous les projectiles possibles et imaginables qui traversent Die Hard 4.0, a succédé dans le bungalow un agréable demi-silence. A l’heure du dragon, les cigales chantent, un gecko se fait entendre et les pales ronronnent. Célestin et Amphélise, dans le bungalow voisin, jouent déjà – sans doute ont-ils la tête occupée par le tournage du troisième film sur lequel nous travaillons, réalisé par Amphélise, inspirée par sa lecture de Harry Potter. Notre petite fille a depuis quelques jours mis une sérieuse option sur son avenir : elle sera cinéaste. Youpi !

    Quitter l’Asie.

    C’est notre dernier jour complet sur les îles Gili. Nous partons demain pour Bali, par le bateau de 10h30, pour deux jours chez Stéphane, un ami de lycée que je n’ai pas vu depuis vingt ans. Deux fois dix. Ainsi se multiplient soudainement les à-coups qui devraient nous propulser hors du continent d’ici trois jours. Quitter l’Asie. Comment ont fait Victor Segalen et Nicolas Bouvier pour quitter l’Asie ? L’ont-ils jamais quittée, en fait ? Comment va-t-on faire, nous ? Cela fait plus de trois mois et demi que nous sommes ici. Depuis Phonm Penh, à l’aube de l’été, nous avons déroulé le fil de notre périple oriental comme une pelote, jusqu’au caillou sur lequel est planté notre petite chapelle de bambou, de palme et de rotin. Il y a bien eu quelques moments compliqués – nous n’oublierons jamais les mots dits par le docteur Sujane dans la salle des urgences du Mission Hospital de Bangkok. Mais tant d’instants hors-normes ! Angkor Wat, les éléphants du Ganesha Park, le Sirocco Sky Bar, les étendues de coraux, les plantations de thé, le restaurant de la Menara, Malacca, Marina Bay, la croisière dans la jungle, le pays dayak, le Tana toraja, les îles Togian, le Gorong Ijen… José, Tailah, Uni, Jahalun… Il va falloir se déposséder de notre présence ici et transformer cet immense territoire en un souvenir. Quitter l’Asie.

    Les îles Gili sont situées entre Bali et Lombok, plus près de cette dernière. Elles sont au nombre de trois. Gili Air, Gili Meno et Gili Trawangan, la plus éloignée des côtes. Depuis Gili Air, où nous résidons les pieds dans l’eau, on peut promener son regard, à loisir, sur la crête que forme le col du Gorong Rinjan, qui projette ses larges épaules à plus de trois mille sept cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Chaque matin, le soleil redessine la longue ligne du volcan avant d’abattre sur le sable sa lourde charge de chaleur et finir sa course, vers 18 heures immanquablement, au-delà de la cime des arbres de Gili Meno, puis, un peu plus à l’ouest, de la colline de Gili Trawangan.

    Ces trois îles sont réputées pour leurs fonds marins et leurs plages. Le buz a récolté son écho : les resorts ont poussé ici comme des champignons. Après notre séjour sur les Togian, cette réputation nous semble un brin exagérée, cependant il fait bon se promener sur la plage et déguster des darnes de thon juteuses face aux vagues. De surcroît, nous avons vécu un moment d’exception hier : à l’occasion d’une excursion en bateau d’une demi-journée, pour faire du snorkeling, nous avons pu nager au milieu… des tortues. De toutes tailles. Eve, la veille, avait pu en suivre une, une grosse en plus, pendant vingt minutes, et le reste de la famille était rentré bredouille, et très jaloux. Nous étions donc ravis de pouvoir en spotter à notre tour. La plus grosse était occupée à dévorer du corail mort, à quelques dizaines de mètres de la rive de Gili Trawangan. Placide, elle nous a laissé nous approcher d’elle sans frémir. Nous sommes même parvenus à caresser sa vaste carapace – pour un peu on se serait pris pour Abraracourcix sur son bouclier ! Elle balançait sa tête de droite et de gauche, à la fois pour inspecter la table de madrépore qui fournissait son repas, et nos mouvements de Gaulois aquatiques, mais ne semblait pas inquiète. Elle devait peser au moins cent kilos, soit plus de quatre fois le poids d’Amphélise – il n’y avait qu’à voir la menotte de notre fillette sur la carapace de la bête, c’était incroyable ! Celles que nous avons suivies en mouvement, plus petites, faisaient des allées et venues entre les profondeurs et la surface, pour chercher de l’air : lorsqu’elles brisent la surface, elle ne laissent échapper que leur petite tête, pour une bouffée d’oxygène, et lorsqu’elles plongent à nouveau, elles attirent la lumière sur leur carapace et ressemblent à de grosses pilules glissant dans l’abyme. C’est merveilleux. Rien que pour ça, les Gili méritent le détour.

    Il nous faut donc, après tout ce temps, après si peu de temps, nous résoudre à quitter l’Asie. Sans doute la répétition nous aidera-t-elle rompre sans douleur. Quitter l’Asie.  A franchir le pas sans regret. Quitter l’Asie. Le voyage est une orange acidulée dont nous avons déjà croqué bien des quartiers. Quitter l’Asie. Comme les quartiers de Singapour, drapés de Safran, peuplent désormais nos rêves. Quitter l’Asie. Orange, comme la lumière qui enveloppe le corps endormi de celle qui m’accompagne. Quitter l’Asie. Orange, comme le pagne qui volette furtivement sur sa peau tiédie lorsque la grosse tête plate du ventilateur se prend à l'épier. Quitter l’Asie. Orange comme la moiteur du matin sur un caillou ensablé dans la mer de Bali. Quitter l’Asie. Comme le jusant qu’une eau claire vient de quitter sur ordre de la lune. Quitter l’Asie. Comme le bleu de chauffe de la Terre à midi dans la forge indonésienne. Quitter l’Asie. Comme le voyage, lorsqu’au crépuscule, il vous fait reprendre votre course pour basculer au-delà de la cime des arbres de Gili Meno, pour rejoindre les terres australes. Quitter l’Asie.

    Eve, éveillée à présent, ouvre un œil et me sourit. Le temps vient de s’arrêter.

    Quitter l'Asie.


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  • N’y allons pas par quatre chemins – d’autant que Bali est une île – notre incursion balinaise, agréable, porte sa part de déception. Oh, il y a des rizières en terrasse dont le vert pétillant rendrait ivre de jalousie des légions de petits pois, des plages sur lesquelles plane l’ombre de cocotiers qui plient et se balancent en avant comme s’ils voulaient plonger leur frimousse joviale dans le sable blanc calibré à l’angström, de riantes vallées au fond desquelles s’allongent les méandres de rivières à l’eau de roche. Il y a tout cela, et plus encore. Or, c’est cette richesse naturelle qui génère le malaise : elle a sur certains endroits de l'île été commercialisée à outrance, calibrée elle aussi par des orfèvres en la matière. Des choses positives aussi, mais... Bien-sûr, nous n’avons pas tout vu, mais suffisamment pour nous faire une opinion.

    Le pire ? Visiter, au nord d’Ubud, ce que tous appellent ici les « rice terraces ». De charmantes surfaces agricoles de poche accrochées à une étroite gorge. En fait, cette vallée est une étagère sur laquelle sont disposées sous les yeux des masses de touristes la joliesse de la culture du riz en terrasses. La route qui y mène, barrée d’un péage (si, si !), se mue à l’entrée de la plantation en une enfilade de cafés. Chaque établissement possède ses petits balcons dans la roche dominant la vallée, où des théories de Japonais, d’Américains, de Français posent leurs fesses et jettent un regard ébahi. Oh ! Ah ! Le patchwork est parfait, dans un agréable camaïeu de vert. Rien, pas la moindre particule, ne dépasse. C’est « Riceneyland ».

    Lorsque nous avons décidé de descendre dans la vallée pour nous promener au milieu des rizières, nous avons été sollicités par des guides âgés de onze, douze ans tout au plus, qui nous proposaient de nous accompagner… sur des chemins balisés ! A plusieurs reprises, nous avons croisé de vieux Balinais sillonnant le domaine, portant à l’épaule le typique double panier posé en équilibre sur une latte de bois. Vide ! Ils font tous ces kilomètres uniquement pour être pris en photo et grappiller quelques roupies. Tous les cent mètres, à l’abri d’une tonnelle, des hommes vous désignent d’un doigt désinvolte le chemin à emprunter, sur lequel vous êtes déjà, et vous tendent l’autre main pour une donation… Bref, nous n’échangerions pas un pouce carré de nos chères rizières en terrasses toraja contre dix vallées comme celle-ci. Voilà bien un tropisme commercial : il arrive que plus les touristes sont nombreux, plus on les traite comme des truffes. Oh, qu’on ne se méprenne pas : nous aussi, nous sommes des touristes. Mais là, c'est trop. Nous filons.

    Nous cavalons jusqu’à la route : de l’air, de l’air – rentrons ! Sur les bords de route, des dizaines, des centaines de wood carvers dressent leur échoppe tout autour d’Ubud. Des djembés (allo ?), des têtes de girafe (allô, allô ?), des didjeridoos (allô, allô, allô ?), des portes, des masques… Les petits entrepôts vomissent leur production jusque sous les phares des voitures. J’ai presque envie de faire de même… Dans ce fatras, se terrent de réels objets de belle facture, fabriqués avec talent, mais ils sont réservés à la clientèle upmarket du coin, nombreuse ici. Ubud, Varanasi, Rocamadour, les Baux de Provence, Saint-Guilhem le Désert… forment, avec leur cortège d’artisans-tanneurs, de fabricants de sandales, d'encadreurs sur papier mâché, de créateurs d’objets en fil de fer – et j’en passe tant – une sorte d’entité insécable. Essayez donc d’imaginer une ville ou un village de charme sans tous ces commerces… C’est ainsi, partout, que se forme la cruelle logique : bel endroit, donc tourisme, donc affluence, donc production à grande échelle, donc gâchis. Ou comment la richesse d’un lieu peut finir par constituer l’essence même de son appauvrissement…

    Tout n’est pas négatif cependant, ici, loin de là. A Ubud, nous avons trouvé le confort, et c’est loin d’être désagréable. Eau courante, chaude même, électricité, piscine, petit-déjeuner soigné, etc. Et nous avons eu deux ou trois coups de cœur tout de même, voire des instants mémorables.

    En nous promenant dans les rues, nous avons remarqué de nombreux coqs de combat, logés à l’étroit dans leur cage d’osier ou portés par leur dresseur, dans la creux de la main, pour un long massage. Nous avons fini par demander où suivre un de ces fameux cockfights. Qui sont illégaux, mais courants, car plus ou moins tolérés pendant les cérémonies religieuses, ce qui à Bali, île où quatre-vingt quinze pour cent de la population est hindouiste, est fréquent. Un éleveur, après avoir inspecté à droite et à gauche, nous répond. Tulu. Le lendemain à dix heures. Nous rentrons, émoustillés à l’idée de suivre un de ces combats. On se renseigne : il n’existe pas de Tulu. Shit, mal entendu ! Mais un Petulu. Ah ! Et un Badulu. Re-shit ! Lequel est-ce ? Va pour Petulu, on ne perdra pas grand-chose à tenter le coup.

    Dans cette touristique ville d’Ubud, où peu de gens sortent des sentiers battus, les chauffeurs de bemo (les transports en commun) que nous allons voir nous regardent avec de grands yeux, genre : « Pourquoi n’allez-vous pas plutôt suivre une leçon de yoga, ou prendre un cours de cuisine ou de fabrication de cerf-volant – comme tout le monde ? ». Bref, on parvient à Petulu une petite heure plus tard. Dans la rue principale du village, quatre Gaulois trop curieux ouvrent grands leurs yeux, à la recherche d’un tajen, un combat de coqs. Amusés et coopératifs, les villageois nous indiquent la sortie du bourg. En effet, au milieu des rizières – et pas des rizières-temoins cette fois - on a dressé un grand ring, de sept mètres sur sept environ, sous une toile blanche pour protéger les impétrants du soleil. Une centaine de chaises en plastique ont été disposées autour, sur deux rangées. Mais personne ne s’y est assis. Il est trop tôt, les hommes, car il n’y a presque que des hommes, sont pour l’heure occupés à jouer à des jeux d’argent collectifs, type loto ou 421 géant. Sur la piste, les coqs, dans leurs cages en osier, s’impatientent pourtant, et leurs cris se font de plus en plus aigus et rapprochés.

    A cinq mètres du chapiteau, autour de larges tapis, les parieurs, debout, lancent leurs billets roulés en fines pailles sur une image choisie parmi six ou neuf, qui sur un monstre hindouiste, une femme nue, ou une figure de bête sauvage… Le public est calme et les sommes mesurées, tout le contraire de ce que nous allons voir quelques minutes plus tard à l’occasion du tajen. Pendant ce temps, les éleveurs de coqs, debout autour d’un prêtre hindouiste, font bénir leurs bêtes pour le cruel combat. Un gong retentit. C’est l’heure. Tout le monde prend place. Les tapis de jeux sont délaissés au profit du ring. Nous sommes les seuls touristes ici.

    Sur la piste, les éleveurs caressent leur bête de combat, pour un dernier massage avant l’épreuve. Ils sont assis en tailleur ou accroupis et discutent, aucune tension n’est pour le moment palpable. Parfois, on approche deux coqs pour les exciter et faire monter l’adrénaline, ils se lancent quelques coups de becs, puis reprennent position dans les bras de leur dresseur, pour un massage. Les arbitres tournent et inspectent les bêtes – auxquelles on a fixé une lame à la patte gauche. Pas n’importe quelle lame – dans une épaisse pochette en cuir, on a choisi, et on s'est saisi, avec précaution, de celle qui correspond le mieux à la morphologie du coq. Longue et fine, ou bien plus courte et légèrement courbe, pour un impact plus vif. Le gong retentit à nouveau, et les éleveurs se dispersent. Le centre de la piste est libéré, le premier combat va débuter.

    Soudain, c’est l’hystérie : tous les spectateurs se sont mis à siffler, puis les bookies, qui arpentent l’arène, se sont raidis et agitent bras et mains tandis que les parieurs, maintenant fort nombreux, leur adressent cris et signes. Ce sont les enjeux qu’on leur adresse, et les sommes enflent à la vitesse d’un coup de bec. Cinquante mille, cent mille, cinq cent mille roupies – cela peut monter à plusieurs millions, soit plusieurs centaines d’euros !

    Le silence, de nouveau, se fait, et deux éleveurs s’installent face à face, pour le premier duel. Ils tiennent leur coq au creux de leur main, puis avant de les libérer, leur remontent la collerette dans un mouvement de brosse de la main, de bas en haut, pour impressionner l’adversaire. C’est parti ! Les deux animaux s’élancent pour un combat vif comme l’éclair. Les deux plumages, dans les tons mordorés, se confondent lorsque les bêtes, littéralement, s’escaladent pour prendre le dessus l'une sur l'autre et planter la lame dans les côtes de l’adversaire. Quelques secondes plus tard, l’un des deux combattants s’écroule sur le côté. Un ruissellement de sang s’échappe sous son aile droite. Un seul coup de lame a suffi. Le vainqueur, blessé également, est rattrapé par son dresseur, par la queue, tandis que l’autre bête, après une vérification d’usage, est relâchée au sol. On la ramasse sans formalités, après que son éleveur a tourné les talons, non sans lui avoir adressé un dernier regard, furtif. Combien d’heures de massage, de soins, d’entraînement pour ces quelques secondes fatales ?

    D’autres combats suivent, enchaînés à vive allure. Un éleveur se distingue : il est puissant, porte d’épaisses boucles d’oreilles et a la peau foncée comme un Samoan. Son crâne chauve laisse apparaître, à l’arrière du crâne, un filet capillaire rassemblé en une queue de cheval. Il a quelque chose de Barracuda, de  la série L’agence tous risques. Outre qu’il est très impressionnant, son coq lui-même est plus musculeux que ses adversaires. La bête sortira d’ailleurs vainqueur de tous ses duels. Sur le chemin du retour, nous reparlerons de ce duo d’anthologie.

    Le soir même, nous avons assisté à un spectacle dont je rêvais depuis des années : des danses balinaises accompagnées d’un gamelan. On donne ce nom de gamelan à l’ensemble des instruments qui constituent l’orchestre, dont tous les membres sont assis au sol. En majorité des percussions - des tambours recouverts de peau et frappés à main nue, ainsi que des vibraphones frappés par des maillets – et une poignée d’instruments à cordes. Ce spectacle, donné dans la cour du Palais royal d’Ubud, se fait devant la porte-est, magnifique façade de briques et de ciment au sommet de laquelle on a placé des petites bougies dont la lumière vacille dans l’obscurité, comme un avant-poste de la voûte céleste. Nous sommes assis par terre, devant la scène, au deuxième rang. A notre droite, le premier percussionniste lance le spectacle, par un rythme complexe, et il est bientôt rejoint par les vibraphones, dont l’ensemble, à l’unisson parfois, crée des harmoniques inouïes. Après une courte première partie introductive, les danseuses entrent en scène, par l’espace libéré par la porte ouverte. Superbement vêtues, elles descendent lentement les marches. Pas d’entrechats ou de longs sauts, non ! Le spectaculaire, ici, tient dans l’orchestration des parties mêmes du corps, pouce carré par pouce carré. Nos trois danseuses semblent en maîtriser parfaitement le moindre recoin. Les yeux, qui semblent prêts à quitter leur orbite, donnent une dimension expressionniste à cette danse, comme dans un film de Murnau, tandis que les mains s’animent, phalange par phalange, pour se trouver, par moments en position convexe. Sur scène, on nous narre des histoires de princesses victimes de mariage forcé délivrées par de beaux princes, de monstres approchés par d’aimables singes et de suicides collectifs qui tournent bien, par un retournement du sort. La minceur de la trame narrative, qui est de l’ordre de la mythologie, donne lieu à une mise en scène très raffinée, un jeu entre le mouvement des danseurs et le son du gamelan. Magnifique.

    Notre troisième plaisir fut une excursion dans un temple hindouiste, le Gunung Kawi, au nord d’Ubud. Dans une vallée qui roule à pic vers une rivière chantante, des architectes ont creusé la roche pour ériger dix hauts-reliefs rupestres qui se font face sur chaque versant. Pas de dieux ni de personnages mythiques, simplement des formes géométriques variées sur lesquelles le regard se promène sans avoir jamais à se fixer ni à chercher de forme humaine ou de sens. Très beau.

    Alors Bali ballot ? Un peu, mais ne tordons pas le nez devant les plaisirs d’un grand raffinement que l’île nous a procurés. Célestin, lui, goûte de surcroît tout particulièrement ce retour au confort. Il n’en reste pas moins que l’Indonésie est un pays d’une telle richesse, d’une telle diversité, que voir cette concentration de touristes sur le caillou balinais – un tout petit bout d’Indonésie, vraiment – est regrettable.

    Quoi qu’il en soit, nous faisons route pour les Iles Gili, au large de Lombok, à l’est de Bali – il se dit que l’on peut y croiser de grosses tortues pas trop farouches. Une vérification s’impose.


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  • C’est à Surabaya que nous avons posé le pied sur l’île de Java. Sans grand espoir, il faut le confesser, car la ville n’a pas bonne réputation. Comme la majorité des villes indonésiennes, cela dit. C’est un grand centre portuaire, sans site remarquable, qui compte plus de deux millions d’habitants pour quelques pouces carrés de trottoirs, et que l’on dit congestionné en permanence. Pourtant, notre taxi, depuis l’aéroport, parcourt avec fluidité les quinze kilomètres qui nous séparent du centre ville. Il nous dépose dans un hôtel sans charme, mais au calme : nous allons pouvoir dormir un peu après trente-six heures de voyage.

    La ville présente deux visages : celui d’une modernité assez flamboyante, avec des malls de belle taille, des buildings neufs en nombre, de larges avenues arborées… et un autre plus ancien, ramassé, à l’ombre par les grandes banques. En effet, l’hôtel est situé à deux pas d’un kampung, c’est-à-dire un petit village, tout à fait riant. Disposées autour d’un lacis de ruelles, les maisons d’un étage, en vis-à-vis, possèdent de petites terrasses où l’on travaille en devisant, presque à la coule… S’y promener est très agréable. Mais le pacte alimentaire passé avec nos bambins, notre pax gallica, doit être tenu : après un mois de plats locaux déclinés autour du riz (« nasi ») - nasi goreng, nasi campur, nasi ayam… servis dans les warung (restaurants de rue) ou les pensions de famille, le moment est venu de retrouver la gastronomie américaine servie sous les arches d’or de l’institution créée par Ray Kroc en 1954. Les enfants ont un sourire d’une oreille à l’autre. Nous passerons donc la soirée dans la partie moderne de la ville. Une bonne tranche dose d’occident entre deux buns au sésame, et ça repart ! En plein milieu du repas, Amphélise, fourbue, s’endort.

    Nous nous engageons, le lendemain matin, vers la gare routière de Purabaya, pour choper un bus vers Probolingo, d’où l’on peut se rendre au Gorong Bromo, le célèbre volcan. Puisqu’on compte enchaîner sur le Gorong Ijen, plus à l’est, avant de nous rendre à Bali, on opte pour la formule d’une petite agence locale : trois jours à bord d’un mini-van, pour enfiler les trois destinations à la hussarde. Ca tombe bien, on veut gagner du temps. Pour, avant notre départ pour l’Australie le 21 octobre, glander à Ubud et sur les îles Gili, puis nous rendre à Denpasar, sur Bali à nouveau, pour passer deux jours chez Stéphane, un ami que je n’ai pas vu depuis… vingt ans !

    Le principe de découverte des deux volcans est simple : deux jours d’affilée, réveil à trois heures trente, départ à quatre heures, randonnée de fin de nuit, puis spectacle du lever de soleil. Eve et moi ne pouvons nous empêcher de penser à Sylvain, notre ami qui avait un jour déclaré : « Les levers de soleil sur le Mont Sainte-Catherine, la beauté de tel ou tel monument à l’aube… ter-mi-né ! Ras-le-bol de ces plans à la con, où on se retrouve coincés à deux cents sur un caillou chauve à se les geler pendant des plombes pour s’esbaudir devant un truc qui dure à peine cinq minutes – alors qu’on pourrait dormir tranquillement et faire la visite pépère. Stop ! » Le pire, c’est qu’il n’a pas tout à fait tort – néanmoins, du moment qu’on parvient à faire abstraction des cent quatre-vingt quinze ou seize autres croquants en Quechua sur notre caillou chauve, ces levers de soleil présentent l’avantage non négligeable d’être splendides.

    Ca commence mal, notre logeuse du Sion View Hotel oublie de nous réveiller le premier jour ! C’est donc le chauffeur qui, à quatre heures, tambourine à la lourde pour nous signaler le départ. Ce qui nous laisse environ quatre minutes pour enfiler la tenue de montagne. Ambiance…

    Parvenus au pied du volcan, nous entamons la randonnée. Amphélise, émoustillée par la vue des chevaux que louent des locaux pour la montée, nous fait craquer – va pour le quadrupède. Le pied à l’étrier, elle se régale, c’est un plaisir à voir. Célestin, lui, préfère rester au contact du plancher des vaches. A l’attaque ! Depuis un autre sommet, nous assistons donc au lever de soleil sur le grand vase blanc du Bromo. Tout d’abord, à l’est, la lumière s’infiltre par un tapis de nuage épais comme une moquette anglaise, tendue entre deux sommets. Le soleil se met à lécher les flancs de la montagne qui se dresse face à nous, cependant sa masse avale pendant encore quelques instants toute la lumière, ce qui laisse le Bromo et sa petite famille, derrière lui, dans une quasi-obscurité. Soudain, la masse nuageuse se retrouve coiffée d’un large plateau orange et une lumière blanche s’élève pour gravir la montagne, dans la première cordée du jour. Parvenue au sommet, elle dévoile le vaste plateau qui, sur une surface considérable, se tient allongé devant le Bromo. Des kilomètres carrés de sable gris dont les plis légers forment, vus depuis notre éminence, des arabesques minérales. Le Bromo, on le distingue désormais mieux de l’autre côté de cet altiplano, exhale une fumée blanche par ses lèvres grand ouvertes. Le fameux volcan fait figure de nain, coincé entre un cône, plus jeune, qui se presse contre lui à l’ouest, une ligne de crête juste derrière lui et un cône bien plus élevé au sud, à une poignée de kilomètres. Cependant, il est remarquable en cela qu’il donne à voir sa gorge par une large bouche, qu’il maquille sans cesse de fumée. Il est comme ce kampung de Surabaya, modeste création cernée par la masse imposante d’un entourage plus récent, qui dresse contre lui l’impétuosité de sa jeunesse.

    Nous redescendons à notre 4x4, un Toyota Land Cruiser vert pomme, pour traverser la plaine  et monter au Bromo. En contrebas, pris dans l’épaisse couche de sable gris, on se croirait en plein désert, d’autant plus que la surface, parfaitement aride, s’est fissurée par endroits et se mue en petits canyons qui fraient jusqu’à la base du cône, découvrant les strates minérales du ventre de la terre. Magnifique. Alors que nous entamons la montée des marches menant au cratère du Bromo, un vent se lève, et une tempête de sable nous couvre de poussière aussi sûrement que le khasmin. Noircis de la tête aux pieds, la gorge tapissée de particules, nous décidons, Célestin et moi, de mettre les appareils photos à l’abri, non sans avoir pris quelques clichés du cratère, dont la fumée projette sur la paroi une ombre changeante.

    Notre Land Cruiser nous a ensuite déposés à l’hôtel, d’où un mini-van est parti pour nous mener, à une centaine de kilomètres à l’est, au Kawah Ijen. Ce dernier, moins couru, ne nous offrira qu’une trentaine de croquants en Quechua pour tout voisinage. Ce qui est agréable, mais curieux compte-tenu de la splendeur du lieu.

    Partis trop tard pour assister au lever du soleil – il était déjà quatre heures trente ! – nous avons entrepris l’ascension alors que le jour était déjà debout. Un chemin se faufile parmi la verdure, sur trois kilomètres de pente parfois très raide, jusqu’à une sorte de col menant au cratère de l’Ijen. Régulièrement, nous sommes doublés par des Indonésiens portant une latte de bois et deux paniers vides, qui grimpent à toute allure vers le sommet, chaussés de simples bottes noires. Mais que font-ils là ? Du reste, Célestin et sa frangine, dorénavant affutés comme des lames de kriss, avalent la côte sans sourciller, ou presque.

    Passé le col, nous découvrons un paysage hallucinant : pas un brin de verdure, tout est sec et minéral. Une crête de sable blond, arrondie comme une selle de chameau, mène aux lèvres claires du cône. Branches et troncs pétrifiés, mangés par le sable, témoignent de saisons moins arides. A l’intérieur de l’immense cratère, la pente grise zébrée de craquelures file vers un lac d’eau de jade blanchie, qui semble épaisse comme du sirop. En contrebas, aux abords du lac, la roche devenue violacée est découpée en gros blocs contre lesquels se fige la surface immobile.

    A nos pieds, sur une courte section de la rive, la montagne semble s’être à moitié vidée et son ventre, comme mis au jour, fait apparaître une exo-digestion minérale. La roche, uniformément jaune, jaune poussin, est traversée de jets de fumée qui prolifèrent sur la paroi. C’est une carrière vive de soufre, dont une brigade d’hommes à moitié nus arrachent de gros blocs, qu’ils débitent sur place en morceaux d’une quinzaine de kilogrammes. A leur tour, d’autres hommes, ceux qui nous avaient dépassés à l’aller, descendus au fond par un escalier taillé dans la roche, présentent leurs paniers, qui sont aussitôt chargés du minerai. La latte de bois souple soigneusement posée en travers de l’épaule, qui rend saillante leur omoplate, ils se lèvent lentement, pour assurer l’équilibre de leur charge. Dans l’odeur puissante du soufre, ils remontent les escaliers à pas menus, avec régularité. Dès qu’ils atteignent la crête sablonneuse, sur le plat, leur démarche s’accélère, et ils donnent un vif coup de reins et vous font basculer la latte de bois d’une épaule à l’autre par une rotation rapide autour de la nuque, que leur main opposée accompagne avec l’adresse de l’expérience. Ils se rendent au centre de pesée, préoccupés : combien de soufre apportent-ils, y en aura-t-il assez pour nourrir la famille ? Le porteur que Célestin et moi suivons s’arrête devant la vieille balance à contrepoids, qu’il fait glisser doucement jusqu’à indication précise du poids : soixante-dix-sept kilogrammes. Soixante-dix-sept kilogrammes qu’il a hissés depuis la gorge du volcan, par une longue volée de marches étroites comme les allumettes qu’on fabriquera avec ce qu’il porte sur le dos, soixante-dix-sept kilogrammes qu’il portera dans un instant sur une descente sablonneuse glissante comme une pente savonneuse, soixante-dix-sept kilogrammes qu’il va pour finir convoyer jusqu’à l’esplanade où se trouvent les camions, trois kilomètres plus bas. Notre homme, l’œil soudé à la balance, semble s’en satisfaire. Il est dans la moyenne. Le soleil commence à souffler sur la forge. Encore un ou deux voyage, et notre homme pourra mettre un terme à sa journée d’épuisant labeur. Un travail d’un autre âge.

    Parvenus au parking, nous nous installons à bord du mini-van. Plus que dix heures de route, et nous serons à Bali. C’est décidé, on va poser les valises à Ubud au moins trois jours. Repos. Demain matin, ce sera pancakes à la confiture sur la terrasse.

    Notre homme, lui, s’enfilera un nasi goreng aux basses heures de la nuit, comme chaque jour, avant de faire le playmobil équatorial.


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  • Pas facile comme rôle, pour l’île de Java, de passer après les Célèbes… Comment faire pour tenir tête à cet archipel de rêve, qui avait fait tourner les nôtres, de têtes, pendant trois semaines ? C’est ce que nous allions voir !

    Nous avons quitté les Togian dimanche 7 octobre, par le ferry parti pour Ampana à l’heure du tigre. La veille, notre logeur du losmen Hinda Malenge, la mine entendue, nous avait informés qu’il fallait être prêts pour 6h15, et comme la jetée se trouvait à une dizaine de mètres du ponton de l’hôtel, pas de souci. C’est donc dans un état semi-gazeux que nous avons perçu des cris, vers cinq heures du matin – nous devions embarquer immédiatement, le navire allait appareiller dans quelques secondes. Aouch ! Valises mal fermées, sacs bombés, chaussures sans chaussettes, bouteilles qui dépassent, tee-shirt à l’envers, linge à sécher oublié sur le fil, de même que le chargeur d’ordinateur, que la femme de notre logeur nous refile nonchalamment alors que nous brisons là dans une ambiance convulsive. L’embarcation ? Pleine comme un œuf – on s’installe sur le gaillard d’avant, assis sur notre valise entre les mobylettes stationnées, sans abri contre le soleil. Pour une traversée de neuf heures. Avant sept heures du matin, déjà, il ferait une chaleur à faire fuir les mouches. Pas grave. En milieu d'après-midi, nous passons à proximité de deux îles jumelles en forme d'éléphants plongés dans l'eau, qui signalent l'approche d'Ampana.

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    Sur place, vers 17 heures, on enchaîne direct et on s’engouffre dans un mini-van, direction Palu, sur la côte ouest de l’île, dans l’espoir de prendre un avion pour Java. Le mini-van démarre : on est trop serrés pour les douze heures de route, on râle. Ma voisine, pour ne payer qu’un billet, garde ses deux filles sur ses genoux, plusieurs cartons à ses pieds et une dizaine d’autres dans le coffre. Le chauffeur s’arrête, réorganise l’agencement général, passagers et impedimenta, et nous redémarrons… toujours aussi serrés. Pas grave, de toute façon, on avait prévu d’arriver épuisés à l’aéroport. La prévision s’est muée en certitude, c’est tout. Action !

    Le mini-van, ni une ni deux, grimpe dans les hauteurs dès la sortie de la ville, et en une poignée de minutes, nous voilà pas mal de coudées aux dessus des flots, masqués par un tapis de nuages sur lequel rebondit la lumière safranée du soleil couchant. La tête hirsute des hauts palmiers qui font rempart entre la mer et la route, à flanc de montagne, découpe la toile orange en une multitude de petits fragments que la nuit suce comme des bonbons, l’un après l’autre. Comme toujours sous ces latitudes, lorsque le ciel vire à l’orange, l’air s’adoucit tout en s’épaississant, et on a d’un coup la sensation que le temps ralentit. Les yeux dans le vide, dans cette ambiance cotonneuse qu’augmente une pointe de mélancolie à l’idée de quitter les Célèbes, je laisse la voix de Bowie glisser dans mes oreilles les lyrics de Sweet thing :

    Boys, it’s a sweet thing…

    I’m glad that you’re older than me

    Makes me feel important and free

    Soudain, entre chien et loup, à travers la surface vitrée du véhicule qui tutoie les corniches, je me surprends à scruter la cascade de verdure qui s’obscurcit en parvenant au niveau de la mer, et parmi les têtes mal coiffées des cocotiers, inspiré que je suis par le Thin white duke, j’en cherche une, tout particulièrement : celle de l’adolescent que j’étais, il y a de longues années déjà, la chevelure en cascade sur le dos, walkman Sony vissé sur les feuilles, agité, impertinent et inquiet...

    Nous avons atteint notre objectif aux basses heures la nuit, lorsque le chauffeur nous a déposés devant l’aéroport de Palu. Après vingt-quatre heures sans sommeil. Et une nuit mouvementée : ce Pescarolo du Sulawesi a dépassé les 150 kilomètres/heure sur les petites routes de campagne, il faisait la course contre ses congénères, le bougre… On a posé notre paquetage au sol, devant l’enfilade de guichets des compagnies locales : Merpati, Garuda, Lion Air, Batavia Air. Batavia Air… Ca doit être, pour une ex-colonie hollandaise, ce que serait Air Camembert pour le Sénégal, non ?

    Bref, les bureaux n’ouvrent qu’à neuf heures, il nous faut patienter. Un visionnage familial d’Intouchables plus tard, nous mettons la main sur le précieux sésame pour la suite de ce périple : quatre billets pour Surabaya, dans la partie est de l’île de Java. Et c’est Batavia Air qui a emporté la mise. Ils étaient, confessons-le, les seuls candidats. CAFE, après un peu plus de trois mois on the road, est passé maître dans l’art exigeant de la logistique. On ne réserve rien, on improvise tout, mais l’ensemble fonctionne, comme par magie. Eve, tout particulièrement, domine son sujet, comme un cavalier sa monture. Applaudissons-la des deux élytres !

    L’achat de nos quatre billets nous permettra donc de relier Java, et, d’une certaine manière, la dernière partie de notre séjour en Indonésie. Une liaison qui est aussi déchirement, car c’est le cœur gros que nous quittons les Célèbes. Et le voyage, lui, oxymore perpétuel, poursuit son œuvre de tissage à partir des deux fils que sont le lien et la rupture. Mais pour quel motif ? Ah, non, pas de motif ! Souvenons-nous de la profession de foi de Saint-Nicolas (Bouvier), patron des voyageurs : « Un voyage se passe de motif. »

    Dans le bruit du vrombissement des deux réacteurs d’un Boeing 737 datant de fin Jimmy Carter, début Ronald Reagan - lorsque l’enfant que j’étais fendait la bise sur un petit vélo de course vert de marque Jacques Anquetil, dans une résidence des Yvelines – nous nous sommes arrachés du sol sulawesi d’un mouvement net de bascule, pour relier l’Indonésie méridionale et gratter cet ailleurs qui anime notre présence ici. Et là.


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  • Chez le marchand, commandez un délice de belle taille. Faites le barder, solidement – pour qu’il ne se délite pas lors son exposition à la chaleur du grand ciel sulawesi, et reste fondant à souhait de longues années après dégustation. Croquez.

    Parvenir aux Iles Togian se mérite : trois jours depuis Rantepao, où nous avions assisté à de fabuleuses cérémonies funéraires sous les toits si caractéristiques du Tana toraja ! Dix-sept heures de car tout d’abord, avec arrivée à Poso à une heure du matin pour une reprise du périple après une courte nuit, puis le lendemain cinq heures de rallye dans un monospace piloté par un jeune homme à la conduite survitaminée (Eve, assise à sa gauche, aura la tête tournée vers l’extérieur durant tout le trajet), avant d’ effectuer la traversée en bateau depuis Ampana le jour suivant – cinq heures sur un gros ferry, et enfin une demi-heure sur un trimaran de poche. Fourbu, CAFE ! Le voyage, grosse bête affamée, ne nourrit de l’épuisement des corps, mais s’il les essore, c’est au fond pour mieux les installer en état d’hypersensibilité. Parce qu’à notre arrivée…

    Uni, la propriétaire, et Jahalun, son père, nous déposent sur une plage pas plus longue que le bras. La fine coque de bois, qu’accompagnent deux légers flotteurs en pointe, un peu à la polynésienne, mord doucement le sable du campement : quatre bungalows sommaires, placés face au coucher du soleil dans une géométrie parfaite, coincés entre un rideau de cocotiers et la roche qui bascule en surplomb au-dessus des flots et forme une crique dévorée par la jungle. La salle de restaurant, dotée de hauts pilots, offre une vue magnifique sur l’autre côté de l’île, sa rive sunrise, que cinquante mètres, pas plus, séparent de notre plage, au-delà d’un petit promontoire où vaquent des coconut crabs, qui peuvent peser jusqu’à cinq kilos, et des varans. La nuit, une armée de souris s’affairent en tous sens sous notre bungalow et même autour de notre lit à baldaquin - duquel tombe une moustiquaire rose décorée de fleurs grossièrement dessinées – qui grattent, crapahutent et couinent pour disparaître au petit jour, comme volatilisées. Relais est pris, de jour, par une chauve-souris qui tourne autour du pieu comme une balle de jokari et nous évite, parfois, de quelques centimètres seulement. Nous sommes sur l’une des dizaines d’îles Togian, à quinze minutes de canot de Wakai, la bourgade locale, en plein Golfe des Célèbes. Autant dire au bout du monde.

    Devant le campement, l’eau claire et plaisante, d’un bleu turquoise, n’abrite plus de coraux depuis que la pêche, à la dynamite et au cyanure, a mis de l’ordre dans les fonds. Ce type de pêche, heureusement, a pris fin, et la flore sous-marine est en pleine convalescence. On peut tout de même y promener son tuba et y admirer une faune bigarrée, mais rien de comparable à ce que l’on trouve à quelques minutes de bateau – ce qui a motivé notre venue ici. On peut aussi longer la côte depuis la plage, à la nage, pour remonter jusqu’à une arête rocheuse, derrière laquelle s’ouvre une anfractuosité, longue voûte creusée par les flots, qui pénètre dans la montagne pour mener à une minuscule dalle de coraux entassés sous la canopée minérale, dont le devers récolte la lumière avalée par la bouche de la grotte. Amphélise et Célestin, orpailleurs-spéléologues d’un jour, tenteront, en vain, d’y dénicher métal jaune et pierres précieuses.

    Tous les soirs, Uni et son père rentrent chez eux, à Wakai, ne laissant que Miss, sa sœur Kaka, et Mama, les employées. Mama, sur son temps libre, fabrique des machettes qu’elle taille à l’aide de sa propre machette – scissiparité équatoriale – ou bien des balais à partir de feuilles de palmiers, pendant que les filles préparent à manger ou nettoient les lieux. Le premier soir, elles rentrent chez elles également, nous laissant l’île pour nous. Nous seuls. Pas d’eau courante, pas d’électricité – sauf lorsque le petit générateur est allumé le soir, pour une poignée d’heures. Pas de souci.

    Chaque jour, un boat trip est organisé, et Uni, après notre première nuit ici, nous laisse le choix parmi les réjouissances : Taipi Wall, The Jellyfish Lake, Hotel California (au hasard !). Va pour Taipi Wall. Après une vingtaine de minutes de navigation, notre canot, propulsé par deux petits moteurs Honda rouges qui alimentent deux hélices, nous dépose en pleine mer, sur un banc de coraux logé à deux, trois mètres de profondeur. L’eau, d’une clarté hallucinante, est une fenêtre ouverte sur les fonds, et déjà, penchés sur la lèvre du bateau, nous sommes esbaudis. Sur plusieurs centaines de mètres carrés, un banc plein de vie prolifère juste en dessous du vitrail de la surface. Des tables de madrépore, des coraux de toutes les textures, toutes les couleurs, même les plus vives, des algues arachnomorphes au pattes velues noir et jaune, que visitent des milliers de poissons de toutes les couleurs eux-aussi, du blanc presque transparent jusqu’au bleu électrique ou au noir. A sa limite, le banc se noie soudain dans un tombant vertigineux, mur végétal dont on ne voit pas la fin, contre lequel butent des eaux obscurcies et troubles. C’est le Taipi Wall. Auprès duquel quatre créatures de type homo gallicus baguenaudent, les yeux écarquillés.

    Au matin du troisième jour sur place, c’est une bourrasque qui nous a réveillés. En effet, les murs des bungalows n’atteignent pas le toit de palme, pour que la partie supérieure, ainsi ajourée, assure la ventilation des pièces. Et une tempête vient de se lever ! Le vent s’engouffre dans notre chambre, la moustiquaire rose de notre baldaquin s’agite, et libérées de la gravité les fleurs qui la décorent se tiennent désormais à l’horizontale, créant une roseraie d’organza. Au dehors, devant le bungalow, les eaux ont perdu leur clarté et les vagues, qui moutonnent à présent, ont musclé leur discours. La pluie s’est mise à tomber. Aucun bateau ne circule, trop dangereux. Combien de temps serons-nous bloqués ?

    C’était sans compter sur la versatilité du climat équatorial… En début d’après-midi, déjà, la situation est revenue à son point de départ. Plein soleil, eau étale et brise légère – Cette tempête n’avait en fait pour vocation que de nettoyer le ciel à grande eau et en rafraîchir la toile, comme une page de Nicolas Bouvier nettoie l’œil du lecteur pour renouveler son regard sur le monde. Nous pouvons donc partir en escapade, cap sur le Jellyfish Lake !

    Sur une île située à trente minutes au nord, les côtes découpées s’élèvent en raidillon depuis la plage pour abriter un lac d’eau verte, arrondi comme un œil. Nous y descendons, méfiants. Ses eaux troubles sont peuplées, uniquement, de méduses, de milliers de méduses. Néanmoins, comme elles ne sont pas urticantes, on peut s’approcher, les toucher même. Elles se déplacent par impulsions, qui rapprochent le dôme gélatineux des pattes filandreuses de l’étrange créature dans un mouvement de contraction, puis la font avancer en relâchant la pression. Dôme en tête, en solitaire, elles canardent l’onde en tous sens, mais au-delà du désordre apparent de tous ces déplacements individuels, chacune, sans doute, trace sa route selon un dessein précis, son fatum de méduse, comme on avance avec détermination au métro Gare du Nord, à l’heure de pointe. Depuis les vitres épaisses de la galerie du RER, c’est nous qu’on peut observer, plutôt dans les espaces de correspondance, où un choix se fait, que dans les couloirs - qui ne sont que des acheminoirs - marchant d’un pas rapide vers les lignes 4, 5, ou 7, pour un ailleurs de repos, de fête, de travail, d’instruction, de deuil… Méduses, humains, ce qui ne ressemble qu’à un maelström prend, avec un peu de recul, la forme d’une multitude de routes qu’on trace tous en avançant, dans un work-in-progress topographique, avant qu’elles ne se perdent dans les sables du métropolitain. Cette observation provoque l’ivresse des surfaces, lorsque tout est lecture de formes. Qu’il s’agisse de la surface de l’eau, celle du métro de celle de la page, sur laquelle s’allongent les mots, on ne fait que tenter de mettre de l’ordre dans les signes du monde, en s’appuyant sur les correspondances.

    Le quatrième jour, nous avons pris nos quartiers, l’espace de quelques heures, à l’Hotel California. Qui a nommé l’endroit ainsi ? Impossible de le savoir. Gardons plutôt le côté amusant de cette colonisation symbolique. Notre canot, après avoir filé plein ouest vers le grand large, ralentit puis coupe les moteurs. D’un air entendu, Jahalun balaie du bras droit la zone en nous la désignant avec fierté : au milieu de nulle part, loin des côtes, trois bicoques sur pilotis ont été érigées, à proximité d’un gros rocher qui affleure, monolithe esseulé qui se prend pour une île, qu’il voudrait de surcroît nous faire croire habitée. Qu’on en juge ! Il porte sur son dos de roche, coupante comme un scalpel, un palmier, seule être vivant à des kilomètres à la ronde – à la surface. Car en dessous, ça grouille. Comme au Taipi wall, cet endroit a été préservé de la dynamite et du cyanure. Magnifique.

    Le soir, Jahalun nous accueillera à nouveau à bord pour une session de pêche au soleil couchant. La barque tanguant gentiment sur une lame d’acier bosselé laminée par le tambour de la houle, nous dévidons des petites poulies de bois vers le fond. Jahalun s’amuse de nous voir si malhabiles… Mais nous ne rentrerons pas bredouilles ! Amphélise, Eve et moi avons notre bestiole, et Célestin, manifestement plus doué, en a quatre. Des poissons roses qui rôtiront quelques minutes plus tard, avant de finir dans nos estomacs ravis. Une robinsonnade, quoi !


    Aujourd’hui, nous sommes retournés à la civilisation. Enfin… Dans un petit village de pêcheurs, sur l’île de Malenge, une des îles les plus septentrionales des Togian, à un jet de pierre de l’équateur. Assis autour d’une table recouverte d’une toile cirée orange à fleurs, nous sommes occupés à travailler, qui à ses mathématiques, qui à son carnet de voyage… de notre terrasse, nous dominons, sur trois côtés, les eaux du Golfe des Célèbes qui s’assombrissent au fur et à mesure que le soleil disparaît, sur notre droite, mettant un terme à notre séjour ici. Les lattes du parquet laissent çà et là apparaître la surface : notre losmen, sur pilotis, est à dix mètres tout au plus de la jetée. C’est de là que nous embarquerons à l’aube pour filer dans le ventre du ferry qui nous transportera vers Ampana, sur le « continent ».

    C’est presque tristes que nous avons quitté notre plage, il y a quelques heures, achevant notre seconde robinsonnade ici.

    Lundi dernier, il y a six jours, nous avons embarqué d’ici pour nous rendre à l’autre bout de l’île sur une pirogue. Un vrai dugout, taillé dans la masse d’un seul tronc d’arbre, qui se balançait en toute liberté sur les flots alors que la nuit tombait. Notre paquetage, coincé entre les lèvres serrées de la coque, prenait l’eau à chaque vague et nous sommes arrivés trempés, dans l’obscurité, au Hinda. Quatre bungalows sommaires, tiens tiens ! sur une longue plage de sable fin, ombragée, orientée au nord-ouest. Sur place, deux Anglais – formidable, j’allais pouvoir jacter un brin dans la langue du Shake et mettre de côté un moment le paresseux pidgin que je me contentais de pratiquer depuis plusieurs semaines.

    Trois fois par jour, là-bas, nous nous regroupons autour des festins que nous sert la cuisinière – un vrai fishfest ! Le reste du temps est réparti entre le snorkeling, la baignade, la lecture, les conversations… Et la dernière trouvaille de Célestin et Amphélise : faire des films.

    Trois jours entiers ont été consacrés à l’écriture, au tournage et au montage de leurs deux premières œuvres : L’île du malheur et L’enfant de la jungle. Bientôt sur vos écrans. Le personnel du resort et les deux anglais, de loin, se bidonnaient à assister au tournage des rocambolesques scènes de ces deux fictions, en particulier celles de la chute de noix de coco et celle de tempête. Ou comment filmer une scène catastrophe sur une mer d’huile sous un soleil radieux… Moi, je les ai guidés avec grand plaisir, nourrissant au passage ma passion pour le cinoche. Le luxe du temps passé ensemble nous procure le loisir de construire ces petits objets, qui au final comptent tant… Rose et son mari, à l’issue du visionnage, nous ont surnommés The French Swiss Robinsons.

    Il est 18h21. Dans la tiédeur de ce début de soirée, Amphélise, libérée de ses mathématiques, dessine des petites figures qu’elle envisage de filmer pour faire un dessin animé. Célestin, penché face à elle sur la toile cirée, fait une aquarelle, et Eve, accroupie sur le ponton du losmen, regarde les débardeurs vider le ferry de sa cargaison continentale, éclairés par l’unique loupiote de la jetée de poche. Presque tout le village est là, où il y a quelques minutes encore les enfants bondissaient dans l’eau en criant, sur la passerelle de bois qui s’alourdit de minute en minute, qui pour s’emparer de vaisselle, qui pour récupérer la télé tant attendue… On s’anime sur cette jetée, on s’engueule aussi, mais dans une bonne humeur communicative, cajolés par le ronronnement du moteur diesel du navire. Un peu comme CAFE, en somme.

    En quittant notre plage, nous avons réalisé que plus d’un mois avait passé depuis notre arrivée en Indonésie, et qu’il ne nous restait plus que deux semaines dans ce pays prodigieux. Pays qui, à lui seul, eût justifié nos six mois de voyage. Et encore – quid des Moluques, des Îles de la sonde, de Komodo, de Sumatra, de la Papouasie ?

    Il faudra revenir, c’est certain.

     


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  • Aujourd'hui, c'était CAFE SCINDE. Amphélise et Eve sont restées sur Rantepao, pour souffler, travailler un peu et acheter les billets de bus pour le nord. Célestin et moi, renseignements pris, avons décidé de consacrer une journée de plus à une cérémonie funéraire. Il semble y en avoir deux en ce moment : l'une à Salu, l'autre à Sangalla, deux villages plein sud. Va pour Salu ! A peine sortis de l'hôtel, nous trouvons un ojek (moto-taxi), et c'est parti ! A trois sur l'ojek, sans casque sur les petites routes de montagne - ce qui n'empêche en rien notre chauffeur de décrocher son téléphone pour composer des sms. Bref, on arrive à Salu. Le village, désert. On s'est plantés. Pas l'ombre d'un défunt. C'est mort.

    C'est parti pour Sangalla ! Le village, lui, présente en abondance les signes d'une tenue de cérémonie : une longue file de bemos et de mini-vans qui charrient* les visiteurs par centaines. Pas des touristes, non ! Enfin, il y en a, mais en petites proportions, surtout maintenant que l'on est hors-saison. Il n'y a pas à proprement parler de programme de cérémonies torajas officiel, mais la rumeur, chaque semaine, enfle, et, en dehors des invités de la famille, déjà nombreux, une multitide de Torajas se déplacent pour assister à ces cérémonies.

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    Grâce à nos talents logistiques, il est midi passé lorsque nous arrivons au village. Sur une vaste place rectangulaire, en bas d'une courte pente à gauche de la route, une série de plateaux couverts et décorés de tissus dans les rouge basque, ornés d'arabesques, accueillent les convives, occupés à écouter le maître de cérémonie, qui vocifère dans un micro dont les potards ont probablement été réglés avec des sabots de buffle, curseur en position à fond. Les danseurs, aujourd'hui, sont vêtus de noir - ils étaient dans une cérémonie précédente en bleu ou en rouge. Massés en cercle, ils se tiennent par les mains et sautillent, tout en chantant, en écho, dans un flot saccadé qui rappelle les rites navajos. Une jeune femme saisit Célestin par la bras et l'entraîne dans cette étrange farandole. Mal à l'aise, il fait contre mauvaise fortune bon coeur, mais se désolidarise à la première occasion, pour mieux s'emparer de son appareil photo, lequel, c'est officiel, ne le quitte plus désormais. Au centre, trône le tau tau, assis, du défunt, vêtu d'un costume blanc immaculé. C'était un noble. Sa figure de cire, qui brille au soleil, sourit à l'assemblée.

    A l'heure de la procession, le corps du défunt est descendu de son plateau surélevé : le cercueil glisse sur des rampes de bambou avant d'être posé sur un palanquin que portent une dizaine d'hommes en noir. Ca fait deux ans que le cadavre, plein de formol, est conservé dans l'attente de ce moment. Dans un bruit de tous les diables, des danseurs, des hommes-buffles aux cornes d'or qui avancent par trois dans une chorégraphie lancinante, et des chanteurs accompagnent l'ébranlement du cortège. Devant le corps, un palanquin plus petit accueille désormais le tau tau du mort, précédé des porteurs de totem et de buffles qui ouvrent la marche. Soudain, un son se fait entendre, si caractéristique d'autres Highlands. Ce n'est plus Sergio Leone qui filme, c'est David Lean : oui, c'est bien un Ecossais, en kilt avec sporran et chaussettes en laine, qui vient d'emboucher son bagpipe. Incroyable  ! Mais que fait-il donc là ? Alors qu'il s'époumonne sur son instrument, le maître de cérémonie hurle ses remerciements à tue-tête.

    Arrivés en haut de la pente, la foule bruyante se fige, sous un cagnard d'enfer. On adjoint au sommet de palanquin principal, celui du corps, un toit toraja en bonne et dûe forme - charpente, lames de bambou et plaques de tôle toutes neuves. L'ensemble doit peser plusieurs tonnes, et c'est maintenant une noria d'hommes en noir qui prêtent main forte pour le transport de ce trailer sans roue. Le soleil donne de puissants coups de glaive sur les têtes qui à présent s'échauffent. Le cortège est à l'arrêt, mais les cris fusent, ainsi que les bouteilles d'eau lancées contre le palanquin et ses porteurs, pour rafraîchir ce petit monde. Au coeur du vacarme, un homme portant moustache est occupé à donner des coups de pierre sur les coins du toit de tôle pour en arrondir les angles. Personne ne s'occupe de lui, néanmoins il semble sûr de son fait pour ce détail, comme s'il s'agissait du cousin éloigné de cet autre inconnu qui pourrait venir vers vous descendu de sa Laguna, à la sortie d'Arpajon, alors que vous êtes penché sur votre moteur en panne, pour vous affirmer tout de go, sans le moindre doute, que "c'est la tête de delco".

    A l'avant de cet arrimage, on a noué un large ruban rouge qui se déploie sous nos yeux sur des dizaines de mètres, seprentant en suspension au-dessus des têtes. La multitude de poings fermés qui le tiennent en hauteur, sur les bords, forme un collier de grosses billes blanches sous le soleil.  C'est sous cet abri de couleur vive que se tiennent les femmes, venues nombreuses rejoindre la procession et faire le tour du village. De nouveau, le cortège s'ébranle.

    Pour suivre en sonorama, cliquer ici :

    Après quelques mètres, le palanquin tangue, vire à doite puis à gauche comme un bateau ivre : c'est le corps du défunt qu'on se refuse d'abandonner à la terre, qui freine et se tortille pour rester dans le monde des vivants. Les porteurs sont à présent recouverts d'un linceul de sueur, et tout en ahannant sous l'effort, ils se balancent avec le sourire. On prend des riques insensés sur ce petit chemin de montagne, et sous l'effet de la bascule, nombreux sont les porteurs qui finissent allongés dans les fourrés et piétinés. Ils se relèvent le visage tout sourire en se tenant les côtes. Je les soupçonne, à mi-chemin, de commencer à secréter de l'endorphine : nous assistons à une vraie scène d'hystérie collective. Des mouvements de foule roulent en avant et en arrière comme de lourdes vagues de chair.

    A l'issue de cette parade, de retour sur les lieux de la cérémonie, les porteurs mettent un terme à leur marche, et, progressivement, font baisser l'intensité des débats. Ils se calment : impossible de retourner sur ce lieu solennel dans cet état d'hystérie. On distribue à tout ce petit monde des briques de jus d'orange frais, dans lesquels sont plantées des pailles en biseau. Le toit est retiré du palanquin, puis les deux parties de l'assemblage, séparément, sont descendues sur la place. Le corps rejoint une autre loge surélevée, qu'il ne quittera plus avant le septième jour, et la fin du rituel.

    Pendant ce temps, les touristes ont été conviés dans un espace couvert pour une distribution de thé et de gâteaux. Lors de la première cérémonie à laquelle nous avons assisté la semaine dernière, nous n'étions que de rares étrangers, aujourd'hui nous sommes plus nombreux à jouir de cette attention. Encore une en terre indonésienne. Cet accueil est invraisemblablement généreux.

    Peu après, nous reprenons notre marche, pour sortir de l'enceinte et nous rendre dans les rizières toutes proches, afin d'assister au combat de buffles organisés par la famille. Cinq mastodontes sont libérés dans un espace ouvert, et les Torajas, comme dans le sud de la France, s'amusent à exciter les bêtes et prenent plaisir à se faire peur lorsque celles-ci s'approchent d'eux. Ils sont des centaines à assister à ce combat. Hélas, les buffles, après une journée attachés sous un soleil-matraque, sont bien apathiques. Ils se frottent les cornes et tournent en cercle, mais tout cela est sans entrain, bien mou de la couenne... Pas grave, la journée a été bien remplie, et Célestin et moi sourions comme des bienheureux en tendant le pouce pour trouver un véhicule pour nous ramener sur Rantepao.

    On a attendu, quoi, deux minutes.

    des mini-vans, ça charrie un peu, non ?


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  • Le deuxième jour, Célestin et moi, comme nous en avons pris l'habitude avec ces randonnées indonésiennes, partons aux petites heures pour notre reportage photo. Le coq, comme partout ailleurs, tient de toutes façons son monde en joue, avec ses cordes vocales en cuir clouté. Autour de notre tongkonan, la mécanique du village ronronne déjà : on lave, on essuie, on brosse, on devise, on court... Le soleil ne va pas tarder à se lever pour de bon. Il va faire chaud, ça va suer dans les Quechuas...

    Après un petit-déjeuner de sultan - omelette aux oeufs du jour, crêpes à l'ananas, pain grillé au fromage - nous levons le camp. A peine avons-nous laissé derrière nous ce village de rêve, ceint de rizières superbes, qu'une pétarade attire notre attention. Un convoi de mobylettes, filant vers le prochain village ou se prépare une cérémonie funéraire, est dans le pétrin. La première machine, celle qui transporte, à l'horizontale sur son porte-bagages, un porc de plus de cent kilos, est passée sur la diguette sans encombre, mais derrière, il y a eu du grabuge. Une Honda lestée d'un gros sac de riz a glissé dans le ravin. Heureusement, la pédale de gauche s'est fichée dans un tuyau d'arrosage en caoutchouc, elle n'a chuté que de deux mètres. Nous venons en aide au conducteur. Plus de peur que de mal. Et encore - mort de rire, le jeune homme enfourche à nouveau sa monture et repart de plus belle, le riz entre les mollets, sur la diguette. Qui par endroits ne doit pas excéder quinze centimètres de large.

    Pour suivre en sonorama, cliquer ici :

    A moins d'un kilomètre de là, le village a été transformé en fourmilière. Des dizaines de femmes et d'hommes s'activent pour préparer l'événement. On échaffaude de solides gradins et loges de bambous qui ne dureront que trois jours (là, pour le coup, notre côté cartésien est rudement mis à l'épreuve), on décore, on cuisine pour les centaines de convives qui passeront rendre un dernier hommage au défunt. Ce sont des volontaires des villages alentours qui assurent la main d'oeuvre. A charge de revanche, sans doute. C'est toujours comme ça que ça se passe. Alors que nous entrons dans le périmètre, un buffle aux naseaux chauds encore est découpé. Sa grosse tête a été déposée à côté de celle d'un cochon - qui lui n'a pas accepté son sort avec la même résignation que le buffle. Un homme coiffé d'une casquette accroche les cornes du bovidé, encore sanguinolentes, sur un mât de bambou dressé au centre de la petite place. Des femmes hilares nous hèlent et nous proposent un café. Combien d'invitations en Indonésie depuis trois semaines ? Des dizaines et des dizaines, déjà. Comme partout ailleurs au Sulawesi, les femmes, à l'approche de Célestin, claquent la langue d'un air gourmand et lui passent la main sur le visage. C'est presque systématique. Quelque chose dans son visage clair, ses yeux timides et ses cheveux longs les attire immanquablement. Avant de quitter le village, on nous offre un énorme steak et du foie de buffle sanglés par une lanière de bambou. L'équivalent, ici, d'un trésor.

    Sur la deuxième et troisième journée, notre exploration du pays toraja nous mènera successivement sur d'autres paysages de rizières en terrasse et de bambouseraies. Ici, le bambou pousse en bouquets d'une centaine de larges tiges resserrées qui giclent vers le ciel et peuvent atteindre plus de trente mètres de haut - encore plus fort que dans la jungle ! Le deuxième soir, nous dormirons de nouveau dans un petit village toraja, dans une tongkanan. Le village est comme le précédent situé à flanc de coteau, et dès la sortie, passé le dernier grenier à riz, une minuscule bambouseraie fait office de sas avec le monde extérieur : des rizières aux formes multiples qui cascadent vers le lit de la vallée. Elles sont bordées de palmiers à vin de palme, dont les troncs immenses et bagués de brun surplombent les alentours avec superbe. Des échelles de bambou y ont été accolées (on n'est pas chez les Dayaks, qui pour rien au monde ne poserainet le pied sur cet artifice !), pour permettre de suspendre les récipients dans lesquels coulent le précieux liquide blanc. Un alcool léger qui entre dans la catégorie des breuvages étranges, comme le génépi des Alpes ou le koumiz du Kirghizstan, c'est à dire que passée la première gorgée, on y prend goût...

    Au pied de ces imposant palmiers, pousse une modeste végétation fleurie, qui inspire Amphélise : elle y passera des heures, en compagnie d'une petite Toraja, à confectionner une gerbe de fleurs et de feuilles qu'elle montera cérémonieusement dans la tongkonan, pour l'offrir à sa mère.

    Après un délicieux repas de curry de poulet, de buffle braisé et de légumes vapeur, on monte se coucher - cet habitat toraja, à la curieuse arhitecture, on y prend goût également.

    Nous finirons notre trek le lendemain soir, après avoir traversé un chaos de grosses roches éparpillées dans les rizières, telle une Brocéliande exfiltrée dans le plus grand secret. Amphélise et Célestin confirment leurs bonnes dispositions pour la randonnée, et, mieux encore, du goût pour la pastorale. C'est tout bon, ça !

    Eve et moi avons à une vitesse stupéfiante développé un faible pour le pays toraja. L'endroit est une merveilleuse (idéale ?) combinaison de nature et de culture. Mais. Mais. Mais. Il est temps, désormais, de fixer le cap pour notre prochaine destination : les îles Togian, archipel de forme japonaise logée au-dessus de l'épaule droite du Sulawesi. On les dit magnifiques.

    Une vérification s'impose.


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  •  Il est 21h23, nous venons de rentrer à l'hôtel. Avant de pénétrer dans l'enceinte, nous avons croisé la foule qui sortait de l'église mitoyenne, endimanchée en diable - c'était l'office dominical du soir. Les Torajas, fervents Chrétiens, se rendent volontiers à l'église ou au temple, d'autant plus que serrés de près par d'autres groupes pratiquant tous l'Islam, il leur est naturel de clamer leur particularisme religieux. Des églises, ces trois derniers jours, nous en avons vu pas mal : des bâtiments de pierre blanchis à la chaux, agrémentés d'une fine croix noire ou rouge sur la tourelle ou le tympan, visibles de loin dans les amples vallées du pays toraja.

    Le retour à la ville aujourd'hui, après trois jours de trek en montagne, a été bien difficile. La cité de Rantepao, épicentre du Tana toraja, n'a pas grand chose pour plaire : en dépit de sa petite taille, elle est très bruyante, polluée et ne présente que peu d'attraits. Sacré contraste : nous émergions d'un espace immense, calme, pur, paradisiaque même... Nous étions comme cette foule sortie du temple, des images plein la tête, plongée dans l'agitation sans fin de la Ville indonésienne. Sans les fringues.

    Quelle escapade ! Notre guide, Marcus, nous avait concocté un parcours merveilleux. Rien à voir avec la jungle de Kalimantan et le pays dayak, où nous randonnions avec Tailah la semaine dernière encore. Une poignée de jours. Des années-lumière. Avec Tailah, nous avions taillé notre chemin, pas à pas, dans la jungle épaisse, pour rejoindre des villages dayaks comme cachés, regroupés autour de longhouses comme autour d'un feu, pour se tenir chaud et se protéger. Avec Marcus, nous avons sillonné de spacieux territoires, le plus souvent à ciel ouvert, des territoires dominés et façonnés par l'homme.

    Nous sommes partis en mini-van pour rejoindre, à quatre kilomètres de Rantepao, le point de départ de l'excursion. Qui a débuté sous un soleil de plomb, alors qu'il s'agissait de gagner en une heure les trois cents mètres de dénivelé à partir duquel dérouler sur un chemin de crête. Nous ne pouvions nous empêcher de comparer les alentours à ce que nous avions vu sur Kalimantan, et trouvions décidément que le paysage n'était pas si éloigné de notre Provence. C'est que nous n'avions pas encore atteint le sommet. De là-haut, le dégagement nous a permis de constater notre erreur. Les rizières en terrasse, à perte de vue, tombaient en cascade jusqu'au coeur d'une gigantesque vallée.

    Les parcelles se déployaient d'une manière tout à fait charmante. Un mot d'ordre, ne pas perdre un centimètre ! Par conséquent, pas de parcelles carrées ou rectangulaires ici, comme celles que nous avions vues au Cambodge ou en Thaïlande, mais une confirguration libre dans laquelle chacune crée un cas d'espèce avec une forme différente de celles de ses voisines. En goutte d'eau, en oeil, en vague, voile de jonque... Cet assemblage hétéroclite se jette depuis les sommets comme une grande robe dont les plis seraient tombés en désordre sur les flancs de la montagne.  Ici et là, des tâches d'un vert plus soutenu, comme fluorescent, indiquent la présence, toute serrée comme une famille toraja dans un tangkonan, de jeunes pousses de riz. Ces parcelles sont savamment disposées, car elles servent de pâte-base aux autres. On puise dans ces réserves fraîches pour se saisir de bouquets de jeunes plantes qui seront repiquées sur des parcelles plus grandes, où les plants jouiront de plus d'espace pour croître.

    A l'approche de la saison des pluies, le travail de repiquage vient de commencer, et les paysans torajas, couverts de larges couvre-chefs s'affairent, dans une bonne humeur apparente toute contagieuse. Mais la tension monte : l'approvisionnement de tout cet arrimage provient d'un système d'irrigation fabriqué à partir de tiges de bambou coupé en deux dans la longueur, ou de tuyaux de caoutchouc de fortune. C'est suffisant tant que les plantes sont jeunes, mais le ciel doit prendre le relais avant un mois, sinon, tout ce travail partira en fumée, et les caisses seront vides comme un garde-manger après une cérémonie funéraire toraja. Disséminés ça et là, les buffles paissent sans effort. Contrairement aux autres buffles d'Asie du sud-est, s'ils font acte de présence dans les rizières, ils ne sont pas employés pour les travaux des champs. Ils ne sont là, en effet, que pour engraisser et être revendus à bon prix à l'occasion d'une cérémonie en saison sèche. Notre guide nous informe que la veille, un Toraja qui travaille en Papouasie comme mécanicien qualifié du gros équipement de chantier dans les mines d'or, vient de faire l'emplette, pour la cérémonie de son père, décédé il y a deux ans, d'un buffle albinos à 370 millions de roupies, soit plus de 30000 euros. La barre est placée haut, qui la franchira ? En attendant, les paisibles bovidés font du gras et glissent leurs flancs lourds dans les mares de rizières pour en ressortir brunis, avant de recommencer... Ils n'ont pour point omega que les quelques minutes qui précèderont le coup de machète qu'ils prendront sur la jugulaire, encadrés d'une foule bigarrée, après avoir fait plusieurs fois le tour du hameau, retenus par une longe fixée à un anneau qu'on leur a accroché dans le museau et qui leur fait atrocement mal.

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    Le matin, nous prenons une pause à l'abri d'un silo de riz décoré, dans la propriété d'une famille isolée. Autour d'une large cour de terre battue, une tongkonan fait face à trois silos - cela indique que la propriété est grande et la famille plutôt aisée. On nous apporte des bananes, du thé et du café, alors qu'une femme retourne les grains de café et le cacao disposé sur des nates pour sécher au soleil. A l'ombre, une jeune fille pile du riz : armée d'une tige de bambou, elle bat la céréale versée dans un mortier. Pour une parfaite régularité, elle alterne la prise en changeant de main à chaque frappe, tout en parvenant à faire rebondir son bâton, qui semble monté sur ressort, contre le récipient de pierre. Autour d'elle, se promènent des chiots que Célestin et Amphélise suivent à la trace. Le jardin, qui roule dans la vallée depuis la cour, procure à cette famille tous les produits frais dont elle a besoin : des bananes, des mangues, des fruits de la passion, des papayes, des noix de coco, du vin de palme, de la vanille, du café, du cacao, des patates douces, du piment... Ne manque que la flûte dans cette atmosphère bien pastorale.

    Vers 17 heures, nous avons atteint notre destination pour la nuit : un premier village. Sur un pignon rocheux, deux cents habitants logent dans des tongkonans. Un vrai village tiré d'un conte de fée. Ou de l'esprit embrumé d'un architecte sous substances psychotropes, c'est selon. Chaque tongkonan fait face à sa version miniature, dans laquelle on conserve le riz, que l'on consomme tous les jours, à tous les repas. Marcus nous indique la nôtre : elle est magnifique ! Comme elle n'est pas tout à fait terminée, le premier étage n'a pas été investi, il sera donc pour nous cette nuit. La finition d'une tongkonan prend des mois, voire des années : chaque pouce carré de l'extérieur étant travaillé puis peint par un ébéniste spécialisé, la décoration est chronophage.

    A l'étage, la disposition des pièces est identique dans toutes les tongkonans, avec des variations de superficie : au centre, une longue pièce conviviale, à laquelle on accède par un escalier latéral aux marches infernalement hautes - pour se protéger des nuisibles. Cette salle commune est flanquée de deux chambres plus petites, dirigées en principe vers le nord et le sud. Pas une fenêtre, les seules ouvertures, minuscules, sont assurées par de rares volets qui apportent un maigre éclairage. C'est, historiquement, sur ces trois pièces que la famille toraja organisait son quotidien. Il se trouve aujourd'hui qu'on ajoute souvent un étage à la base de l'édifice, et des dépendances sur le côté de la maison, pour en augmenter la surface et la rendre plus vivable. En dépit de ces aménagements, les Torajas vivant dans une tongkonan dressent une profession de foi que nous sommes amenés à méditer en dormant dans cet habitat : ils ont fait le choix, en premier lieu, de l'esthétique, et leur quotidien, guidé par ce choix, fait l'impasse sur certains côtés pratiques. Une vie guidée par l'esthétique, en somme ! Quelle audace ! D'ailleurs, au sein même de la société rurale toraja, d'autres choix sont faits, et nous verrons, dans plusieurs villages, un habitat plus moderne, plus pratique, jouxter l'habitat traditionnel. Mais le nombre de tongkonans en chantier que nous avons vues ne laisse pas de doute quant à leur pérénnité.

    En parvenant au village, nous avons repéré une diguette de rizière qui fera un banc parfait pour assister au coucher du soleil, juste en face. Une fois posés les sacs dans notre chambre, nous filons vers les champs. Certaines parcelles, en contrebas, procurent un parfait reflet du ciel vespéral qui vire à l'orange. De fins épineux, dans un équilibre fragile, se tiennent en ligne droite face à l'ouest. Le temps se comprime, s'alanguit comme pour se saisir, l'une après l'autre, de chaque parcelle de culture pour la faire basculer dans l'obscurité. Comme pour l'habitat toraja, c'est l'esthétique qui prédomine ici, et la nuit prendra le temps qu'il faudra pour se poser sur tous ces royaumes de poche aux frontières incertaines. Derrière nous, un tuyau d'irrigation crevé siffle en laissant transpirer un filet d'eau qui peine à gicler. Il se prend pour une jugulaire du buffle, quant il ne serait, tout au plus, que celle d'une belette. Au loin, vers l'ouest, un gros nuage voudrait, lui, nous faire gober que Rubens vient de repeindre la voûte - devant tant de candeur, on ose à peine l'informer de notre opinion sur les grossier Flamand...

    Juste avant que le noir n'emporte tout de ce qui est à voir, les derniers paysans sont revenus au village. L'un d'eux, en contrebas, longeant les diguettes devenues invisibles, semblait dessiner sur les reflets du ciel, avec le pinceau de son corps, le dernier souffle du jour - il était temps de partir. Nous sommes rentrés dans notre tongkonan : le dîner était prêt. Poulet cuit dans du bambou et petite soupe de légumes. Avec du riz. Une fois couchés là-haut, malgré l'opacité des murs, on voyait parfaitement les étoiles.


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  • Ô comme ce voyage a atteint un point d'équilibre miraculeux... Un étrange alchimie mariant la route et le temps pour donner naissance à un chemin de crète sur lequel nous avançons d'un pas à la fois décidé et hasardeux, avalant goulûment les sommets.

    Nous sommes arrivés sur les Célèbes, Sulawesi en bahasa indonesia, il y a un peu plus de vingt-quatre heures, et nous avons déjà vécu une aventure fabuleuse. Une autre. Les Célèbes sont un archipel, coincé entre Kalimantan et les Moluques, qui présenterait des caractéristiques à la fois asiatiques et océaniennes. Une chimère topologique qui nous a pris sous son aile, pour notre plus grand bonheur.

    Recrachés par l'avion à Macassar hier à 16 heures, nous avons filé directement sur la gare routière de la capitale de l'île, au sud, pour emprunter un bus de nuit vers le pays toraja. Si on regarde la carte, on voit bien le nord de l'île principale s'étirer vers l'est, comme pour éviter l'invraisemblable tarin de Kalimantan pointé sur elle. En baissant les yeux, on peut voir deux solides pattes se dessiner plus au sud. C'est là que se trouve le pays toraja,  dans le genou droit. Dans la montagne. Ce qui nous a attirés ici ? Une résonnance, une rumeur - que nous avons décidé de frotter contre le silex du réel. On allait bien voir...

    Nous avons posé nos valises dans le lobby de l'hôtel Pia's poppies, à l'entrée de Rantepao - pas plus loin, car l'hôtel est plein. Aouch ! Il est cinq heures du matin, il va falloir patienter. Sympa, Paul, le patron, qui ressemble à Sim avec de la barbe (un effort, quoi ! ), nous offre un thé et des bananes. Au lever du jour, on passe une tête à moitié endormie par la porte du Pison, à proximité... Ouf, il y a de la place dans deux des petites chambres claires disposées autour d'une courette arborée. Ca nous change des piaules glauques des grandes villes de Kalimantan. Nous n'avons que trois heures de sommeil devant nous, pour recharger les batteries en mode rapide, avant de nous rendre à notre rendez-vous : Marcus, un Toraja, nous attendra à dix heures devant l'établissement pour nous accompagner à un rite funéraire dans un village alentour.

    C'est pour ça que, du monde entier, les curieux se déplacent dans le genou gauche des Célèbes : les rites funéraires torajas. Dans quelques heures, mes chers compagnons de voyage et moi, nous aurons compris pourquoi. C'est un truc de dingue. C'est Claude Lévi-Strauss mis en scène par Segio Leone. C'est inimaginable. Assister à un rite funéraire toraja, c'est une expérience comme on en vit rarement. Du Pagnol sous ecstasy. Dario Argento meets Jean Rouch. Hallucinant.

    En Inde, on s'endette à vie pour financer son mariage. A Paris, pour acheter un appartement de la taille d'une cabine téléphonique. Chez les Torajas, c'est pour financer sa mort. On fait les choses en grand pour la faucheuse. Un ou deux ans après le décès, la famille organise une cérémonie funéraire en hommage au défunt - à laquelle, de fait, il assiste, puisque son corps, gavé de formol, est placé au centre du dispositif. Transe, danses, chants, sacrifices, agapes, rien n'est de trop. Ainsi, en pleine saison sèche, quand les travaux des champs sont moins exigeants, c'est à un rythme de plusieurs par semaines que bat le coeur de ce rituel, de village en village, sur le Tana toraja, le "pays toraja". Et nous, par un coup de bol terrible, c'est à une cérémonie de premier ordre que nous avons assisté. Car le defunt était un noble. Fortuné.

    Lorsque vous entrez dans le périmètre, vous passez, garés sur le bas-côté, une noria de petits camions Mitsubishi  Colt jaunes. Certains sont des véhicules de transport de marchandises qui, pour l'occasion, se sont mués en moyens de transport de passagers, pour faire converger les centaines de Torajas venus assister à la cérémonie. Les maisons sont plus splendides les unes que les autres, avec leurs curieux toits en forme de cornes de buffle. Elles sont nommées tongkonans. Sur de massifs pilotis, des plaques de bois sculpté sont encastrées comme un puzzle en 3 D. Les motifs sont divers, mais ce sont la façade et la porte d'entrée qui sont le plus finement exécutées, ornées d'animaux, de végétaux, de motifs symboliques... J'ai même repéré une swastika sur plusieurs de ces demeures. Certaines de ces façades sont également décorées d'une tête de buffle, trophée porte-bonheur sur lequel on enfile sur une structure de bambou des paires de cornes, qui indiquent la richesse des propriétaires. Cinq, dix, vingt paires ou plus peuvent ainsi s'encastrer l'une sur l'autre. La superstructure est surmontée du fameux toit à double décrochement. Depuis l'arête, deux volets zénitaux de tôle ondulée s'écartent du centre pour donner de la largeur au faîte. Sous ces deux volets, cinq à six rangées de tiges de bambou, de plus en plus longues, sont disposées en quinconce de chaque côté, ce qui couvre la charpente légère sur laquelle reposent les plaques de tôle ondulée. Chacune des extrêmités de la maison se trouve donc sous une pente de toit qui file vers le ciel comme pour découper les nuages en tranches. Autour de cet habitat presque onirique, des versions miniatures des maisons sont construites, à l'identique : ce sont les silos à riz. Stockée bien à l'abri derrière ces cloisons en bas-relief, jamais céréale ne fut aussi choyée...

    Après le parking où sont garés tous les Colt, vous approchez du gigantesque espace funéraire lui-même, puis vous enjambez des flaques de sang frais autour desquelles de jeunes hommes, accroupis, sont occupés à discuter. De gros cochons gris, entravés par des cordages de bambou solidement fixés, sont allongés sur le flanc, incapables de bouger. Il n'ont plus que quelques minutes à vivre. Après leur dernier souffle, ils seront immédiatement passés au lance-flammes pour faciliter le dépeçage. Au centre des réjouissances, c'est carrément un village sur pilotis qui a été érigé pour l'occasion. Depuis des mois, une équipe a travaillé dur pour accueillir la cérémonie dans les meilleures conditions possibles. Pas des chapiteaux, non ! Du gros oeuvre : structures en bois fixées dans le sol et recouvertes de tissus peints à la main par rouleaux entiers - où le rouge, largement, domine. Ces structures sont cloisonnées comme des écuries, et numérotées, et on y entasse les convives pour boire du thé ou du café et déguster des biscuits faits maison : riz gluant au sucre de palme, biscuits de céréales diverses, etc. Entre les bâtiments, des hommes font circuler des buffles qu'ils tiennent par des longes arrimées à des anneaux qu'on leur a plantés dans les naseaux. On les exhibe fièrement : ils ont été engraissés par la famille exclusivement pour cette occasion, et leur terme approche également. On promène donc ces bêtes massives, grasses, pour faire quelques pas avant le coup de machète fatal. Qui peut tomber à n'importe quel moment d'ici le quatrième et derrnier jour de ce rituel. Et il tombera souvent pour le défunt qu'on honore aujourd'hui : ce sont plusieurs dizaines de buffles qui vont éêtre sacrifiés. Y compris, luxe ultime, une poignée de bêtes albinos, les plus rares, qui se négocient aux alentours de 300 millions de roupies sur le marché aux bestiaux de Rantepao. Soit environ 25 000 euros. Une fortune.

    Sous un soleil de plomb, résonnent les chants de dizaines d'hommes vêtus de chemises rouges ou bleues, alors que les femmes, dans un cortège rarement interrompu, transportent les mets et la vaisselle et desservent les nattes posées au sol. Elles forment un somptueux ballet dans lesquel elles sont réparties selon la couleur de leur sari : violet, vert ou bleu. Aux premiers rangs, elles portent, enfoncés dans leur ceinture, un kriss d'apparat. Les petites filles ont enfilé un costume de coton noir et portent des cascades de perles mutlicolores, dans les cheveux ou autour du cou. Elles sont également maquillées. Les garçons, eux, portent un sarong orange et arborent fièrement le large bandeau qui leur barre le front. Au micro, deux hommes se relaient pour galvaniser la foule, et l'informer de l'état d'avancement de la cérémonie. Ils se tiennt à côté du tau tau, une statue de bois à l'image du défunt, vériste en diable, à s'y méprendre. Décoration à laquelle seuls les nobles peuvent prétendre.

    En début d'après-midi, trois des buffles sont sacrifiés. C'est un des moments-clés dans une cérémonie funéraire toraja. La foule s'approche, forme un cercle autour de l'abattoir improvisé, puis les chanteurs donnent de la voix, de plus en plus. Les trois bourreaux désignés, pour lesquels la charge est un honneur, se tiennent prêts. Le premier s'approche, lève la longe du buffle, de la main gauche, pour que la bête raidisse le cou et présente la jugulaire. Flap ! Le coup est parti : l'animal s'agite, puis s'écroule. Pendant de longues minutes, il sera pris de spasmes, mais ne se relèvera pas. Une décharge d'électricité s'est propagée a travers les spectateurs. L'effroi se mêle au plaisir. Des centaines de paires d'yeux convergent vers le sanglant épisode. L'homme se penche puis essuie sa lame, lentement, sur le poil épais de l'animal. Il veut profiter de l'attention que lui témoigne la foule jusqu'au dernier instant. Boire le calice jusqu'à la lie. Le second bourreau s'y prendra de la même manière. Célestin fait des photos splendides. La foule est surexcitée. Il en ira différemment pour le troisième.

    Flap, le coup de machète est parti, mais il est tombé trop bas, la jugulaire n'est pas entaillée assez profondément : la bête, blessée mais debout, s'affole, et soudain la foule hurle et se met à courir en tous sens : le buffle s'est libéré de l'étreinte de sa longe et fonce dans les spectateurs. Les chanteurs en profitent pour donner de la voix et exciter l'animal. Comme je m'étais approché pour prendre des photos, je file vers le premier bâtiment... C'est l'hystérie - on se croirait dans un récit de Blaise Cendrars, de Rabelais même ! Je me retourne, inquiet... Amphélise, Eve et Célestin, qui s'étaient déjà écartés, sont à l'abri, tout va bien. Un nouveau bourreau se désigne, pour finir le travail. La bête, toujours debout, s'est immobilisée. Prudemment, l'homme s'approche pour récupérer la longe, s'en empare alors que la foule retient son souffle, puis en un clin d'oeil frappe à la jugulaire de nouveau. Le buffle s'écroule, pour de bon cette fois.

    Alors que, une poignée de minutes plus tard, nous déjeunions dans la tribune VIP, invités par un des membres de la famille, nous avons observé la découpe des bestiaux. En une tournemain, les carcasses ont été dépouillées puis réparties dans des sacs en plastique. Ce soir, dans tout le Tana toraja, c'est soupe de buffle aux haricots rouges... Qui veut de la viande ? Les enfants observent la découpe puis s'emparent des sabots qu'ils ne vont pas tarder à se lancer à la figure. En dépit des circonstances, l'humeur est plutôt joyeuse.

    A l'heure du retour, nous saluons nos hôtes, les remercions pour leur accueil, puis fendons la foule pour rejoindre notre Toyota, trois kilomètres plus loin. Dans la tiédeur vespérale, les paysages de rizières en plateaux des montagnes torajas se parent d'une lumière chatoyante. Dans le lointain, les sommets bleutés alignent leurs flancs noyés dans la brume. La vue est à couper le souffle.

    Avant de rentrer à l'hôtel, nous passons visiter les grottes où sont reposent les corps. Encore un spectacle incroyable. Des crânes sont posés en tas sur la roche ou encastrés dans des cavités. Des cercueils gravés sont suspendus ou alignés sur des passerelles de bambou qui traversent la grotte. Des tau tau, à l'effigie des défunts, nous regardent sans broncher. La mort, qui dans le village un peu plus tôt faisait résonner son bruit et sa fureur, se tient ici silencieuse, comme à l'affût. Très impressionnant.

    C'est décidé : demain, nous partons pour trois jours de trek en pays toraja.

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  • C’est dans une ruelle de Banjarmasin que nous avons trouvé l’agence Diamond Homestay – qui vraiment, n’a d’adamantin que l’appellation. Au pied d’un immeuble décrépit, à deux pas de la rivière Martapura, une grille solidement fermée donne aux locaux des allures de garage abandonné. L'agence doit être fermée, et depuis des années encore – notre information n’est plus valable… On attend une poignée de minutes en face de l’immeuble, mais bon, décision est prise de prospecter ailleurs – lorsqu'apparaît, descendu de son vélo, un homme tout sec, légèrement voûté, dont la longue chevelure raide noir de jais, qui se teinte de gris aux racines, tombe sur un T-shirt blanc informe à l’effigie de Kalimantan. Sa peau tannée est barrée au poignet gauche d’un bracelet magnétique fluorescent type sécurité routière. Il porte un vieux pantalon chocolat qu’une ceinture tient laborieusement au-dessus de la ligne de flottaison des hanches. Et des tongs, comme tout le monde. En venant vers nous, il agite la tête de droite et de gauche en frottant son menton grignoté par une barbe naissante.

    Il ouvre pour nous la porte de métal qui donne accès à… un petit entrepôt ? une buanderie ? Son bureau ! Eve se retient de rire. L’agence Diamond Homestay existe donc toujours… Il nous invite à nous asseoir, dans l’obscurité, sur un canapé sans coussin, devant une table recouverte de papiers et de cartons accablés de poussière, et indique, pour Amphélise et Célestin, deux tabourets de plastique. En anglais – objet linguistique plutôt rare à Kalimantan – il nous montre sur une carte le trek qu’il peut organiser en pays dayak. Alors qu’il nous fait le pitch, son doigt glisse sur la carte de manière mal assurée : il a une presbytie de vieux moine copiste.

    C’est Tailah.

    On se met d’accord sur une exploration de trois jours : le premier jour, remontée en 4X4 sur Kandangan, dans la montagne, au nord-est de Banjarmasin, puis randonnée de cinq heures pour rejoindre un premier village dayak. Le lendemain, trek de huit heures pour rejoindre un second village. Le troisième jour, fin de la randonnée et redescente sur Kandangan en radeau, puis retour sur Banjarmasin en voiture. Sur le chemin nous menant à l’hôtel, on est déjà la tête dans les arbres et les mains sur les lianes, tout guillerets. Cette fois, ça y est, on file dans la jungle, godasses aux pieds ! Mais il faut préparer le paquetage : sacs à viande, polaires pour les nuits fraîches, eau en quantité… Un sac de quinze kilos, un autre de huit kilos – ça ira, les enfants n’auront rien à porter. Vu l’effort à fournir, c’est tant mieux.

    Tailah vient nous chercher à l'hôtel Perdana à neuf heures, pour rejoindre notre chauffeur au volant de son vieux Toyota. A l'attaque ! La sortie de la ville est, comme il se doit sur Kalimantan, longue. Une fois quittés les faubourgs, nous débouchons sur une campagne verdoyante. Le paysage se resserre autour du véhicule, avant de s'étaler à nouveau, lorsque nous passons entre les rizières. Nous n'en avions pas vu à Kalimantan-ouest, colonisée par les palmeraies. Quelques jours avant la saison des pluies, qui ici est en décalage par rapport aux pays situés plus au nord, les travaux des champs sont en suspens, le rythme est relâché sur la plaine. C'est à Martapura, puis à Banjarbaru que nous retrouverons le fourmillement des activités humaines, à proximité des mines de diamant et d'or, où les corps des mineurs sont plongés dans les eaux brunes de petits bassins à ciel ouvert, à tamiser la vase dans de grandes bassines de bois coniques qu'ils secouent pour créer un débordement et laisser affleurer les petits cailloux, dans l'espoir que l'un d'eux sera soit transparent, soit jaune... Autour de ces mineurs regroupés en coopératives, circulent, la mine affairée, des acheteurs professionnels qui partagent cet espoir, la main sur le portefeuille, prêts à intervenir à tout moment pour se saisir du précieux minerai contre quelques roupies.

    En chemin, les enfants s’amusent à compter les mosquées qui bordent la route. Sur moins de cent kilomètres, ils dénombreront une centaine de ces temples carrés construits de guingois par rapport à la chaussée, orientation oblige, surmontés de coupoles de toutes les couleurs. Elles sont tellement nombreuses qu’on les croirait chacune à portée de lancer de Coran de l’autre. C’est que, pour fidéliser les ouailles, il faut se trouver, où que l’on soit dans un village, à portée d’oreille de l’azam. Et encore, le quadrillage est loin d’être terminé : sur la route, de nombreux pôles de collecte ont été installés, réunissant un Monsieur Loyal qui hurle dans un micro pendant que le reste de l’équipe agite ses grandes épuisettes vertes pour glaner les billets de 1000 roupies que les conducteurs jettent par la fenêtre de leur véhicule. C’est bientôt deux cents mosquées, sans doute, que l’on dénombrera dans la région d’ici quelques années…

    Un peu plus loin, nous passons un pont qui enjambe la piste empruntée par des centaines de bennes occupées à faire des allées et venues. Il s’agit du transport du charbon extrait à quelques kilomètres au nord, dont les milliers de tonnes alimenteront les forges japonaises, chinoises ou indiennes. Outre son dos, qu'on a déjà largement vidé de sa forêt vierge pour y faire pousser des palmiers et des hévéas, c'est le ventre de l'île que l'on exploite à outrance.

    Passé la ville de Kandangan, le Toyota oblique vers le nord, pour rejoindre un petit hameau d'où nous démarrerons notre trek. Nous passons une série de ponts suspendus, avant de nous enfoncer dans la jungle. Il fait une chaleur étouffante : on est à l'ombre dans cette végétation touffue, mais le taux d'humidité est tel qu'on se couvre un peu plus de sueur à chaque pas. Mon sac, qui fait un peu moins de vingt kilos, semble peser une tonne. Tailah, lui, file comme un cabri, le pied très sûr. Au hameau, il a  récupéré son sac à dos qu'il laisse ici entre deux sorties en forêt, un vieux Millet qu'un touriste lui a offert et dont les sangles sont élimées. Il enfile même... des chaussures de marche ! A la David Carradine dans Kung-Fu, à qui il ressemble en plus ! il porte au côté son sac de couchage enroulé, mais, par essence, la transformation en jungle man n'a lieu que quelques secondes plus tard, une fois qu'il aura accroché sa machette. Même dans son fourreau de teck, elle exhale un parfum d'aventure... Il la fixe à son bassin par une cordelette jaune toute simple. La machette est vraiment l'incontournable du jungle man - tous ceux que nous croiserons dans la forêt en portent une, et les jeunes Dayaks savent la manier, déjà, avec dextérité.

    Tailah a un feeling du tonnerre avec nos enfants, il les initie à certains repérages, leur indique les caractéristiques de la flore et les tient en alerte sur notre environnement. D'humeur toujours joyeuse, il ponctue chacune de ses phrases d'un "Yeah" tonitruant en se frottant le cuir chevelu. Il adore s'amuser, ça tombe bien : Célestin et Amphélise, pourtant mis à l'épreuve par cette exigeante randonnée, s'éclatent comme des petits fous en avalant les kilomètres. Deux jours plus tard, Tailah nous confiera que les premières minutes de marche constituaient en fait un réel test pour voir s'il était nécessaire de prendre un raccourci ou non... Test concluant : on va en baver ! Parfait. Sur un petit chemin à flanc de montagne, une sentinelle immobile monte la garde en plein milieu du sentier. Cette forme longiligne, ces fines écailles de couleur brune... On approche à pas de loup - puis Tailah se fige, se penche lentement, et par à-coups, armé d'une tige de bambou, fait glisser le python mort dans le ravin. On est prévenus, il faut s'attendre à tout.

    Après deux heures de marche, on prend une première pause. Nous prenons place sur un tronc allongé au sol, tandis que lui, pendu à son portable, organise le retour en radeau. Eh oui, même en pleine jungle ! Amphélise en profite pour faire quelques photos - elle affirme vouloir se lancer ; affaire à suivre. Lorsque nous reprenons la route, nos chemises trempées de sueur rafraîchie nous refroidissent le dos. Parfois, au pied d'un fromager, on tombe sur une paire de tongs sagement rangée : sur l'une des deux, la bride a laché, victime de la crise cardiaque de la tong. Rien à faire... C'est pourquoi on l'a placée ici, avec son alter ego de caoutchouc, pour un retour à la nature comme dernier hommage.

    Il nous faudra marcher encore deux longues heures avant de pouvoir piquer une tête, à la tombée de la nuit, dans une rivière de fond de gorge, dont les vasques permettent de faire quelques brasses. Soulagement. Nous finirons dans l'obscurité, éclairés à la frontale, pour parvenir au premier village : le balaï Harounian. Non sans qu'au préalable Eve n’ait été piquée par une méchante guêpe qui lui laissera une main gonflée à l’hélium pendant trois jours. En pénétrant dans le village, on a l'impression, à chaque pas, qu'une voix-off va se déclencher - la voix de Pierre Arditi, ou celle de Jean Rouch - pour ponctuer tout ce que l’on voit d'un commentaire "Chez les Dayaks...". L'impression de ne plus être face à un documentaire, mais bien dedans.

    "Chez les Dayaks..."

    Quatorze familles vivent ici, dans des maisons disposées atour d'un longhouse. Un longhouse est un highlight culturel de Kalimantan : c'est un immense bâtiment de bois et de bambou sur pilotis, un village couvert, auquel on peut accéder par une série de portes logées en haut de petits escaliers. Plus le nombre de familles est grand, plus le longhouse est spacieux. Le plancher, sous lequel circulent tous les animaux de la basse-cour, alterne fines lames de bambou et planches de bois plus épaisses. Au coeur de la bâtisse, le plancher est abaissé d'une vingtaine de centimètres, formant un rectangle d'environ trois mètres sur deux. C'est là que se trouve l'espace rituel du longhouse, sa chapelle en quelque sorte. Là que l'on communie avec les esprits. Sur les bords du rectangle, à environ un mètre-cinquante de hauteur, deux épaisses tiges de bambou supportent cinq tiges plus fines disposées transversalement. Cet arrimage soutient une curieuse structure faite de planches de bois décoré de motifs à la fois naïfs et mystérieux, de feuilles de palmiers disposées verticalement en un rideau végétal et de plantes séchées. L'assemblage s'affine en s'élevant vers le toit - il s'élance vers le ciel depuis la terre. A droite, une structure plus fine ornée des petits chapiteaux peints reçoit une lumière d'église, qui adoucit ses formes anguleuses. C'est magnifique. C'est le Quai Branly in situ. Lorsque vient la saison des pluies, qu'on s'apprête à planter le riz, puis, plus tard, à le récolter, les habitants du balaï se réunissent autour de ce navire végétal pour danser et invoquer les esprits dans l'espoir d'une saison favorable. A cette occasion, ils revêtent des masques qui facilitent cette communion avec l'invisible.

    "Chez les Dayaks..."

    Jusque récemment, toutes les familles habitaient dans le longhouse, en collectivité, mais aujourd'hui seules deux familles résident dans le bâtiment, les autres se sont fabriqué une maison individuelle. L'esprit collectif reste néanmoins très vivace, puisque les habitants circulent d'un habitacle à l'autre sans formalité - les portes sont ouvertes, et chacun est chez soi à peu près partout. D'ailleurs, c'est dans une de ces demeures que nous logeons le premier soir, chez Mama Agan, Bushu, son fils - marié à Millie, père de Nathanaël - et ses autres enfants. Les Dayaks, cette onomastique en fait état, ne sont pas musulmans. Ils sont animistes. D'ailleurs, autre marqueur culturel fort, il y a des porcs dans la basse-cour. Ce qui, à Kalimantan où plus de 90% de la population est musulmane, est chose rare. Dans la maison, des cloisons divisent l'espace en plusieurs pièces, dont deux chambres, une grande salle commune et une cuisine. Un seul meuble : une armoire, à droite de la porte d'entrée. Pour le reste, c'est le parquet qui fait office de mobilier. On cuisine, on mange, on dort, on converse par terre. Sur de fines nattes, parfois. Notre entrée dans le village n'est pas passé inaperçue. Tous les enfants se regroupent autour de nous et nous observent. C'est très étrange. On dîne sous les regards d'une bonne vingtaine de personnes qui scrutent nos moindres faits et gestes. Le chef du village, un vieux sage élu à vie, entre, et immédiatement Tailah fait les présentations. Tailah n'est pas qu'un guide de jungle - c'est un middleman très astucieux. Sous ses dehors d'homme des bois, il fait montre de qualités d'être social tout à fait remarquables. Lorsque le silence est pesant, il intervient, prend et distribue la parole en respectant les conventions, mais sans trop en faire - car c'est vraiment un excentrique par ailleurs.

    Le chef du village se lance dans un discours, traduit par Tailah, sur le partage, le respect des différentes pratiques religieuses et l'importance du vivre-ensemble. Une jolie philosophie se déploie devant nous, pétrie de tolérance, d'écoute, de calme. Les enfants jouent, les femmes et les hommes discutent et plaisantent ensemble. L'ambiance est sereine et agréable. Amphélise a lancé une partie de Uno dont les règles sont rapidement parties en fumée. Il n'est pas encore 21 heures lorsque l'on s'écroule de fatigue, dans la pièce commune - on dormira par terre, comme tout le monde. Très bien, d'ailleurs. Juqu'à ce que le coq, le muezzin dayak, décide de nous réveiller, sur les coups de 4h30. Sous et autour de la baraque, les cochons grognent, les chats miaulent et les chiens jappent. C'est toute une mécanique qui se met en branle à l'heure du lièvre. C'est parti ! Célestin et moi en profitons pour faire quelques pas dans le balaï, pour faire des photos et deviser un brin. Miki, jeune homme de 18 ans marié à une demoiselle de quinze ans (leur noce a eu lieu il y a deux ans), est occupé à retirer l'écorce de branches de cannelle, qu'il découpera ensuite en lames d'une quarantaine de centimètres sur trois de large, pour les installer sur deux tiges de bambous. Ce silencieux xylophone parfumé sera mis à sécher au soleil de plomb de Kalimantan avant qu'un négociant vienne acheter la production... pour un peu moins d'un euro le kilogramme ! Avec le bambou, le caoutchouc et la noix de muscade, la cannelle est un produit phare de l'agriculture dayak.

    Au lever du jour, Célestin et moi traversons le longhouse vide et tournons autour de l'espace rituel. C'est très touchant. Quelques minutes plus tard, c'est à nouveau sous les yeux d'une bonne partie du village que nous déjeunons - mais comme à son habitude, Tailah saura à la fois ménager et faire ployer les convenances.

    La deuxième journée de randonnée, épuisante, restera sûrement un des grands moments de ce voyage. Huit heures de marche à travers la jungle, ponctuées d'épisodes incroyables. Notamment pour ce qui est de la flore et de son utilisation par les Dayaks. Avant que le soleil soit au zénith, nous déposons les sacs au sol, et en une poignée de secondes, constatons que Miki est déjà au sommet d'un cocotier d'une bonne vingtaine de mètres de haut. Sans sangle, sans harnais, rien ! Le sol se met à trembler, par coups secs : ce sont les noix de coco que Miki nous envoie depuis son éminence de verdure. Pendant ce temps, Shubu et Tailah sont occupés à tailler... des pailles dans de petites tiges de bambou cueillies en chemin. En l'espace de quelques minutes, nous voici en train de siroter le délicieux jus de coco, frais malgré le soleil. Le bambou est exploité de manière très créative. Lorsque nous prendrons notre pause-déjeuner, en début d'après-midi, c'est un vrai bamboofest auquel nous aurons droit ! Trois larges tiges sont montées en orgues de staline sur un feu, au contact des flammes, pour faire cuire le riz et chauffer l'eau du thé. Par ailleurs, on taille, en un tournemain, des cuillers dans d'autres pousses, alors que d'autres encore sont découpées de manière à être utilisées comme mazagrans. Nous sommes fascinés par ce spectacle d'un artisanat éphémère. Les machettes taillent, découpent, incisent, dégrossissent, frappent avec précision à une vitesse stupéfiante. Tailah, pour parachever cet usinage végétal, pliera des feuilles de bananiers en forme de bols fixés par des petits cure-dents... de bambou bien-sûr. Le repas, en plus, est un régal. Comme pour tous les instants les plus magiques de notre équipée, lesplus mémorables, ce sont tous les sens qui sont convoqués. L’odeur de la cannelle et de la muscade, la vue des flammes léchant les tubes de bambou, le goût du thé brûlant et très sucré, le contact de l’humus, le claquement des machettes se marient pour nous faire ressentir l’instant avec force.

    Cependant, il faut repartir, pour avoir une chance de se baigner dans la cascade avant l'arrivée au second balaï. Dans l’après-midi, Tailah ira jusqu’à confier sa machette, faveur iltime ! à… Célestin. Fier comme Artaban, il arbore au côté gauche un fourreau qui n’abritera pas souvent sa lame. Notre jungle boy frappe d’estoc et de taille en s’entraînant à la coupe de bambou. Son sourire fait plaisir à voir. Nous atteindrons le hameau un peu avant la tombée de la nuit, fourbus mais ravis. Cette nuit, dodo dans la longhouse ! De nouveau, une bonne partie du village vient nous observer - commensalité étrange...

    Quelques mobylettes circulent dans le balaï, il y a de l'électricité et les maisons, même rudimentaires, sont plutôt confortables, mais malgré tout quelques indicateurs témoignent de la difficulté du quotidien, ici. Notamment des problèmes oculaires que nous avons constaté chez de nombreux Dayaks : strabisme, cécité, problèmes de vue semblent être le lot de cette société qui reste reculée. D'ailleurs, la médecine prend très peu de place au quotidien. Lorsqu'une femme accouche, c'est son mari qui l'assiste, que ce soit son premier ou son dixième enfant - cas de figure tout à fait courant. Notre voisine d'une nuit, qui n'a pas atteint la quarantaine, en a onze, et son aîné a vingt-cinq ans. Il est probablement lui-même déjà marié et père de famille.

    Après le petit-déjeuner, nous filons à travers une bambouseraie qui descend vers la rivière. Là, deux embarcations nous attendent : des radeaux, de bambou of course ! Chacun est composé de douze larges rondins d'environ cinq mètres de long, assemblés par de la ficelle elle-même de bambou, sur lesquels on a fixé une sorte de travois qui surélève les passagers et leur permet de rester au sec malgré les rapides. Arrivés à Kandangan, ces embarcations seront de nouveau réduites à l'état de simples rondins revendus sur la place du marché pour 3000 roupies pièce, c'est à dire 25 centimes. Durée de vie du navire : un peu moins de vingt-quatre heures. Et pourtant, l'embarcation s'avèrera très résistante.

    A l'attaque ! Nous glissons sur les eaux par endroits bouillonnantes de la rivière, coincée au fond d'un canyon verdoyant qui pourrait être le lointain cousin des gorges du Verdon - cocotiers et bananiers en plus ! Le barreur du radeau d'Eve et Célestin est bien alerte, bien qu'il soit deux fois grand-père. Il faut dire qu'il a trente-deux ans... Vous savez, "chez les Dayaks"...


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  • Lorsque l'autocar pénètre dans Banjarmasin, ville de plus d'un demi-million d'habitants, l'entrée dans les faubourgs, puis l'approche du centre rendent inexplicable le commentaire du Lonely Planet lu de nuit à bord du véhicule, la frontale vissée au-dessus des yeux : "Banjarmasin, une Venise de l'Est". De fait, la ville ressemble aux autres cités que nous avons visitées ici, à Kalimantan. Il faut une éternité pour accéder au centre, avaler des kilomètres de bitume embouteillé et flanqué de boutiques sans originalité particulière et s'enfoncer jusqu'au fond des bronches une pollution à épuiser toutes les ventolines du monde. Alors, lorsque le car vous recrache sur une large avenue sans trottoir que vous risquez votre peau à traverser, au pied d'un hôtel sans charme dont la direction loue les chambres à un prix sur lequel même un émir hésiterait, vous faites la moue.

    Oui, la moue : Venise de l'Est... Teuf teuf... Les hôtels sont bondés, mais pas un touriste à l'horizon, il semble que nous soyons tombés en pleine semaine de réunions d'affaire. Dans les halls enfumés, on discute business en bahasa indonesia. Banjarmasin est la capitale de Kalimantan sud : on se sent plus dans un centre d'affaires que dans une Venise de l'Est. Mais c'est d'un centre d'affaires assez mou qu'il s'agit. Du monde, cependant pas d'agitation. Bof, bof... Alors, jaillit un ludion surexcité, la bouille toute ronde, de grands yeux rieurs, chaussures de chantier défoncées, pantalon et blouson élimés, qui a décidé de prendre à sa charge, sur son petit corps, toute la frénésie de la ville. Dans un anglais saccadé, Johnny nous suggère un hôtel, et se propose pour nous y accompagner. Le Biuti. Si si. On y logera à quatre dans une chambre sans fenêtre, sans aération, sans climatisation - le groom en entrant diffuse du Brise dans la chambre... Glauque, très glauque. On changera d'hôtel le lendemain matin. En attendant, on a Johnny sous la main, qui se propose de nous accompagner pour un boat trip au marché flottant. Venise de l'Est ? Non, vraiment, on n'y croit pas. Et puis, les Venise... du Nord, du Sud, de l'Est, de l'Ouest, on pourrait pas arrêter ? Per favore ?

    Rendez-vous à 5 heures, du matin, bien-sûr, puisqu'il paraît que c'est à cette heure-là qu'on en profite le mieux. On est dubitatif, mais bon... Le lendemain, Johnny passe nous prendre, on rejoint une famille australienne et un jeune couple belge. C'est à dire peu ou prou tous les touristes présents à Banjarmasin. A Venise !

    Quelques minutes plus tard, nous voilà à bord d'un longboat qui fait un bruit de pétarade de tous les diables, comme si on avait entassé une armada d'YZ, les assourdissantes Yamaha, dans ce petit moteur. A l'arrière, Johnny pique du nez - s'il faut reposer ce corps survolté, autant le faire dans le vacarme des forges de l'enfer ! On s'approche de la zone fluviale habitée. Les rives se rapprochent et la ville, rapidement, se métamorphose : l'habitat se débarrasse de tout étage supérieur tout en se tournant vers la rivière. Ces interminables faubourgs, ces larges avenues n'étaient donc que le masque de béton de Banjarmasin, qui en cachaient le visage, aux traits bien plus jolis. Ces longues bandes de macadam n'étaient qu'une piste sur laquelle la cité a pris son élan pour se jeter dans l'eau, plantée sur ses échasses. Derrière des panneaux de bois, Banjarmasin se frotte les yeux, réveillée par le vrombissement de notre barque. Nous nous faufilons entre les pilotis, et surprenons les premiers gestes du jour, par des volets ouverts : bruits de vaisselle, brossage des dents, toilette matinale. En s'étirant, la ville fluviale fait craquer le plancher qui la tient dans un fragile équilibre, mis à mal par notre tonitruante équipée. Arrivés au niveau du port, où sont amarrés cargos et transporteurs, notre longboat file vers le sud et oblique vers le canal principal, celui où se tient le marché flottant. Sur de courtes barques, des bananes tapissent le plancher de jaune pour mieux laisser émerger de petites vieilles à la voix aigrelette, tandis que sur des klotoks chargés jusqu'à la gueule, on transporte des pastèques qui alourdiront les chariots à bras de la ville neuve. Un commerçant plein d'astuce, nous ayant vu venir, nous propose une tasse de café et ses pâtiseries, qu'il nous tend au bout d'une lance munie d'un crochet. Des deux côtés, les rivages sont aplatis sous la lourde charge de bois dont Kalimantan se sépare pour faire vivre des promoteurs astucieux eux aussi, et, accessoirement, la population locale. C'est l'île qu'on débite, en rondins, ou, plus sûrement, en planches, pour tous les Pier Import du monde. Des montagnes de bois rouge et frais qu'on glisse dans la rivière comme sous un tapis.

    Quelques pas à terre, derrière un johnny parfaitement réveillé et de nouveau survolté, nous mènent dans un des hameaux de la ville fluviale, auxquels on ne peut accéder que par bateau, à pied ou en mobylette. Les contacts sont faciles et amusés. Des artisans fabriquent, dans des ateliers de poche, les longboats qui demain sillonneront les canaux. Les plus petites de ces embarcations sont de vrais dug-outs, farbriqués d'une seule pièce de bois, fine et presque liquide déjà, sur les tréteaux. Les plus volumineuses, en planches fixées à une structure, accueilleront dix à quinze passagers, comme la notre ce matin.

    Les enfants viennent saluer Célestin et Amphélise. Nous sommes dans une zone assez peu touristique, hors-saison de surcroît. On s'épie, on s'appelle, on se cache. On rit. C'est tout un joyeux cortège qui suit Johnny pour se rendre à un atelier de fabrication de pâte à mâcher. Une pâte bien étrange, qui se consomme également en Inde et dans le reste de l'Asie du sud-est, à quelques variations près : on récupère le revêtement intérieur de palourdes qu'on fait cuire pendant des heures sur un feu de cendres, pour les transformer en une pâte blanche épaisse. A cette pâte, on ajoute une noix et des épices, puis on enveloppe le tout dans une feuille de sirih, du betel. Cette friandise sera mâchée pendant des heures par les vieilles Indonésiennes, jusqu'à ce que leur salive devienne rouge sang. S'il faut un pretexte pour cela, qu'il soit répété que cette mastication renforce la dentition.

    Après cette sympathique balade, nous avons regagné nos pénates, le temps seulement de refaire notre paquetage, pour changer d'hôtel, faire une sieste, et partir en quête de ce qui a motivé notre venue ici : un guide pour la jungle du pays dayak, où on projette de faire un trekking.

    Et on l'a trouvé, notre guide. Oh oui !

    Mais c'est une autre histoire...


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  •  Pour une lecture en sonorama, cliquer ici :

    Il est 5h41 (déjà !), le jour s’est levé sur la Sekonyer, la rivière qui remonte vers le nord-est depuis la sortie de Kumai, à quarante kilomètres de la mer de Java. Sur ses eaux, brunies et opacifiées depuis qu’une mine de silicone a ouvert, en amont, des feuilles glissent doucement, barrant les reflets des arbres qui bordent l’étroit cours d’eau. Un peu plus tôt, une brume légère a raccompagné la nuit jusqu’à la porte de la réserve, avant de disparaître dans le fond de l’air. Le klotok s’anime : Tini, la cuisinière, met la main à la pâte pour la confection du petit-déjeuner, assistée de Papa Udin.

    Nous naviguons dans des conditions très confortables. La nourriture est délicieuse, et nous avons tout un luxe d’espace sur notre embarcation intégralement taillée dans de l’ironwood, une essence de bois particulièrement solide exploitée localement, et qui résiste aux insectes – ce qui est un vrai avantage sous ces latitudes. A Singapour, en effet, nous avons franchi l’équateur, et nous sommes ici dans les premiers degrés de l’hémisphère sud. Sur le gaillard d’avant, sont installés deux transats  recouverts de gros coussins. Il fait bon s’y enfoncer, à la proue du navire, pour scruter les alentours et tenter de spotter quelque primate ou reptile. Le long du bastingage, sont disposés deux matelas entre lesquels est tendu un hamac. A proximité, une table et quatre chaises nous accueillent pour les repas. A la poupe, quatre murs sans toit définissent une salle de bains à ciel ouvert, avec toilettes western. Au-dessus de la porte se trouve un bas-relief taillé dans le bois sur lequel figure un orang-outan. Sur le pont inférieur, recouvert d’une natte, on peut bouquiner dans la salle de lecture. Pas de hublots, pas de vitres sur notre klotok : les flancs sont largement ajourés, car tout est fait pour que l’œil circule à loisir dans les paysages de jungle, quel que soit l’endroit du bateau où l’on se trouve.

    Notre première nuit à bord était enchanteresse : peu après le coucher du soleil, alors que nous venions de terminer nos tempuras de poulet servis avec du riz et de la salade, Papa Udin a installé notre chambre : sur le pont supérieur, dans toute la largeur de l’embarcation, quatre matelas recouverts de draps blancs amidonnés au-dessus desquels il a fixé une vaste moustiquaire en carré. Ou comment plonger dans le rêve, déjà, avant même de s’endormir… Les macaques, les gibbons, les orangs-outans, les hornnbills, les cigales se signalent dans un concert qui ne prendra fin qu’avec le jour. Le klotok tangue, mais à peine – juste de quoi nous bercer. Quel contraste par rapport aux vingt-quatre heures à bord du Pelni qui nous mena à Kalimantan il y a peu ! Les macaques, qui jouent dans la ramure, agitent par moments frénétiquement les branches, à grand renfort de cris. Les gibbons, craintifs, ne se montreront pas.

    Les orangs-outans, eux, sont des créatures solitaires, qui se déplacent avec grâce, lentement, formant souvent un « X » lorsqu’ils se tiennent par les mains et les pieds à deux lianes différentes. Dansla réserve, ils se répartissent en deux catégories : les orangs-outans sauvages, et ceux qui sont passés par le centre de réadaptation ouvert par Biruté Gledikas, la Diane Fossey locale. Depuis quarante ans, cette Hollandaise œuvre pour la sauvegarde de l’espèce, endémique de Bornéo et Sumatra, qui est menacée par la déforestation. Elle a monté un système de réintroduction des orangs-outans capturés dans leur milieu naturel. Ce système, théoriquement, s’efface progressivement au fur et à mesure de l’autonomisation des primates. Ils sont devenus menacés parce qu’ici, à l’instar de la Malaisie, on apprécie les revenus générés par la production d’huile de palme. Sur Kalimantan, les palmeraies grignotent la forêt primaire plus sûrement qu’une armée de macaques ! Les orangs-outans sont l’emblème du Tanjung Puting, et une bonne partie des efforts de préservation et du tourisme locaux sont motivés par cette espèce.

    Nous avons quitté Kumai hier dans la matinée. A l’heure du tigre, le muezzin avait hurlé pour ses fidèles comme si on avait glissé une vipère dans ses chaussures. Nous avons grimpé à bord du klotok, que les enfants ont découvert tout excités. Avant d’obliquer vers le nord-est, nous avons longé la rive du village, et avons remarqué d’imposants bâtiments gris, monolithes rectangulaires de béton percés seulement de quelques meurtrières. Casernes ? Prisons ? Silos ? Andreas, notre guide, nous explique que ce sont les Chinois qui ont érigé ces tristes légos sur la rive, qui font office de volières pour les swallows, hirondelles dont on revend à Cathay, à prix d’or, les nids à base de salive, pour les manger. Incroyable Chine, qui se projette avec force dans le 21° siècle, mais garde dans ses sacoches ses étranges recettes, pour sa cuisine ou sa pharmacopée…

    Nous avons rapidement filé sur la Sekonyer, bien plus étroite que la Kumai, nous enfonçant dans la mangrove. Dans un premier temps, au milieu des « palmiers salés » - puisque situés à l’embouchure, ils baignent dans une eau qui se mélange avec l’eau de la Mer de Java - puis de palmiers plus courts, d’eau douce. Aux avant-postes de la mangrove, le pied chaussé de crocodile, ces plantes balancent leurs longues feuilles vertes rassemblées en un bouquet planté au bout d’un tronc de l’épaisseur d’un bambou, le long duquel on aurait glissé une multitude d’anneaux dorés, comme sur le cou d’une femme-girafe thaïlandaise. Au sommet de ces arbustes, les pointes des feuilles, courbées par leur propre poids, repiquent vers la surface de l’eau – ce qui donne à leurs reflets des allures d’araignées dopées à la chlorophylle.

    Au fil de notre navigation, nous avons observé la vie de la jungle, si dense, si riche. Après avoir viré à tribord, pour pénétrer au cœur du Tanjung Puting, nous avons retrouvé une eau noire translucide. Un crocodile, à notre approche, s’est glissé sous l’eau en silence. Célestin était aux anges : un crocodile… Sous notre klotok ! Nous avons vu un gavial, petit crocodile à la gueule toute fine, puis une grosse chouette… Parfois, un nasique, installé sur une banche occupé à grignoter des fruits, vous tourne le dos comme s’il avait honte de son gigantesque appendice nasal. Ceux qui ont lu Vol 714 pour Sydney savent de quoi je parle… En échange, il vous présente ses épaules au pelage mordoré, et son fessier recouvert de poils blancs qui a la forme d’un cœur. Chez la femelle, le nez, n’est pas particulièrement gros, mais il est comme celui de Pinocchio, tout en longueur. Amphélise nous fait remarquer que parmi tous les primates, c’est celui qui a un visage le plus proche de celui des humains. Il est vrai que cet anthropomorphisme est frappant. Malins, ils attendent le passage de notre klotok, qui éloigne les reptiles les plus dangereux, pour sauter dans la rivière ou sur l’autre berge, par bond de dix mètres de hauts pour les plus hardis.

    A la station de Tanjung Harapan, nous avons traversé le premier centre de réadaptation pour assister à la distribution du complément alimentaire des orangs-outans réhabilités. Ils descendent jusqu’à une plateforme sur laquelle ils trouvent des bananes et du lait. Une fois rassasiés, ils tournent autour des visiteurs, passent au-dessus de leurs têtes. Lorsqu’ils s’approchent d’un groupe, ils vous toisent, un par un, très attentivement, avec leurs petits yeux tout ronds.

    A Camp Leakey, le troisième  centre, le plus éloigné, les orangs-outans étaient nombreux, et après leur repas, ils déambulaient parmi la vingtaine de visiteurs, en nous frôlant – c’était une sensation étrange. Une vieille femelle, qui a eu un cancer et se déplace assez peu, a même fait de grands sourires à Amphélise. En quelques coups d’épaules et de reins, ces créatures vous atteignent la cime des arbres, et vous les voyez quelques secondes plus tard agiter les troncs et les lianes, qui se tendent comme des ressorts lorsqu’ils les relâchent. Un gibbon esseulé, dont la mère a été capturée pour un zoo ou un cirque, a posé ses valises à Camp Leakey. C’est le seul que nous verrons dans ces quatre jours de jungle. Ce primate a le pelage soyeux et des bras encore plus allongés que ceux des autres singes. Il semble accepté par les orangs-outans, mais au moment du repas, c’est une autre paire de manches ! Du côté des singes roux, on l’effraie, on le repousse, mais il manœuvre, fait le tour, esquive, bondit, et, se déplaçant dans la ramure à une vitesse hallucinante, parviendra à chopper quelques bananes et à tremper dans la bassine de lait son doigt velu, qu’il lèchera en remontant une liane.


    Ce soir, nous avons célébré le onzième anniversaire de Célestin – en pleine jungle ! Andreas avait demandé au capitaine du bateau de jeter l’ancre dans une minuscule anse, un peu à l’écart, et Tini a concocté un repas surprise pour notre petit bonhomme, qui ne s’y attendait pas : un riz au curry et au lait de coco disposé en forme de montagne, avec un brin de céleri frais piqué au sommet. C’est comme cela qu’on le sert ici pour les grandes occasions : la montagne symbolise les sommets de félicité qu’on souhaite au héros du jour… Célestin était ravi ! On a sorti trois sachets de bonbons achetés à Singapour et onze bougies qu’on a enfoncées dans une languette de carton. Amphélise lui a offert le kriss* souvenir que lequel il avait flashé à Malacca. Et puis on a chanté avec notre petit équipage, c’était amusant. Un anniversaire d’exception. Qu’il ne risque pas d’oublier.


    Pour suivre en sonorama, cliquer ici :  

    Après dîner, aujourd’hui, c’était night trek. Pendant une petite heure, Andreas, notre guide, a donné les rênes du groupe à un employé de la réserve qui vit ici, pour qu’il nous mène à travers la forêt. Pour l’occasion, tout le monde s’est vêtu comme il se doit : épaisses chaussures à semelle vibram et membrane gore-tex, chemise anti-moustiques, répellent pour nous… et tongs et vieux short pour notre éclaireur. Marcher de nuit dans la jungle est une sensation à part, très différente de celle qu’on a de jour. Arrimés au dos de notre guide, nous progressons en silence éclairés par le faisceau de nos lampes frontales. Le guide, lui, tient sa puissante maglite au creux de sa main courbée, le long de sa poitrine, et son coude plié donne à son bras l’allure d’un cobra aux aguets. Regarder comment évolue notre éclaireur est, en soi, fascinant : avec sa lampe-cobra, il balaie les alentours par à-coups, sans jamais s’attarder sur un point – le sol, la frondaison, à droite, à gauche, aucune zone n’échappe à ses giclées de lumière. Il nous indiquera, dans les fourrés, un mousedeer, dont nous ne verrons que les yeux, des petites billes rondes immobiles à une quinzaine de mètres. Il détecte, sous des racines barrant notre chemin, trois tarentules qu’il asticote gentiment pour qu’elles se montrent – ce qu’elles font ! Les enfants se rapprochent de nous, préoccupés… Lorsque quelques instants plus tard nous observons de grosses empreintes dans le sol, ils deviennent franchement inquiets. Amphélise grimpe sur mes épaules et Célestin me prend par la main. Eve et moi, en revanche, faisons pleinement confiance à nos deux compagnons de randonnée et prenons grand plaisir dans cette équipée. Célestin laissera échapper un cri de joie à la vue de la cabane des employés de la réserve. Arrivés ! Nous, nous en aurions bien repris une louche…

    * Dague malaise à la lame ondulée, inspirée du kriss de Java


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  • Avec quatre heures de retard, aux basses heures de la nuit, nous avons fini par grimper à bord du KM Lauser. Après bien des annonces incompréhensibles, bien des fausses alertes, la foule s’est levée comme une vague pour se briser au pied du paquebot. Les milliers de voyageurs ont franchi les deux portes vitrées qu’une main s’était enfin résolue à ouvrir, pour obliquer sur la droite et rejoindre l’embarcadère.

    L’approche des flancs du navire est une vision apocalyptique – l’avant-goût d’une traversée plus compliquée que prévu. Sur le dock, une noria de passagers déjà fatigués se faufile entre des montagnes de cartons, pour atteindre les deux passerelles menant au pont supérieur. Eve et moi nous nous regardons : cette vision nous rappelle la scène de l’embarquement à Southampton, dans Titanic, de Cameron. Inquiétude.

    C’est une vraie fourmilière : on ne distingue plus les individus, aspirés dans un flot. De vieilles femmes bâtées de sacs de riz, d’autres plus jeunes tenant leur bébé en bandoulière, des hommes portant, posés au sommet du crâne, de lourds paquets que leurs bras en chandelier maintiennent en un fragile équilibre, des enfants apeurés, tous se fondent en un cortège serré, comme insécable, qui fait mouvement vers les passerelles. Dans un étrange silence, une voix s’élève : un matelot s’est hissé à mi-hauteur, sur une passerelle, et vient d’emboucher son porte-voix. Il hurle sur la foule, qui se fige, laisse passer l’orage puis… se range au pied du cerbère, sagement !

    On déroule une troisième passerelle, raide comme l’injustice qui est faite à ces pauvres passagers. Un Indonésien nous invite à l’emprunter, par sollicitude. Amphélise, protégée par sa maman, puis Célestin grimpent la pente de métal et de corde – pour ma part, je manque à dix reprises au moins de me rompre le cou en hissant notre lourde valise… Un pied sur le pont supérieur, nous demandons où se trouve le deck 5. L’employé de Pelni nous envoie remonter toute la coursive jusqu’à la poupe, où un autre employé nous indique d’un doigt hésitant notre point d’origine. Nous retournons sur nos pas, mais que la manœuvre est ardue ! Les passagers de la classe économique, de loin les plus nombreux, ont déjà installé leurs campements de fortune : des nattes posées à même le sol, sur lesquelles ils passeront ces vingt-quatre heures. Et le flot, depuis l’embarcadère, ne tarit pas… En quelques minutes, chaque pouce carré de surface est exploité pour s’installer. On ne voit mêmeplus le sol ! Nos moyens nous permettant de naviguer en seconde classe, nous aurons pour notre part, une petite cabine à quatre lits – ce qui est un luxe inouï par rapport aux conditions dans lesquelles vont naviguer la plupart des voyageurs.

    Après moult manoeuvres, nous atteignons la cabine 5009, la notre, dans laquelle nous nous engouffrons sans autre forme de procès. Dodo.

    Ce matin, après une nuit relativement calme, nous sommes sortis dans l’espoir de faire quelques pas sur le pont, mais avons renoncé : impossible de l’atteindre. Partout, des passagers sont allongés, beaucoup ont le teint livide. Se déplacer jusqu’aux toilettes tient du gymkana. Ces conditions de voyage sont inhumaines. Alors, chacun prend son mal en patience et attend la fin de la traversée. Dans notre cabine, la climatisation ne fonctionne plus, l’eau coule désormais en un filet, les cafards parcourent nos draps sans cesse et le sol s'effrite sous nos pieds, mais c’est déjà tellement mieux que ce qu’ont nos voisins de palier…

    Vivement Kumai, viement Borneo.


    Il est 12h35, le 6 septembre. Nous sommes dans la maison d'Issi, le responsable de Borneo Tours, agence installée dans une maisonnette cachée dans une minuscule ruelle. Nous venons de nous mettre d'accord sur notre prochaine aventure : quatre jours, sur un klotok, à remonter la Sekonyer, en pleine jungle, pour observer les orang-outans, les nasiques, les crocodiles... Les klotoks sont des barques d'une dizaine de mètres, tout en bois, coque et pont, sur lesquels sont installés, à la fraîche, matelas et hamacs, et qui mouillent en pleine nature, au gré de la navigation. C'est l'hystérie, chez CAFE !

    L'aventure continue.


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  • Il est 19h50 – mes chers compagnons de voyage et moi sommes sur un banc, au premier étage de la salle d’attente de la compagnie maritime Pelni. Dans le port de Semarang, île de Java, en partance pour Bornéo. Le départ du navire est prévu à 21 heures, et l’arrivée à Kumai, demain à 20 heures… La chaleur, l’atmosphère, l’organisation – tout semble indiquer que ces horaires ne seront pas respectés. Mais laissons les choses se faire…

    Java, Borneo – ces noms résonnent dans ma tête comme un écho avec lequel j’ai l’impression d’avoir toujours vécu. D’aussi loin que je me souvienne, ils m’ont toujours fait rêver. L’Indonésie est un asile géopoétique de premier ordre. Qu’on en juge : outre Java et Bornéo (Kalimantan, en fait, mais cela ne fait qu’y ajouter), Sumatra, les îles de la Sonde, les Célèbes, la Papouasie, les Moluques, Komodo... Dans les entrefilets de Pif Gadget, les articles de la BD Mon Journal, les rubriques voyages de Piscsou Magazine, des photos gagnées dans le chocolat Poulain, ces mots imprimés à l’encre bon marché me transportaient plus rapidement qu’une Peugeot 504. Avant Segalen, Bouvier, Maillart, Kerouac, Monfreid et les autres. La simple évocation de ces noms libérait pour moi des fragrances insolites, des images intrigantes, des désirs d’ailleurs qu’une vie ne saurait combler. C’est là, dans les replis de l’enfance que se logent les rêves les plus fermement ancrés, tout au fond.

    Trente ans plus tard, j’y suis, à Java. Avec mes minots. En partance pour Bornéo.

    La salle d’attente forme une symétrie parfaite avec les flots : nous sommes, littéralement, au cœur d’une marée humaine. Des centaines, des milliers sans doute, d’Indonésiens qui se dirigent vers le nord de l’archipel. Et nous, qui sommes apparemment les seuls touristes occidentaux du lot. A  nos côtés, des enfants jouent, on discute, assis sur des paillasses de fortune, mais le hall baigne à présent dans une certaine mollesse. La mer humaine est au repos, à peine emportée par la houle. Les passagers sont arrivés très en avance, dès ce matin pour certains, et les corps sont fatigués. Allongé sur une couverture bleue, un bébé s’est endormi juste devant nous, emmailloté dans un batik or-chocolat. Sa mère agite au-dessus de lui un éventail, et sa grand-mère, allongée sur le ventre le menton posé sur une écharpe pliée en tas, le regarde tendrement. Célestin est occupé à faire des photos – il en a fait d'époustouflantes ces derniers temps. Amphélise cherche le petit hippocampe de métal qui vient de tomber de son bracelet – sans trop d’espoir.

    Bref, on patiente. Assis au milieu des cartons, des boîtes, des sacs, des valises.

    Chacun grimpera à bord du KM Leuser – s’il arrive un jour – avec sa fortune, ses rêves, son paquetage et ses peines. Eve a remarqué, à une dizaine de mètres, un homme qui tousse et a l’air bien mal en point. Malade, certainement. Je lui ai justement montré tout à l’heure une photo de sa fillette, et il a souri faiblement.

    Il est 22h30, le bateau n’est toujours pas à quai, et les annonces ressemblent au babil électrique diffusé par les haut-parleurs de la gare dans Les vacances de Monsieur Hulot. En français ou en indonésien, ces instructions sont, où qu’on se trouve, toujours aussi inutiles. Quoi qu’il en soit, après s’être levés et avoir patienté debout pendant une heure, barda sur le dos, les passagers se sont de nouveau assis. Personne ne se fâche, un retard pour lequel, sous nos latitudes tempérées, on couperait des têtes, n’entraîne ici que quelques sourires. C’est avec l’humour qu’on s’en tire, comme souvent. Et une bonne dose de résignation.

    Nous sommes arrivés dans le pays hier, de Singapour. Autant dire que le choc du passage n’est pas encore absorbé. Entre la stupéfiante modernité de Marina Bay et la torpeur des faubourgs de Cirebon, à Java, la différence est de taille. Nous avons atterri à Bandung, dans l'ouest de l'île, après un vol à bord d’Air Asia. Singapour, Bandung, Cirebon, Semarang, Kumai, c’est le seul moyen que nous avons trouvé pour nous rendre à Bornéo, dans la jungle. Après l’avion, nous avons enchaîné avec le bus de Bandung à la côte nord. Puis aujourd’hui, encore six heures de bus pour atteindre Semarang, avant de filer direct sur le port. Ce sont donc trois journées bien chargées. Roots. On ne tenait pas particulièrement à louper le bateau : le prochain est dans huit jours. Toute la famille est fatiguée, mais que c’est exaltant ! La jungle. The djeungueule. Puis le pays Dayak, à Kalimantan est, et ensuite, sans doute, les Célèbes : le pays Toraja, les îles Togian… Enfin, si le bateau accoste.

    En dépit de ces contraintes de transport, nous sommes enthousiasmés par nos premières heures indonésiennes. Le paysage, tout d’abord : ces longues heures d’autocar nous ont permis de retrouver ces paysages de rizières si charmants, que nous n’avions plus vus depuis la Thaïlande. En effet, ils ont disparu de la péninsule malaise : la Malaisie s’est livrée, au premier degré et presque tout entière, au commerce de la palme, et le territoire est peuplé, à perte de vue, de palmiers. Le pays en est le premier exploitant et fournit presque la moitié de la production mondiale ! Du nord au sud, à l’exception du centre, où sont fixées les plantations de thé et les réserves de jungle, l’uniformité des palmeraies domine. La Malaisie, palme-mosquée-tuba ! Les rizières, donc. Sur Java, lorsque les vallées sont resserrées, c’est en plateaux que l’on fait pousser le riz, sur des langues de terre qui lèchent la montagne au plus près. Lorsque les gorges se dénouent, c’est sur de vastes plateaux que l’on le cultive, et les plaines sont plus vertes qu’un moinillon descendu d’un galion après un long voyage. Comme sur le reste de l’Asie du sud-est, les bananiers, les manguiers et les cocotiers réclament leur écot territorial, en particulier lorsque l’on s’approche des zones habitées. La côte, que nous n’avons aperçue aujourd’hui que depuis l’autobus, est magnifique, et la mer, qui est mauvaise sur cette partie de Java, garantit aux habitants un sursis touristique.

    Nous avions décidé de sortir des sentiers battus : nous voilà servis ! Pas un Occidental à l’horizon depuis notre arrivée à Bandung… L’accueil que nous réserve la population, en tous endroits, est très plaisant. On nous aide, on nous conseille, on vient nous voir à chaque coin de rue, dans l’autobus, dans les gares, partout. On a parfois la sensation d’être peints en bleu tant nous sommes l’objet de la curiosité des habitants – mais les sourires sont francs et joyeux. Les rencontres sont nombreuses, et Célestin et sa sœur sont vraiment choyés : une femme leur a offert son éventail alors que de grosses gouttes de sueur perlaient à leur front, dans ce hall à la chaleur accablante. Se déplacer en Indonésie, manifestement, prendra du temps, notre présence ici en témoigne, mais la visite est prometteuse...


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