• Hier soir, nous avons passé une soirée très agréable dans Malacca, d'abord à  flâner dans les ruelles de Chinatown, puis à bord d'une pénichette sur la Malacca, en dégustant des cheese nans et en buvant du 100 Plus, un soda local. Dans la tiédeur de la nuit, nous sommes remontés depuis le delta vers le Nord en suivant les méandres de la rivière. Pas de pirates ici, pas de détroit... Juste les lumières de la ville, les fresques de carnaval des façades longées à toutes petite allure, et, comme un reliquat du passé, quelques pouces carrés de mangrove.  Célestin s'agite de babord à tribord, armé du réflex, pour tenter de capturer la nuit. Autour de nous ne se trouvent qu'une poignée de jeunes couples qui ont choisi de baigner leur romance dans l'eau fraîche. Les Chinoises, de Singapour ou d'ici, portent short et tee-shirt, les Malaises jean et foulard. On se tient la main, amoureusement.

    Nous avions quitté José et Kauthaman, nos bons samaritains, le matin même, pour passer la nuit au Chong Hoe, face au temple hindouiste de Harmony Street, à proximité de la mosquée et de la pagode bouddhiste. Cétait l'avant-dernier jour du mois. La date du 30 août revêt une importance toute particulière pour les Chinois de Malacca, car c'est le trentième et dernier jour de prière en hommage à la déesse Thuropatai, figure centrale du Panthéon de Chen Hoog Teng Temple, le principal édifice bouddhiste de la ville. A cette occasion, dans la rue, devant maisons et boutiques, les fidèles organisent des feux de joie. Les foyers sont alimentées par des feuilles de papier léger, type crépon, acheté par rames entières chez les grossistes du quartier de Jonker Street, qui volettent quelques secondes au-dessus des flammes avant de se consummer en un clin d'oeil. Le long des cendre, dont le tas grossit au fil de la nuit, on aligne des bougeoirs de verre dans lesquels ont été plantés des cierges rouge carmin.  Pour la déesse, c'est un jour faste : des oranges sont placées en petits tas, ainsi que des bouteilles de soda, du riz et d'autres aliments versés en offrande pour elle. Autour de ces bûchers de fortune, les familles, les amis se déplacent en silence, s'agenouillent et se lèvent tour à tour. Les mains sont jointes en prière à hauteur du menton, paume contre paume, piquées de bâtons d'encens, et les visages sont tournés vers les flammes. Hasard du calendrier, cette fête coïncide avec la veille de la célébration de l'indépendance malaisienne, ratifiée le 31 août 1955, il y a cinquante-sept ans. Du fait que ce document a été signé à Malacca même, l'effervescence est à son comble dans la ville. Des pétards éclatent ça et là et on a monté le son des hauts-parleurs dans toute la cité.

    Séjourner à Malacca est un bonheur : la vie y est douce, moins trépidante qu'à Kuala Lumpur - on y travaille sérieusement, mais à heures fixes, et le repos, ainsi que la vie de famille, sont des pierres angulaires du quotidien des habitants. Notre dernière visite fut celle du Baba-Nyonya Museum - il s'agit d'une maison bourgoise, avec une courte façade de bois peint, mais une structure tout en longueur qui garantit à la bâtisse une surface importante. Les Baba-Nyonyas sont les descendants des Chinois (immigrés à Malacca pour y faire du commerce dès les 16° siècle) et de Malais, métissage qui a donné lieu à une culture, une gastronomie locales entretenues avec soin. La maison est richement décorée, les carrelages à motifs floraux sont splendides, ainsi que le mobilier : une collection de meubles, chaises, consoles, écritoire, banc en palissandre incrusté de nacre, massifs néanmoins finement ouvragés, atteste la fortune des propriétaires. Les nombreux thèmes végétaux du lieu, sa fonctionnalité élégante et pleine d'astuce, ne sont pas sans rappeler les demeures réalisées par Gaùdi en Catalogne un peu plus tard. Un régal.

    Après bientôt deux mois de route, le jour où la Malaisie célèbre son indépendance, CAFE se lance dans la dernière ligne droite continentale pour atteindre l'extrêmité sud-est de la plaque asiatique, coincée entre Sumatra et Bornéo : Singapour. L-île-ville-pays qui pour les Malais veut se faire plus grosse que le boeuf, Singapour qui affiche un PIB par habitant à faire pâlir bien des Européens... Let's go check this out !


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  • Alors que nous léchions la longue spatule de macadam qui longe la Mer d'Andaman depuis Kuala Lumpur, en autocar, une vérité m'est soudain apparue, jaillie des panneaux de moquette verte fixés au plafond, décorés de flèches tous azimuts. Il fallait me rendre à l'évidence, redevenir lucide : Malacca n'existe pas ! Mais bien-sûr, tout cela n'était qu'un rêve - notre bus filait bien vers le sud de la péninsule malaise, mais il n'atteindrait pas sa destination, à savoir, une image logée dans le creux de nos tempes ! Le ruban de bitume allait s'enrouler autour de l'axe de la Terre comme un serpent s'entortille sans fin autour d'une branche. Malacca n'était qu'une idée borgésienne, de l'encre jetée à la mer, une fiction écrite sur un parchemin capturé par le rêve.

    Malacca, la jumelle symbolique de Samarcande ! Deux facettes d'un même mirage - l'une océanique, l'autre, continentale. Les deux cités n'existaient pas plus l'une que l'autre, évidemment ! Là-bas, en Asie centrale, le Reghistan n'était qu'un monstre de sable gratté par les caravanes qui, une fois passé le détroit du Bosphore, déversaient sur nous leurs soieries et leurs fables. La forteresse de Malacca ? Une créature liquide imaginée au large de Sumatra, dont les navires marchands ancrés dans les ports hanséatiques, peuplés de fieffés menteurs aux mains calleuses et au verbe haut, nous avaient vendu les écailles de sirène pour nous endormir.

    Le port de Zanzibar, encombré de sacs chargés de clous de girofle : fable ! Les ascenseurs de Valparaiso, projetés depuis le Pacifique vers les contreforts des Andes : fable ! Malacca et ses cousines étaient sculptées dans les songes.

    Nous n'arriverions donc jamais.


    Il est 16h31 en ce jour d'août, un des derniers du mois. Mes chers caravaniers grattent à mes côtés. Amphélise rédige un article pour sa rubrique sur notre blog, Célestin trie ses clichés, et Eve dessine de ravissants croquis sur son carnet de voyage. A nos pieds la rivière se faufile jusqu'à la mer. Le Riverin, où nous sommes assis pour boire un verre et nous rafraîchir, offre une position stratégique : un coin d'ombre sur la promenade de teck qui longe le cours d'eau depuis le Nord. Sur la rive opposée, la Church of St-Francis Xavier s'efforce de dresser deux pataudes tours carrées crénelées dont les coins se terminent en pointes blanches. Genre ! Un mur adjacent, de couleur ocre, lance comme une pelote une série de façades couvertes de fresques multicolores qui cette nuit, lorsque s'allumeront les lumières de la ville, baigneront dans les reflets de l'eau leurs figures de carnaval. Dans l'étonnant silence de Malacca, les troncs des cocotiers, revêtus de guirlandes électriques, formeront un rideau de lumière dont la tringle, comprimée, serait toute tordue.

    Dans Chinatown, pour l'heure, les boutiques de grossistes sont en train de fermer. Pour vos cartons de feux d'artifice, votre papier cadeau par rames de milliers de feuilles de papier crépon rose frappées de dragons dorés, pour votre vaisselle de restaurant, vous repasserez - on ferme à 17 heures tapantes. Zaijian, et à demain. Les temples de Harmony Street, eux, restent ouverts davantage, sans doute pour témoigner un peu plus longtemps de la possibilité d'aligner, sur quelques mètres, une mosquée en forme de pagode chinoise munie de chapiteaux corinthiens et d'azulejos portugais, flanquée d'un minaret blanc, puis un temple hindouiste aux multiples alcôves latérales imprégnées de vapeurs d'encens et de l'odeur des pois chiches et du riz qu'on offre à Shiva, et enfin un temple chinois, à la fois confucianiste, bouddhiste et taoïste, dont les lourdes portes laquées de noir sont décorées de deux dragons dorés qui se font face. Dans Harmony street, on peut, si on se place au bon endroit, embrasser la sédimentation cultuelle de Malacca d'un seul coup d'oeil. Malacca, c'est l'histoire d'un sultan qui fut renversé par des Portugais qui furent chassés par des Hollandais qui furent mis à la porte par des Britanniques auxquels ont succédé des Malais. Mais comme on ne se substitue jamais complètement, la porosité esthétique, philosophique, économique a fait le jeu de l'échange. On parlait en ville, au seizième siècle, quatre-vingt quatre langues en tout. Javanais, arabe, persan, cantonais, mandarin, hindi, tamoul, malais... Lorsque, par an, deux mille vaisseaux accostaient dans le port.

    Tout occupé à imprimer son roman national, le gouvernement malaisien raconte aujourd'hui, dans les musées qui exposent le passé de la ville, l'histoire des méchants européens qui avaient fait fuir un gentil sultan, et, pleins de convoitise, avaient levé de telles taxes sur les navires marchands qui mouillaient dans le port, en échange d'une maigre protection contre les pirates du Détroit, que le commerce s'était étiolé puis éteint tout à fait. L'histoire d'une ville qui avait été anesthésiée - les Hollandais, tout particulièrement, en prennent pour leur grade... Et à la fin, sa gourmande voisine, Singapour, en avait profité pour se baffrer et grossir, grossir, grossir... Mais à la fin de l'histoire, elle finirait bien par exploser ! Et là, on verrait bien de quel bois de santal Malacca se chauffe !


    Mettre les pieds à Malacca, c'est naviguer entre le mythe et la réalité. C'est, sans se déloquer, plonger dans un bain où se marient les troubles eaux du rêve et celles, plus claires, du réel. Remonter les artères de la ville jusqu'à son coeur liquide. Entrouvrir l'aorte. Pour se laisser conquérir par les fragrances - la cannelle, le pendan et la citronnelle - se faire renverser par le bruit - le son des canons, le claquement du fouet, le verre brisé, les beuglements de matelots et la voix flûtée de la fille du Sultan - être colonisé par les images - la toile asymétrique des jonques chinoises et les coffres chargés de soie multicolore - être traversé par le goût - le rhum, le satay et le durian.

    Ô comme le voyage se plait à passer au tamis du réel la poussière de l'imaginaire pour mettre au jour des pépites de vie !


    Nous sommes logés par José et Kauthaman, un couple adorable rencontré par le biais du réseau social Couchsurfing. Notre première expérience de ce type du voyage, d'ailleurs. José est ce qu'on appelle un ours - une montagne d'une gentillesse, d'une bienveillance sans égales. C'est lui qui est venu nous chercher à Sentral, la gare routière de Malacca, au volant d'une antique Proton aux fenêtres bloquées. Il a l'oeil rieur et une barbichette poivre et sel taillée, porte les cheveux longs attachés par un catogan et arbore deux tatouages aux motifs maoris, un sur le bras, l'autre sur le mollet. José a repris une existence malaisienne à plein temps après avoir travaillé pendant vingt ans au Shangri-La, un prestigieux hôtel de Singapour... dans le service sécurité. Il est sans emploi depuis cinq ans - "just relaxing", dit-il - ce qui ne pose pas de problème financier car Kauthaman, son partenaire, est chef de clinique dans l'hôpital public de Malacca. Kauthaman, plus petit, est également plus réservé. Mais loin d'être timide : lorsqu'il vous pose une question, il articule patiemment, dans un anglais sophistiqué, mot par mot, syllabe par syllabe, d'une voix très douce et précise, en vous regardant droit dans les yeux, mais avec délicatesse. Il porte son attention sur vous comme si vous êtiez son unique sujet de préoccupation. Tous deux sont originaires du Sous-continent : José d'Inde et Kauthaman du Sri-Lanka. Catholiques non pratiquants, ils vivent dans une maison très agréable, avec Rajah, un oncle âgé de 91 ans qui a gardé toute sa vivacité intellectuelle, et une employée de maison indonésienne de Semarang nommée Sutira. Ils possèdent également six toutous, que José, tous les soirs, va promener, ce qui fait de lui, chaque jour à ce que le zodiaque chinois nomme l'heure du chien, une araignée contrôlant une lourde toile de corde de six couleurs. Lorsqu'il rentre au bercail avec son escouade de quadrupèdes, il s'occupe de son jardin : il prend grand soin des frangipaniers, des hibiscus, du pendan, des bananiers, de la citronnelle, des ananas, des bougainvillées... et des pitcher plants - nepenthes, en français, des plantes carnivores dont les fines tiges, tombantes, se terminent par des réservoirs verticaux tout en longueur  très résistants et qui ont pour fonction de retenir un suc produit par la plante pour attirer les insectes, les prendre au piège et ainsi la nourrir.

    Nous avons été accueillis de manière princière - en contrepartie de quoi José et son ami ne demandent qu'un chose : converser. Ils sont d'une grande générosité. Ce soir, ils ont mis les petits plats dans les grands, et nous avons eu droit au full set de la gatronomie indienne maison : du poulet korma, mariné dans une préparation à base de noix de cajou et de curry frais; deux sortes d'épinards préparées de manière savoureuse; des cotelets de poisson, croquettes accompagnées de sauce au yaourt parfumée au piment rouge; du riz; des fruits et de la glace au chocolat. C'était divin ! Ensuite, José nous a emmenés faire un tour dans la zone que tous appellent ici le Portuguese Settlement, quartier peuplé de descendants des Lusitaniens qui ont maintenu vivantes, à travers les siècles, leur culture et leur langue - en les mariant avec la culture et les langues locales. A notre retour, il nous a longuement exposé à la fois les mérites et la méthode à suivre pour profiter de Singapour - où nous ne passons que trois jours !

    Célestin et Amphélise jouent souvent avec les chiens et sont tout excités, dès le matin, à l'idée de les retrouver. Bon, ceux qui me connaissent savent que je ne partage pas l'impatience quotidienne de mes biquets, mais peu importe, nous sommes bien ici... Nous ne restons pas chez nos amis demain soir, car c'est trois nuits qu'on était convenus de passer ici, et nous partons pour une dernière nuit à Malacca, à l'hôtel Chang Hoe, sur Harmony street, face au temple hindouiste, avant de partir pour la grande rivale, Singapour. Et poursuivre notre aventure.


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  • Il fait frais ici, dans les Cameron Highlands, vers le centre du pays, à proximité de la jungle du Taman Negara, c'est d'ailleurs sans doute le seul coin de Malaisie où le soleil ne frappe pas comme dans une forge. Un climat tout British régnait même, hier, sur Brinchang lorsque nous avons atteint la plantation de thé Sungai Palas, où la marque Boh cultive une partie de sa production. Passé le golf course, un peu avant le village, un crachin glissait sur les vitres du car qui dans ces routes étroites enveloppées de verdure humide a croisé de nombreuses Land Rover comme on n'en voit plus guère en Europe - le modèle mythique, celui de Daktari. Descendus du véhicule à la Junction, nous avons couvert à pied les quatre kilomètres qui séparent le route principale du coeur de la plantation. Garée devant la propriété d'un des managers de la plantation, une Mini Austin - pas le modèle rondouillard du siècle en cours, non, le petit, inconfortable, canaille et plein de charme - était exhibée comme un trophée surgi du passé. Un peu plus loin en s'enfonçant dans la vallée, nous sommes passés devant un manoir de briques blanchies, aux tours de fenêtres peints en noir satiné et flanqué d'une tourelle ronde munie de vitres à petits carreaux séparés par un quadrillage de métal - dans ce paysage de moyenne montagne, il semblait tout droit sorti du Lake District, au nord de l'Angleterre, de Windermere ou de Keswick, et je n'aurais pas été étonné de voir sortir du bois le vieux William Wordsworth, le front dégarni mais l'oeil encore vif, vétu de sa cape victorienne, récitant telle une prière  ces vers que lui inspirèrent la campagne anglaise :

    I wandered, lonely as a cloud

    That floats on high o'ver vales and hills,

    When all at once I saw a crowd

    A host, of golden daffodils,

    Beside the lake, beneath the tree,

    Fluttering and dancing in the breeze.

    Je n'aurais pas non plus été surpris de croiser son ami, autre Lake poet, Samuel Taylor Coleridge, chargé d'opium, psalmodiant telle un litanie :

    In Xanadu, did Kubla Khan,

    A pleasure dome decree...

    D'autant plus que, vu des Cameron Highlands, le Xanadu dont il est question dans le long poème de Coleridge*, cet invraisemblable palais construit avec de l'encre, du vélin et du laudanum, c'est un peu Sungai Palas, et Kubla Khan un certain John Archibald Russell. Russell est un entrepreneur anglais qui au début du siècle dernier fit fortune dans l'import-export, entre autres, de charbon et d'aluminium en Asie du sud-est, avant, en 1929, de constater que parmi les matières premières, seul le cours du thé ne s'effondrait pas. Il se lança donc dans un projet pharaonique : implanter des centaines d'hectares de thé dans un terroir de moyenne montagne à deux cents kilomètres au nord de Kuala Lumpur. Et déplacer, quelque peu, le centre de gravité de la production du thé depuis le Sous-continent vers l'Est.

    Dans un parfait zeitgeist colonialiste, il en profite pour faire venir des Indes, encore sous protectorat britannique, des employés qui l'épauleront dans ce projet agricole ex nihilo. Par la suite, au fil des années de l'entre-deux-guerres, de la même manière que la production de thé est acculturée dans la région, un village indien se développe au coeur de la plantation. Et la production s'amplifie au point de faire de Boh, la marque de Russell, le premier producteur de thé en Asie du sud-est.

    Nous aussi sommes des entrepreneurs ! Avec une audace sans égale, nous ne sommes pas passés par une agence pour notre virée à la plantation... Explication : il y a ici trois types de touristes. D'une part, les Malaisiens (nombreux), venus d'Ipoh, au nord-ouest, pour un day-trip, ou de KL (dites "kèyèl" - Kuala Lumpur) ou Penang, pour plusieurs jours, et dans ce cas ils séjournent dans les grands resorts, impressionnantes barres de béton qui se dressent ça et là dans les vallées environnantes. Ils arrivent à la plantation dans des monospaces Proton chargés de passagers jusqu'à la gueule. C'est la classe moyenne malaisienne : des Malais, des Chinois, des Indiens qui ont un emploi fixe, possèdent une voiture, un logement, parlent quelques mots d'anglais, aiment consommer et textoter, comme là-bas aux Ïouècè. Ils incarnent la prospérité du pays, désormais classé dans la fourchette élevée de l'IDH - Indice de Développement Humain - par le PNUD, bien plus haut que ses voisins thaïlandais et indonésien.

    Parmi les autres touristes, on trouve en majorité des groupes qui voyagent en tour organisé, qui en une demi-journée, en partant de Tanah Rata, au coeur des Cameron Highlands - où nous logeons - vous font enquiller au pas de charge la plantation, la ferme des papillons, une plantation de fraises, l'apiculteur et deux ou trois autres joyeusetés en moins de quatre heures montre en main. La Malaisie, bien plus que ses voisins du sud-est asiatique, se nourrit de ce tourisme organisé, par grappes. Ces touristes viennent à la plantation entassés dans des mini-vans ou des Land Rover dernière génération.

    La troisième catégorie, la dernière, c'est nous - en l'occurrence, le jour de notre visite de Sungai Palas, juste nous. Le temps dont nous disposons, ce trésor de paix, nous permet de manière générale d'éviter ces agences de voyage organisé. Tout à notre observation de la plantation, en descendant vers le centre, nous entendons dans notre dos vrombir les moteurs des touristes pressés. Nous sommes les seuls à arpenter cette route magnifique. Au final, nous prendrons une journée complète pour nous promener dans la plantation, quand eux n'y passeront que quarante-cinq minutes. Paradoxalement, l'avantage de cette concentration touristique est qu'elle libère des espaces entiers pour nous quatre. L'avantage annexe est que cette raréfaction touristique donne à notre balade des airs d'aventure. La propriété, somptueuse, est zébrée de petis chemins que n'emprunte personne d'autre que les Bruhat. CAFE prend le thé.

    Sur ce massif ancien, le Titiwangsa, poli par les millions d'années, les nombreuses lignes de crète sont douces et rondes comme des mamelons, et la production de la précieuse plante se déploie sur un bric à brac de bosses de verdure. Les tea bushes forment des petites bandes vert anglais de longueurs inégales qui s'étalent à perte de vue sur cette surface ondulée. Sur un versant de colline, un employé de la compagnie, portant masque de soudeur, foulard blanc et gants épais, taille à la scie circulaire les buissons sur lesquels la cueillette a été effectuée, tandis qu'un autre, vêtu de même, passe une tondeuse à fil en lisière des champs pour empêcher les mauvaises herbes d'empiéter sur les plants. Sur une autre colline, une brigade d'employés, chaussés d'épaisses bottes en caoutchouc jaunes - rempart efficace contre les branchages à la base des théiers mais bien fragile contre les pythons - armés de gros ciseaux pourvus d'un réservoir, étêtent les théiers d'une pente raide comme la justice. Une fois le réservoir plein ils en jettent, d'un geste rapide et sûr, le contenu dans un grand panier d'osier qu'ils portent sur leur dos. Avant de poser à nouveau les ciseaux à l'horizontale. Couper, vider, couper, vider, couper, vider - une succession de tâches bien répétitive dans un environnement à couper le souffle...

    Rames et Joseph, que nous croisons en cherchant à regagner la route à travers champs, nous convient à les suivre pour trouver notre chemin. Rames est népalais, de Katmandou. Joseph, lui, est du Bangladesh. Ce sont des immigrés, venus grapiller en Malaisie de quoi nourrir leur famille restée au pays. Ils sont sous les ordres des Indiens, immigrés plus anciens, qui travaillent ici comme chefs d'équipe, managers ou même goûteurs. Joseph, que notre présence amuse, nous tend ses ciseaux et son panier : à nous de jouer ! Célestin et Amphélise ne s'en tirent pas si mal ! Eve se saisit d'une feuille vert clair - les plus fines, au sommet du théier, où se trouve le pekoe -pour son carnet de voyage. Alors que nous reprenons notre route, me revient en mémoire une conversation que nous avons eue la veille, au restaurant indien Kumar, avec deux retraité malaisiens, un Malais et un Chinois. Ils regrettent tous deux les récentes vagues d'immigration (liées à l'essor économique du pays), qui selon eux dépossèdent les Malaisiens de leurs emplois, créent du désordre et génèrent de la violence. C'est, de fait, un discours sur les étrangers qui ne nous est pas étranger. Rien de bien exotique...

    Sur les indications de Rames et Joseph, nous continuons de grimper jusqu'au col, mais comme dans une asymptote, nous ne parvenons pas à rejoindre la route, que pourtant nous entendons à proximité : trois molosses grondent en raison de notre présence, nous n'osons pas nous aventurer sur leur territoire, ces trente mètres qui nous séprent du bitume. On redescend. On tente la bifurcation absolue, sur la droite, dans l'inconnu... Après une longue marche, nous rejoignons une seconde brigade de cueillette, en pause : quatre hommes et une femme sont allongés au niveau du coude que forme le sentier, à palabrer sous un tilleul. Notre arrivée les rend hilares - ils n'ont visiblement pas l'habitude de voir des touristes s'aventurer jusqu'ici ! Ils essaient de nous expliquer quelque chose par rapport au village nommé Trinkap, plus haut dans la vallée, où l'on pourrait prendre un bus pour regagner nos pénates, mais on ne sait pas s'ils avancent justement que c'est facile... ou impossible de s'y rendre. Dilemme - et comme on a déjà plus de dix kilomètres dans les pattes... Sur ce, arrive le chef d'équipe, sur sa mobylette, qui dans un anglais impeccable nous explique comment se rendre là-bas (du genre : "you see these two white sacks of tea, over there ?" (à au moins cinq-cents mètres !). On renonce. Avant qu'on fasse demi-tour, le contremaître, patelin, demande à Mouslim, un autre employé bangladais, de nous raccompagner au coeur de la propriété, d'où nous pouvons rejoindre la route. Mouslim a le visage bruni et la peau tannée, son corps sec est enveloppé dans un pantalon au motif tartan et un col roulé en coton dont une manche est découpée. D'un pied vif, il nous guide à travers la plantation en un clin d'oeil. Lorsque je lui demande de poser, il me regarde fixement, droit comme un i, après avoir soigneusement ôté son adorable sourire. Qu'il adopte à nouveau immédiatement après que j'ai pressé le déclencheur.

    En traversant une fois de plus le village indien en cette fin d'après-midi, nous constatons que la célébration du jour est terminée. Au coeur de Sungai Palas, le temple hindou, très fréquenté car la communauté est importante, a été rénové. Le toit vient d'être refait, et les statues qui l'ornent sont plus colorées que jamais. Or, cette rénovation correspond à une fête qui n'a lieu que tous les douze ans et est suivie de quarante-huit jours de prière. Aujourd'hui, c'était le quarante-huitième jour - la clôture de la célébration. Par bonheur, plus tôt dans la journée, on nous a laissé entrer et suivre la procession. Quel régal !

    A l'intérieur du temple, sur la gauche, trois jeunes filles donnent aux adorateurs, en contrepartie de quelques ringits, une petite bassine bleue, rouge ou verte, en plastique, contenant des fruits, une conque blanche ou une noix de coco et quelques fleurs. Après être passés par ce stand, les visiteurs se mettent en rang pour l'offrande aux dieux, ordonnée par le pujari, le prêtre. On fait le tour de la chapelle par derrière pour revenir de l'autre côté, les deux mains ouvertes contenant la conque chargée de fruits et de fleurs, et on avance à petits pas, hommes et femmes serrés les uns derrière les autres, en cercle vers l'autel où se tient le pujari, tout en contournant le bûcher où qe consument bûches et bâtons d'encens.

    Les femmes portent des saris de couleurs vives, elles sont maquillées et ont des bijoux, les hommes portent d'élégantes tuniques, et les enfants ont également enfilé leurs plus beaux costumes pour l'occasion. Les jus sont distribués à droite et à gauche, dans une ambiance à la fois solennelle et joyeuse. Assis à proximité du pujari, deux musiciens interprètent des ragas qui rythment la procession. Le percussioniste a enfilé de petits étuis fabriqués à base de farine durcie, semblables à des dés à coudre, au bout de chaque doigt pour faire claquer la peau de son thavil, tandis que le joueur de nadaswaran, sorte de long hautbois à pavillon plat comme une crêpe, tresse des mélodies serpentines qui jamais ne semblent vouloir se poser. A droite de l'autel, à la base du bâtiment qui abrite le pujari, une gueule de lion crache un filet de liquide orangé que chacun recueille dans un gobelet ou une bouteille en plastique. Mon voisin m'explique que c'est "the water from the gods" - cette eau sera vaporisée sur les meubles et le sol de la maison, pour en assurer la protection.

    Mais en cette fin d'après-midi, alors que nous rentrons de notre exploration, maintenant que la célébration a pris fin (pour douze ans !), le calme est revenu dans le petit village indien de la plantation Sungai Palas. Un brin fatigués, sur le chemin qui mène à la Junction, nous levons le pouce. Le premier véhicule qui passe, une famille indienne qui rentre sur Ipoh après une journée passée au temple, nous fait grimper sur la plateforme arrière. Dans ce gros pick-up, mes chers compagnons de voyage ont le visage gentiment fouetté par leur chevelure. Célestin prend des photos, Amphélise agite les fleurs qu'elle a ramassées dans la plantation, au vent frais de la fin du jour, et Eve contemple les théiers qui roulent à l'infini. Moi, je me dis que nous venons, à nouveau, de passer une journée remarquable. Anglaise, malaise, indienne, chinoise, bangladaise, népalaise. Une journée dans le monde.

    Et qui servira de modèle symbolique pour Orson Welles dans Citizen Kane.


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  • L’adorable Rose et sa petite famille nous avaient invités, avant-hier, pour célébrer la fin du ramadan, Hari Raya, ce qui est un honneur pour nous. Ce matin, vers 9 heures, nous nous sommes rendus chez elle, sur la plage voisine, au nord de notre resort. A même la plage, sous un sea parat, dont les amples feuilles protègent du soleil mieux que des ombrelles, de grandes tables avaient été dressées et décorées de petites fleurs roses. Sur le sable s’étaient déposées les fleurs du sea parat, petites gerbes de longs filaments blancs cotonneux aux extrémités rose fuschia. Posées les pieds dans l’eau, paresseusement léchées par les vagues, deux tables rondes ont en un clin d’œil été recouvertes de grands plats rectangulaires en métal contenant des mets variés : légumes croquants dans du lait de coco, satay de poulet à l’arachide (arrière, Célestin !), petites tranches de bœuf bouilli, plusieurs variétés de riz nature, et du riz gluant légèrement sucré enveloppé dans des feuilles de coco. Café, thé, jus de fruits, rien ne manquait.

    Ery, l’assistant de Rose, courait de table en table pour enjoindre à ses hôtes de manger, manger encore, de se servir à nouveau, comme si nous sortions nous aussi d’une longue période de jeûne. « Must eat, must eat !» intimait-il à chacun, affichant un large sourire et un regard touchant de générosité. Rose avait œuvré une bonne partie de la nuit, elle nous a confié à la fois sa fatigue et sa joie de régaler tous ces convives. Célestin et Amphélise ont enquillé une bonne douzaine de gros morceaux de pastèque chacun pour parachever ce festin. Nous avions la panse gonflée comme une baudruche en sortant de table. Merveilleux.

    Rose, originaire de Marang, sur le continent, tient un restaurant depuis huit ans, après avoir passé douze années à officier comme hôtesse de l’air pour Malaysian Airlines, ce qui lui a permis d’accumuler un petit pécule suffisant pour s’offrir ce qu’elle nomme « my dream ». Ce qui explique également la qualité de son anglais, fluide et assez sophistiqué. Outre sa générosité, ce qui nous a frappé chez elle, c’est son indépendance d’esprit. Nous lui avons demandé pourquoi elle ne portait pas de foulard, contrairement à tant d’autres Malaises. Elle nous a répondu que le foulard, elle le portait à sa guise, et pas pour respecter les convenances. Bam ! Il lui arrive, donc, de s’en coiffer, mais uniquement lorsqu’elle en fait le choix. Voilà une femme de caractère ! Et manifestement, sa fille a hérité de cette détermination, puisque nous ne l’avons pas vue, non plus, porter de foulard. Même lorsqu’elle grimpait sur le speed-boat pour rejoindre le continent.

    C’est d’un pas léger, malgré notre surcharge pondérale, que nous avons quitté ce lieu. Cette bienveillance et cette liberté nous avaient émus.


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    Aujourd’hui, premier trek familial dans la djeungueule. Oh, pas grand-chose, il s’agissait juste de rejoindre la côte est de Pulau Kapas par les terres – et pour y parvenir, franchir la carapace de verdure de l’île. C’est un peu l’appartement-témoin de la jungle, en fait. Un avant-goût de nos pérégrinations à Kalimantan, la partie indonésienne de l’île de Bornéo, où nous partons dans deux (ou trois) semaines. Et où il devrait, si tout va bien, y avoir du sport…

    On n’a couvert, ce matin, que quelques kilomètres, sur trois heures, mais Amphélise et Célestin ont montré de belles dispositions pour l’exercice. Malgré les moustiques à gogo – et pourtant c’est la saison sèche ! Ca grimpe, ça dévale, ça passe entre les lianes, ces petites bêbêtes – je parle des enfants ! On s’est frayé un chemin entre les hévéas, les cocotiers, les ara laut, grands arbres dont les racines, nées hors-sol, alignent des plis de tableau flamand, comme les fromagers. On y a vu, par ailleurs, des plantes qu’on croirait sorties des Mondes d’Aldébaran, du dessinateur Léo. Des arbres, pour le coup, invraisemblables – en particulier un palmier dont le tronc, à deux ou trois mètres du sol, se fragmente en une demi-douzaine d’autres troncs qui s’arrondissent avant de se planter dans le sol, par implosion tropicale. Coiffée de sa petite touffe en pétard, solidement campée sur ses pattes, l’étrange bestiole immobile nous regarde de ses gros yeux - des grappes de fruits verts qu’on ne se risquerait pas à goûter. Sûrement un des avatars de la mantrisse.

    En rentrant, on a pique-niqué sur la plage, à l’abri du soleil. A l’heure qu’il est, toute la tribu est au travail sur la terrasse suspendue. De laquelle Célestin, tout à l’heure, a spotté un lézard de la taille d’un labrador, moins les pattes, qui rampait juste dans notre dos. Il a tourné la tête, mollement, lorsque nous nous sommes levés pour l’observer de plus près, puis s’est enfui sous un tapis de feuilles brunies par le soleil en faisant un barouf du tonnerre.

    La routine.


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  • Il est environ 16 heures. Assis à côté de moi, Eve et les enfants travaillent. Eve entame une dictée de son crû par « Quand le soleil se couche, où va-t-il ? », à l’adresse d’Amphélise. Accent, pas d’accent, tiret, pas de tiret, Amphélise ? Tempête sous un petit crâne. Célestin, lui, est plongé dans la rédaction de son carnet de voyage. L’espace de travail est agréable : nous trônons sur une terrasse de bois surplombant la plage ouest de Pulau Kapas. Les clous rouillés qui dépassent de partout, les voilages usés par le sel et la pluie, le linoleum bleu ciel et la table de guingois n’entachent en rien le plaisir qu’il y a à rédiger ici. Au contraire…

    Le dernier speed-boat du jour cingle à présent vers le continent, et le bruit de son gros moteur diesel se fond petit à petit dans le clapotis. L’île vient de couper, pour la nuit, le cordon la reliant à la civilisation. Il ne faudra au bateau que quelques minutes pour rejoindre la jetée opposée, noyée dans une brume de chaleur descendue sur la côte. Face à nous, en contrejour, elle blanchit la ligne de crête qui dépasse à peine de la rive continentale sur des kilomètres avant de se perdre dans l’horizon. A nos pieds, plus personne ne se baigne, c’est à basse-tension qu’on fonctionne ici. Tranquille.

    Le ramadan prenant fin lundi (bon courage, Jawad !), aucune liaison maritime ne sera assurée sur deux jours. Dilemme cornélien pour notre troupe : quitter les lieux avant, ou partir plus tard ? C’est pour la seconde option que nous avons craqué. Nous allons donc passer une semaine complète sur notre caillou de verdure et de sable posé en Mer de Chine. Par conséquent, nous avons échafaudé ce qui ressemble à un emploi du temps.

    Le matin, nous partons à l’assaut des coraux qui bordent l’île. Le plus beau spot sur lequel nous ayons plongé se situe sur la côte nord, sur l’isthme qui sépare Pulau Kapas de Gem Island, sa petite sœur. Et on s’en donne à cœur joie ! Célestin et Amphélise sont très à l’aise en enfant-grenouilles ! Armés de nos minuscules mâts de caoutchouc, on survole des tables de madrépore larges comme les lentilles du télescope Hubble et des concrétions minérales fongiformes géantes protégées par des chevaux-de-frise coralliens coupants comme des keris - dagues malaises à la lame ondulée - autour desquelles évoluent des bancs de poissons multicolores dans les entrelacs d’une lumière pénétrée par le vitrail de la surface et sans cesse modifiée par la houle.

    Notre voyage nous amène à assister au monde, et, à défaut de le comprendre tout à fait, à en appréhender les formes, ses multiples avatars, qui se succèdent depuis Phnom Penh, où nous avons atterri il y a un mois et demi. Or, le snorkeling illustre bien cette sensation : allongés à la surface, chaussés du ridicule triptyque chaussons-masque-tuba, le dos rougissant comme une bourgeoise, on assiste à un merveilleux défilé de couleurs. On assiste au monde sous-marin comme on vit un rêve, dans un silence à peine troublé par les roulements du fond de l’océan et le cliquetis des coraux. Par moments, des centaines de poissons apparaissent soudainement, comme une volée de flèches lancée du fond de l’océan, avant de se ranger en formation pour évoluer ensemble avec une vivacité stupéfiante, comme s’ils voulaient nous faire comprendre un message, mais écrit, par facétie, avec l’alphabet de Neptune, faisant de nous de bien malhabiles Champollion. Dans ce monde dont on ne fait pas partie, on veut bien de nous car nous sommes inoffensifs : quel mal pourrions nous causer avec nos trente secondes d’autonomie en apnée ? D’ailleurs, seul le vaillant poisson-clown prend vraiment acte de notre présence, qui gicle de son anémone pour faire face et nous signifier qu’il est prêt à tout pour défendre sa famille, les autres poursuivent leur ronde comme si de rien n’était.

    Dans notre emploi du temps, l’après-midi, c’est séance de travail pour tout le monde : lecture, écriture, dessin... Deux heures passées à l’abri de la chaleur, en suspension au-dessus des flots. Avant de replonger en début de soirée, histoire de vérifier qu’aucun grain de sable ne perturbe la ronde de nos créatures polychromes. En début de soirée, on file sur un des quatre ou cinq restaurants de la plage, pour déguster poisson sauce aigre-douce, ou poulet au citron, sur la plage en profitant du soleil couchant. Jazz à gauche, reggae à droite, y’a qu’à choisir. Hier soir, c’était Bob et Peter. D’une île à une autre. Ce soir, c’était sans musique, mais encore une fois, Rose, la patronne du Qimi Chalets, a bien fait les choses. Nouilles au fruit de mer pour Eve, poulet en sauce accompagné de légumes et de riz pour les enfants et soupe tom yam de calamars à la citronnelle pour moi. En plus, Rose nous a invités, dimanche, pour fêter chez elle Hari Raya, la fin du ramadan. Buffet géant sur le sable ! Toute joyeuse, la tribu !

    * Rions ensemble en dénichant le nom du groupe californien qui se cache derrière ce titre pour partager un des jeux de mots les plus nazes de l’histoire de l’humour.


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  • Pas de malaise en Malaisie – ça ferait pas un beau OSS 117, ça ?… Ou bien sinon, il y aurait :

    Mali – Malaisie, Manu Chao ;

    Mal au zizi en Malaisie, San Antonio ;

    Malaïsha, J.M.G. Le Clézio ;

    Blaise Malaise, Manu Larcenet ;

    The Malay and Me, Thomas de Quincey ;

    Gardez le Malais !, Jamel Debbouze ;

    Ficciones de Malasia - según el único sueño de Agustín de Malaca, Jorge Luis Borges ;

    Malaise moi !, Virginie Despentes ;

    Malles malaises, Blaise Cendrars ;

    Le malais, et toutes les autres langues asiatiques, à l’aise, Claude Hagège ;

    Malais levé, le Malais fait, Bobby Lapointe…

     

    Bref, on a passé la frontière. Encore une de ces frontières qui se franchissent comme on passait à l’Est sous Brejnev : « Bon, c’est clair ? Tu descends du train, tu sors de la gare sur la droite, oui, oui, par-dessus les voies, tu marches tout droit sur un kilomètre, tu contournes un bâtiment qui ne sert plus à rien depuis des lustres, tu empruntes un passage obligatoire qui te fait revenir sur tes pas, tu présentes tes papiers, tu refais un kilomètre à pied et tu attends un bus rouge pendant une heure. Répète ! ».

    A la différence de la frontière naturelle entre le Myanmar et la Thaïlande, délimitée par une longue ligne de crête, la démarcation Thaïlande-Malaisie se fait sans topologie remarquable. On change de pays, c’est tout. Bon, ça n’est pas non plus comme s’il ne s’était rien passé de spécial, et que les deux pays, d’un commun accord, avaient élevé leur haie en traçant un plan sur un coin de table. Il y a justement un grand nombre de Malais, dans le sud de la Thaïlande, qui n’auraient rien contre un ajustement frontalier vers le Nord, et qui se rappellent au Roi de Siam par bombinettes interposées – et par ailleurs, si on a bien compris la visite du Musée de la Seconde guerre mondiale de Kota Bharu, il semblerait qu’en remerciement de services rendus, le Japon d’Hirohito aurait offert à la Thaïlande, en 1942, une partie du nord de la Malaisie – pas sain pour l’amitié entre les peuples, ça… Mais bon, on n’a pas franchi de col ni de rivière.

    Et pourtant. La différence entre les deux pays est saisissante. Quelques minutes suffisent pour couper le cordon – on est, de nouveau, ailleurs. D’abord, les voitures : en Malaisie, même si on circule à gauche comme chez le voisin, on roule en Proton ! Made in Malaysia, please. En particulier le modèle Saga – berline tri-corps qui dans une de ses versions combine un avant de Renault 11 avec un arrière de Talbot Tagora, pour aboutir au véhicule sans doute le moins racé, le plus insipide de l’histoire de l’automobile.

    Mais parlons de ce qui compte. Fini le bouddhisme ! Ici, on est en terre d’Islam. Les Malaises portent le foulard – ce qui ne les empêche pas de conduire motos et voitures, d’adresser la parole aux hommes dans les transports en commun, ni d’avoir des postes à responsabilités. Si une femme n’en porte pas, de foulard, c’est qu’il s’agit d’une Chinoise ou d’une Indienne. A fortiori en ce moment, on remarque les non musulmans en ceci que ce sont les seuls à manger de jour : c’est ramadan. Il fait chaud, mais pas une goutte, pas une miette ! Vers 18 heures, dans tout le pays, le rythme ralentit, on se prépare pour le repas. A partir de cet instant, en Malaisie, comme en toute terre d’Islam, le monde se divise en deux catégories (comme dirait Clint Eastwood) : il y a ceux qui préparent le repas et ceux qui s’apprêtent à manger. En fait, au bout du compte, ça ne fait qu’une catégorie, puisque ceux qui préparent le repas s’apprêtent également à dîner. Mais peu avant 19h30, heure de l’azan, c’est à dire l’heure à laquelle le muezzin appelle à la prière, qui précède le repas, c’est tout un pays qui retient son souffle. Les restaurants sont pleins à craquer, les tables sont dressés et les plats sont servis, les convives sont installés, mais le plus grand silence règne et oncques ne bouge un cil – on attend l’injonction salvatrice, lorsque de manière presque performative le langage se transforme en aliment. Quand dire, c’est manger. Et manger, c’est ce que l’on attend depuis le lever du soleil.

    Le foulard, le ramadan, donc, mais aussi la disparition du visage du Bouddha. Passée la frontière malaisienne*, le sourire de l’Eveillé, d’apparence bienveillante, qui nous accompagnait à chaque pas, est devenu souvenir. Et comme ailleurs en terre d’Islam, à la représentation des hommes et animaux, proscrite par aniconisme, se substitue l’arabesque, les formes géométriques, les croissants et les étoiles qui ornent les dômes des nombreuses mosquées, et le drapeau, du pays. L’entrée dans Kuala Terrenganu, ville du nord du pays qui revendique sa ferveur religieuse, donne à voir, en enfilade sur la rive du fleuve, quatre mosquées de grande taille à l’agencement, aux décorations, aux couleurs très différentes, comme un Reghistan d’extrême-orient. C’est saisissant, à défaut d’être vraiment beau.

    Il y a beaucoup de Chinois en Malaisie, et il semble qu’ils aient, en quelque sorte, une mainmise sur le pouvoir économique : de nombreuses officines, de nombreux hôtels, de nombreuses entreprises ont pour patron un Chinois. Ils travaillent en bonne intelligence avec les Malais, cependant sur les lieux de loisirs (restaurants), se manifeste un communautarisme certain. Encouragé par les pratiques culturelles – consommation d’alcool, par exemple – et la volonté politique. Le pouvoir politique, détenu par la majorité, est donc malais, et des décisions sont prises pour contrer la puissance chinoise en terre malaise – par le biais, entre autres, d’une politique de quotas. C’est ce pouvoir qui a pris la décision d’opter pour l’emploi de l’alphabet roman pour le malais, seule langue officielle – ce qui nous permet, à nous Gaulois, à la différence de la Thaïlande et du Cambodge, de parfaitement lire des choses auxquelles on ne comprend rien. Le malais, c’est un peu comme du turc sans cédilles ni trémas.

    Après deux jours à Kota Bharu, où nous avons visité le charmant palais du sultan, tout de teck foncé et de voilages jaune poussin, nous sommes descendus ce matin jusqu’à Kuala Terrenganu, sur la Mer de Chine. La ville affiche les signes de son développement avec ostentation. Les banquiers ont érigé d’imposantes bâtisses aux couleurs vives, les mosquées, plus tapageuses les une que les autres, dressent leurs minarets un peu partout, et le Mc Donald de la Gare routière y fait la taille d’un supermarché. A Kuala Terrenganu, les autobus sont recouverts de teck brun, ce qui leur donne des allures de cable-car à l’orientale. De là, nous avons pris le car pour Marang, afin d’embarquer sur un speed-boat pour Pulau Kapas, visible depuis le continent. Autant le dire tout de suite : ça pourrait faire des jaloux.

    Pulau Kapas, c’est rien qu’un p’tit caillou lancé depuis la côte par un enfant joueur. Un îlot à peine plus gros qu’une tortue : en guise de carapace, une colline recouverte de jungle, en guise de tête une minuscule terre émergée un kilomètre plus au nord, joliment nommée Gem Island (la pierre précieuse) – le tout bordé de sable blanc calibré à l’angström, grain par grain. Notre petit bungalow donne sur la mer, garnie de coraux qu’inspectent des bancs de poissons multicolores jouant les affairés à longueur de journée. Nous avons embouché nos tubas, enfilé nos masques, et chaussé nos bottines de plongée pour voir ça d’un peu plus près. Amphélise et Célestin, surexcités, relevaient régulièrement leurs corps de mini-plongeurs pour annoncer pêle-mêle les dernières trouvailles, et nous n’étions pas en reste. Plus tard, après une promenade sur la plage, nous avons dîné face à la mer, assis en carré sur des petits coussins munis d’appuie-têtes en triangles. Amphélise s’est endormie avant la fin du repas, emportée par la tiédeur du soir et le calme. On a foulé le sable frais pour retourner à notre bungalow et nous coucher. On pratique un sommeil de qualité sur Pulau Kapas. Pas de malaise en Malaisie.

     

    *Un Malais, c’est un membre d’un groupe ethnique, et malaisien c’est une nationalité. Comme pour Thaï / Thaïlandais ou Khmer / Cambodgien.

     

     

     


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