• Leçon N°1

    Pas tout à fait six mois, pas tout à fait cinq... Ni quatre, trois ou deux... Mais un et demi. Une quarantaine de jours au Cathay, c'est toujours ça de pris ! Nous partons pour la Chine : Hong Kong, Canton, Guilin, Xi'An, Lanzhou, Pékin - la Mandchourie, sans doute. On the road again, ça fait du bien. Par saint Nicolas, on va pouvoir se désensabler les oreilles, se rincer l'oeil, s'asticoter les papilles, retapisser ses cloisons nasales et se dégourdir les petons.

    Rappelle-toi, Petit Scarabée : avant le départ, tu t'es rendu au 117, avenue des Champs-Elysées, au consulat de la République populaire de Chine, pour déposer une demande de visa.

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    Après avoir donné ton ticket au guichet 9 pour régulariser ton passage, tu as eu l'impression d'acheter un appartement : fiches de paie, livret de famille, contrat d'assistance, noms et téléphones des écoles des enfants, réservations d'hôtel sur place, photocopie des billets d'avion... Cette montagne de paperasse, c'était ta première leçon, Petit Scarabée.

    C'est malin, au fond : l'accumulation, la complication produisent un enjeu dramatique et quand la semaine suivante tu récupères ton passeport décoré du précieux sésame, tu te sens presque comme un gagnant du loto. Bref, derrière les hygiaphones du 117, on te fait comprendre que la Chine se mérite.

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    Bien, merci Madame. Xie xie. On essaiera d'être à la hauteur.

    Action !

    Leçon N°2 – tomber dans le panneau

    Quand tu descends de l'avion, tu t'enfonces dans le long boyau de l'aéroport sans vie qu'aucun bruit ne perturbe. Les panneaux publicitaires pour la banque HSBC, tapis dans l'ombre, attendent la relève des passagers du matin, la chair fraîche des consommateurs qui débarqueront en provenance de Londres ou de Tokyo. Pour l'heure, il est minuit, nos pas résonnent jusqu'à la porte de verre coulissante qui mène vers l'extérieur et un taxi Mercedes ivoire qui démarre en souplesse.

    Dans la nuit noire, sur le ruban de bitume, tu agites ta tête de gauche et de droite comme une poule affolée. Que font là ces panneaux de signalisation qui n'avaient pas leur place dans tes plans :  Köln, Darmsdadt ?

    C'est ta deuxième leçon, Petit Scarabée : si ton avion a trop de retard, tu dormiras à Francfort.

    Pas à Hong Kong.

    Fuck !

    Ô vol, suspends to temps (PHOTOS ICI)

    Tu n'as rien vu à Hong Kong... Tu m'étonnes : on n'y était pas ! Vingt-quatre heures de rab entre la Mairie des Lilas et la Mer de Chine, c'est ça qu'on a eu dans notre assiette. Pour une histoire de tempête à Zurich, semble-t-il*. Au réveil, v'là l'café : les trognes de six pieds de long. Au boulot ! Francfort ? Ben ouaip, Francfort.

    Et encore, Francfort, c'est vite dit. Plutôt à une vingtaine de kilomètres du centre-ville, dans une suburbia formée d'imposantes maisons en cube coiffées de pentes de tuiles foncées. De grosses boites jaunes et blanches entourées de jardins bien alignés dans lesquels la mode des nains semble faire place à celle de petites reproductions de stupas bouddhistes.

    Puisqu'il nous restait jusqu'au soir pour prendre notre avion, nous avons mis le cap sur le quartier du fleuve de Francfort, le long duquel se trouvent les musées. La ville a vraiment le cœur sur le Main (sorry).

    Etrange voyage, qui te fait miroiter les cuisines de Kow Loon et les collines de Hong Kong pour mieux te mener par le bout du museau vers le Städel Museum pour admirer un Vermeer, des Holbein, des Cranach et autres Flamands de toute beauté. Pour te glisser dans le gosier des pretzels aux cristaux de sel gros comme le Yu-Kun-Kun. En retardant ainsi son objet, le voyage te met en conditions – dans des conditions tout autres.

    Car voici ta troisième leçon, Petit Scarabée : pour jeter ta pierre au loin, vérifie l'état du ciel.

    De toutes façons, ta mère le sort : on est à bord d'un A 380, quelque part au-dessus de la Russie. Les lumières ont été éteintes, Eve, Célestin et Amphélise dorment à ma gauche.

    On est sûrement dans la bonne direction.

    J'aime bien.

    Hong Kong (PHOTOS ICI)

    On a eu chaud : à la sortie de l'avion, dans l'aéroport d'HK - bâti sur une des nombreuses îles de l'archipel du sud de la Chine - une poignée de militaires en uniforme bleu, la partie basse du visage ceinte d'un masque blanc d'hôpital, plantent dans les oreilles de nouveaux arrivants choisis au hasard les pointes noires de leurs thermomètres électroniques. C'est la brigade du temperature check, à la recherche de voyageurs atteints de fièvre (38° : la quarantaine ? 39° : le rapatriement pur et simple ? 40° : la prison ?). Ca va, on passe sans encombre - probablement notre teint frais et rose grâce à l'air de Paname.

    Ce qu'il y a d'amusant dans cette procédure de contrôle aux frontières, c'est de l'imaginer il y a une trentaine d'années, avec les moyens techniques de l'époque. Des touristes ou des migrants allongés le ventre contre le sol comme des planches de surf à la dérive, un minuscule mât planté dans le point d'amure. Le mercure du mât grimpant dans la zone rouge : retour au bercail ; restant stable dans la zone claire : "Welcome to Hong Kong, enjoy your stay". Et tous de se relever, comme si de rien n'était.

    Le choc thermique, à dire vrai, on l'a subi quelques secondes plus tard, dans la file menant au contrôle des passeports. Une télévision, sans le son, diffusait des images de Nice accompagnées d'un bandeau affichant 84. On a compris tout de suite. Pensées pour eux et leurs proches, et pour nous tous.

    Hong Kong, pour nous qui n'y avons passé que 24 heures, c'est comme Singapour sans l'hystérie hygiéniste. Avec une bonne touche de Bangkok, quoi. Depuis l'aéroport, quand le train MTR qui relie le centre-ville lève son museau hors du tunnel, on aperçoit d'immenses tours et barres disposées en parallèles proches, face à la mer. Hong Kong ! Non, ça c'est rien, à peine la banlieue. Car lorsque le MTR pique sur Central et que vous descendez, c'est la puissance 1000. Des tours gigantesques, à touche-touche au pied des collines dans un embouteillage immobilier. Immensément hautes, toutes, de la tour décrépite et vérolée de tous ces boîtiers de climatisation sans âge qui lui rongent la façade, au skyscraper comme laqué flanqué d'ascenseurs latéraux éclairé de couleurs changeantes la nuit. Céline, au sujet de New-York, parlait de la ville debout. Qui dire ici - la ville sur échasses ? Pour l'instant, tels des corps réticents, ces constructions n'osent pas plonger à l'eau plus que le gros orteil, mais impossible de ne pas imaginer ici un effet domino sur le béton.

    Une fois nos bagots déposés à l'arrache dans notre petite chambre aux lits superposés, au quinzième étage d'un de ces immeubles décrépits de l'est de HK Island, nous avons filé sur Kowloon, la partie continentale de la ville, au nord. Après une promenade ébahie entre les allées de pierre, de métal et de verre, nous avons chapardé quatre tabourets de plastique rouge devant un étal de fritures pour nous poser et déguster poivrons, cuisses de poulet, jiaozis et petites brioches fourrées au porc. Le tout servi dans un sachet, sans couvert ni serviette. Un rien crade, bien gras - délicieux.

    Par ailleurs, il paraît que si les Hong-kongais mettent de l'énergie dans leur travail, ils en mettent au moins autant dans leurs loisirs. Vérification faite à l'Ocean Park, au sud de l'île, où sur plusieurs hectares un consortium a développé un parc d'attraction cum zoo absolument délirant. Le cable car, sans relâche, y part à l'assaut des collines boisées pour vous déposer dans la zone nommée summit. Vous avez ensuite la journée pour redescendre vers la mer en alternant attractions, visites et balades diverses... Un temple du fun ! Panda cum Grand 8, bataille de mousse cum requins - journée géniale.

    Vous entendez cette respiration régulière ? C'est celle de la Ville qui semble prête à se mettre en veille, aux basses heures de la nuit. C'est celle, aussi, de mes chers compagnons de voyage, allongés à mes côtés. Leur point d'amure est dégagé : ils sont en route pour de nouvelles aventures.

    Dernières heures hong-kongaises

    Un périple qui nous a menés des hauteurs de l'île, sur le Victoria Peak, jusqu'à la rive du bras de mer qui sépare HK Island de Kowloon. Une journée lancée par l'assaut de la colline à bord du Peak Tram, qui avale les presque 500 mètres de dénivelé en quelques minutes, avec des passages d'un pourcentage à faire pâlir le taux de popularité de François Hollande. Là-haut, la perspective sur la ville est bien différente. Pas en terme d'architecture : la cité, même vue d'en haut est bien debout, sur ses échasses, impressionnante. En terme de nature, plutôt ; c'est la jungle, du vert touffu, épais, d'où tombent des lianes enchevêtrées, cascadant depuis des arbres à caoutchouc de la couleur de l'orang-outan. Il y fait chaud, une chaleur lourde comme de la crème au beurre. La demi-douzaine de kilomètres de la Lugard Road, qui fait le tour du pic, rassemble familles, promeneurs... et joggeurs, attirés par ce ruban en iso-altitude éloigné de la pollution de la ville. Ils portent des lunettes design et baignent dans leur sueur, n'hésitant pas à quitter le maillot sous le regard aussi inquiet que gourmand des vieilles Chinoises qui, elles, passeront probablement la moitié de la journée à boucler la ronde.

    En fin d'après-midi, nous sommes parvenus au bord de l'eau, au niveau du Pier 7, l'embarcadère d'où le ferry de la Star appareille pour vous faire traverser, pour une somme modique, ce bras de mer qui constitue une baie ouverte. La douceur vespérale, l'euphorie, la fatigue nous font sortir du temps et les neuf minutes que comptent la traversée suffisent à nous plonger dans le ravissement. La nuit est tombée, les immeubles de la skyline hong-kongaise se sont illuminés : la vision de ce front de mer, depuis notre embarcation, constitue en soi un spectacle. Un spectacle grandiose... avant l'espèce de son et lumière ridicule que financent, chaque soir, la ville et ses généreux donateurs (HSBC, etc.). Musique pseudo-tradi assassinée au clavier multi-instruments, son indigne.

    Petit Scarabée, lorsque tu grimperas à bord du ferry de la Star, reste-z-y pour revenir directement à HK Island : la B.O. du Symphony of Lights risquerait de te fracturer les tympans et t'empêcher d'entendre la sauterelle qui se trouve à tes pieds.

    Nous partons demain pour la Chine, que nous avions entrevue, Eve et moi, depuis le col de Torugart, au Kirghizistan... il y a 16 ans. De l'eau a coulé, nos enfants sont nés et nous y sommes à la porte. Impatience.

    Au Guangxi (PHOTOS ICI)

    Quand tu quittes HK, Chine, tu entres en Chine. Logique. Enfin, compliqué. La frontière délimitant HK du Mainland China se situe à Shenzhen. La proximité de la cité sur échasses a boosté le développement de Shenzhen de manière spectaculaire. Cette ancienne ville pauvre, désormais en surchauffe, déploie autour de son centre des tentacules qui s'étendent sur des dizaines de kilomètres.

    Lorsque tu entreras dans le Mainland depuis HK, Petit Scarabée, et que tu chercheras ton chemin à travers la gare routière de Shenzen, sache que tu franchiras le seuil d'un autre monde. Ici, tu paieras en yuans, plus en dollars, et tu pourras toujours t'escrimer à puiser dans la langue de Shakespeare et de Beyoncé, tu n'avanceras pas plus qu'en swahili ou en turc. Ici, une brigade de rabatteurs tenteront de te convaincre des mérites de leur micro-compagnie de cars. Ici, tu auras la chance d'utiliser des toilettes qui te rappelleront sans doute celles de Ziguinchor, de Samarcande ou de La Paz : accueilli par une odeur piquante, tu guideras tes sandales avec précaution pour que tes pieds restent à la surface de la lagune d'intérieur qui te sépare de la vespasienne depuis le chambranle de ce qui fût naguère une porte. Seras-tu Eric Tabarly ou Jacques Maillol ? Katarina Witt ou François Perrin ?

    Ce qui ne constitue aucune différence avec notre point d'origine, derrière les New Territories, c'est cette chaleur de fauve, qui vous transforme un linge sec en éponge plus rapidement qu'un bucket challenge. On voit, sans exagérer, les pales du ventilateur découper l'air en disques de l'épaisseur d'un pneu de scooter. Refuge est pris dans un resto climatisé. Riz pour tous, servi avec un sourire de bon augure. D'ailleurs, comment après quelques jours ici entretenir l'idée du Chinois un brin rêche, voire sec ou bourru ? A combien de coins de rue, dans combien de bus ou de métros, de maisons est-on venu nous prêter main forte, nous guider ? Et toujours avec le sourire !

    Alors que nous patientons pour le départ du car qui nous mènera vers Yangshuo, des claquements secs comme des coups de trique se font entendre un peu partout dans le hall : ce sont les cartons et objets de toutes tailles qu'on emballe à toute vitesse dans du scotch de déménagement. Le matériel qui voyagera avec nous, dans les soutes. Armés de dévidoirs, on embaume, on momifie ; ici un micro-ondes, là une moto.

    A la nuit tombée, nous prenons place dans notre sleeping pour douze heures de parcours jusqu'à Yangshuo – et ses mythiques formations karstiques. A bord, pas de siège, seulement trois rangées, sur deux étages, de logements rectangulaires à l'intérieur desquels on s'allonge pour la durée du trajet. Ces alignements rappellent des enfilades de cercueils – est-ce pour rassurer les passagers qu'on a tapissé les parties extérieures de Velléda simili-teck type yacht, genre vous arriverez à bon port ? Tant mieux, car en pleine nuit le chauffeur roulera à pas loin de 150, faisant défiler comme dans un film en accéléré les tours de trente, quarante, cinquante étages que Shenzen a jetées sur sa périphérie. La Chine du sud est un chantier.

    Nous passerons en tout quatre jours dans le Guangxi, coincés parmi les éminences rocheuses comme dans une installation de métal de Richard Serra. Ces excroissances moutonnent sur près de six mille kilomètres carrés de part et d'autre de la rivière Li. Le paysage ne ressemble à rien d'autre que nous ayons vu auparavant – ces arêtes à perte de vue me font penser à une gigantesque caravane de pierre à l'arrêt, massée à l'abreuvoir que constitue le cours d'eau. C'est somptueux.

    Qui dit massif karstique (formation due à l'érosion de minéraux fragiles comme le calcaire ou le gypse, et au creusement de cavités), dit grottes. Celle que choisit Amphélise nous mènera droit à un bain de boue suivi d'un bain chaud dans les hot springs souterrains de l'ouest de Yangshuo. Cette escale sud-chinoise nous a également offert des promenades le long de la rivière, une randonnée rendue difficile par le nombre de mauvais choix effectués, des baignades fluviales et des repas pris, le soir, dans une ambiance de jungle – concert de bestioles diverses et parfum de spirales anti-moustiques. Douceur, chemisette et piments rouges. Et un moment de grâce, le deuxième après la traversée du bras de mer séparant Kowloon de HK Island. En couple cette fois.

    Quand votre esquif, monté sur sept rondins de bambou*, quitte en solitaire son mouillage à Xin Ping aux basses heures de la nuit - alors que vos enfants dorment à poings fermés à l'hôtel – lorsque le ronflement du moteur se projette sur la rive endormie, alors qu'éclairées par une lune gibbeuse les formations karstiques se livrent malgré l'entrave légère des brumes de chaleur qui leur tient lieu d'écharpe, vous savez que vous êtes là tout à fait. Nulle part ailleurs. L'étrave fouette en rythme la surface étale qu'elle brise en un prisme d'eau et d'écume qui n'a pour espérance de vie que la durée d'une seconde. Mais déjà la surface se brise à nouveau – le présent se revitalise. Ainsi va le voyage, qui emporte avec lui les morceaux du temps mais en génère de nouveau qui ne vous appartiennent que l'espace d'un instant. C'est à ce moment précis que vous vous sentez vivants.

    *Sur les quais de Xin Ping, bourgade par ailleurs adorable, une ribambelle de femmes abordent les touristes à l'aide d'une formule – deux mots qui constituent à la fois une prise de contact et une proposition commerciale :Hello bambou ? Elles font allusion aux radeaux sur lesquels leurs watermen de mari ou de fils font des allées et venues sur la rivière Li. Or, à y regarder de plus près, ces rondins portent des inscriptions du Leroy Merlin local. Astucieuse imitation.

    Au Gansu (PHOTOS ICI)

    A quelque deux mille kilomètres au nord des merveilleux paysages de la rivière Li, s'étend une longue bande de terre en demi-lune, un boomerang glissé entre les dunes du Gobi et le Sechuan et planté dans la Mongolie limitrophe : c'est le Gansu, province sur laquelle Célestin avait jeté son dévolu en reluquant des images sur le net.

    Plein Nord, donc ! Nous avons pris un train pour rejoindre Changsha, dans le Hunan, la province de Mao. Des statues, des affiches, des slogans : Mao continue de susciter l'engouement d'une partie de la population, et sur toute la Chine. De nombreuses familles affichent des posters du Grand Timonier dans leur entrée, visibles depuis l'extérieur. Mais le Hunan ne restera pour nous qu'une étape purement logistique. A peine arrivés à Changsha, nous nous écrasons sur nos lits, dans un hôtel miteux, pour une courte nuit avant le vol vers Lanzhou, capitale du Gansu. Yalla !

    Etrange arrivée à Lanzhou : l'aéroport a été bâti à soixante-dix kilomètres de la ville, pourtant, rien ne sépare les deux. Nada, zilch ! Un paysage de petite montagne à perte de vue jusqu'à la descente vers la cuvette dans laquelle se situe cette bourgade de deux millions d'habitants – pas plus. Pas loin de cent bornes pour l'aéroport, mais quelques kilomètres, cela dit, pour la centrale nucléaire, dont on voit les réacteurs depuis le centre. Ca forme un équilibre.

    Par ailleurs, les corps doivent s'habituer à un climat complètement différent : il fait frais, ici, on peut faire plus de cinq mètres sans se retrouver couvert de sueur. C'est reposant.

    Les news, c'est l'arrivée de notre pote Roger, en provenance de HK. Même si son avion a été retardé, presque annulé, à cause des intempéries de Xi'an – sa correspondance – il a pu nous rejoindre dans la nuit au 60°Motel, au sud de la ville. Xi'an, où nous devons nous rendre dans une dizaine de jours, ça promet. Au réveil, je prends connaissance du petit mot qu'il a glissé dans l'encoignure de la porte : il s'offre quatre heure de ferme-les-yeux jusqu'à 8h30 et nous suggère de le rejoindre en début de matinée. Génial ! La dernière fois qu'on s'était retrouvés, c'était à Punta Arenas, près d'Ushuaïa. A présent, c'est aux portes du Gobi : il y a pire, comme retrouvailles. 

    La ville, qui au premier abord ressemble à une congrégation de tours immenses sans aucun suspense architectural, livre sa moisson de surprises à l'occasion d'une journée à patienter avant le départ de notre train de nuit pour l'ouest de la province. Les eaux brunes chargées de boue du fleuve Jaune, qui séparent la cité en deux parties nord-sud, sont le point de rassemblement des habitants pour quelques heures de loisirs. Au bord de l'eau, sur des rivages aménagés, on rivalise d'adresse au cerf-volant : ici, on pilote son bolide des airs en formant des figures tournoyantes, là on prend de la hauteur pour dépasser les deux cents mètres, et les plus hautes tours. Sur de longues terrasses agréables, on se retrouve autour d'une bière ou d'un thé. Des enfants courent, s'initient au skate-board ou tirent sur la manche de leur parent pour une friandise. 

    Sur la rive sud, on promène nos museaux ébahis dans le Temple du nuage blanc (franchement, qui à part les Chinois et les Sioux nomme ainsi les choses?) : charmante reconstitution d'un temple taoïste détruit par Mao. De petits bâtiments de plain-pied, au toit de pagode traversés de poutres multicolores et recouverts de tuiles brillantes, qui abritent des sculptures de l'Empereur de jade et autres divinités. Des jeunes moines vêtus de gris et de bleu et portant des couvre-chefs noirs méditent cependant que les fidèles plantent, dans la cendre de cuves rectangulaires posées sur pieds, de longs bâtons d'encens rose ou jaunes ou des bougies rouges qu'ils ont allumés aux flammes émanant de vasques de métal disposées à proximité. A l'entrée, le stand qui fait commerce d'encens et de bougies vend également des liasses de faux billets assemblés par centaines. Quoi de plus premier degré dans la démarche propitiatoire que ce qu'autorise cette religion : brûler des reproductions de billets pour favoriser la richesse ? Il y a quelque chose de si franc là-dedans, de si... cash.

    Dans les rues de la ville, on assiste à un « concours de tee-shirts secs » : qui aura l'inscription la plus saugrenue ? Je vous en livre quelques-unes. 

    ACNE CLUB

     NYG

    Ou bien :

    RAGILE

    istyle style

    Ou encore :

    Weeting may endure for night

    But joy comes in the morning

    Plus musical :

    Rock'n'Roll

    Virginal Intentions

    Départ pour le Gobi demain, cap sur Hung Huan - quatorze heures assis, dans un train de nuit, il est où le problème ?

    ***

    Dans le claquement irrégulier des bogies contre le métal des rails, le train CTR K2630 se faufile entre les deux massifs ocre et gris que nous longeons depuis que la rame s'est mise en branle, à l'ouest. Dans la vallée, chaque sortie de hameau se signale, sur les sommets, par de petites constructions à toit de pagode que l'on atteint par des chemins escarpés : ce sont les temples des villageois. L'air, devenu plus doux après la chaleur de fauve de la journée, autorise femmes et hommes à procéder aux travaux des champs. La partie haute du corps enveloppée dans un tissu de couleur vive, les paysannes ramassent leur récolte penchées sur leur lopin.

    Nous venons, à nouveau, de traverser les eaux de glaise du Fleuve Jaune – franchies, quelques kilomètres avant Lanzhou, par un pont à haubans jaune poussin tout droit sorti d'une boîte de Playmobil. Nous quittons la province du Gansu, après une semaine à musarder, les mirettes chargées comme des baluchons de jeune fugueur. Des baluchons sous les yeux aussi : voyager en Chine n'est pas de tout repos.

    Nous avions quitté la capitale de la province, il y a une semaine environ, pour filer plein ouest vers les confins du Gobi - le désert mongol qui mord sur le nord de la Chine - et du Xinjiang, immense province de haute montagne et de terres désertiques qui se déploie vers l'ouest, le Pamir et l'Asie Centrale, trimbalant avec elle une géopoétique de prestige : Kashgar, Samarcande, Bukhara, Khiva, Bakou. Bref : la route de la soie.

    A l'ouest du Gansu, au milieu de rien ou pas grand chose, se dresse Dunhuang, oasis devenue cité qui a tenu son rôle dans le commerce entre l'Orient et l'Occident. C'est là que nous avions déposé nosbackpacks, après quatorze heures de train en sitting dans une voiture à l'ambiance canaille. Quand tu ne voyages pas en couchette, en Chine, les lumières restent allumées toute la nuit, les téléphones, volume à fond, diffusent des films de justicier gore, on tchatche, on s'invective, on se racle la gorge. Notre voisine, une Hui au visage buriné comme une Kirghize, change de position toutes les deux minutes : assise, debout dans l'allée contre la tranche du siège, en mode prie-dieu le visage écrasé contre le fauteuil, pliée en deux genoux sur l'assise le cul en l'air devant Roger... Aïe, le fou-rire.

    C'est par conséquent labourés de fatigue qu'on a traîné nos guêtres dans la chaleur déjà saisissante du matin de l'oasis, à la recherche d'un logement bon marché. Bingo ! Un peu de repos, un dîner délicieux, la douceur du soir, combinés à cette excitation quand dans l'inconnu on a cette sensation, paradoxalement, que le temps s'accélère et qu'on en a à profusion dans nos musettes... il n'en fallait pas plus pour que Roger et moi procédions à notre rituel de voyage, joints par Célestin, passé minuit : direction le merlan, pour une coupe bien près du crâne.

    Outre son statut d'étape sur la route de la soie, ce qui fait la réputation du coin, ce sont les célèbres grottes de Mogao. Mogao ? Oui oui, Mogao. Creusées à même la falaise, des centaines des cavités constituant autant de temples bouddhistes auxquels, entre le le sixième et le quinzième siècle, on accédait par des échelles de bois adossées à la roche. Des chapelles mais aussi des cathédrales troglodytiques. Autour de statues en paille et en terre peintes, au regard franc, les moines ont recouvert les parois de stupéfiantes proliférations de figures du bouddha, parmi d'autres figures. On y trouve, par exemple, un taureau rendu vivant par quelques coups de pinceau : puissance, vitesse et tournoiement, un Pablo Bouddhaso, en quelque sorte. Une de ces grottes abrite un Bouddha de plus de trente mètres, une autre un Bouddha de vingt-cinq mètres. Mogao est un monument de premier ordre, dont l'anonymat est curieux.

    C'est depuis la région, en outre, que nous sommes partis vers l'ouest, nous rapprochant encore un brin du Xinjiang, pour un tour dans la vallée du Yadan. La route, recouverte d'une pellicule de poussière, nous a menés jusqu'à cette portion de désert semé de formations rocheuses qui sont autant de tortues de glaise figées dans un élan vers la mer inatteignable. Alors que le soleil se fiche dans l'horizon, Eve, partie se dégourdir les arpions pour un moment de solitude, se prend à rêver d'une randonnée dans cet univers de fiction. Mais attention : pas dépasser ! Les sentiers sont bordés de corde, et les visiteurs se doivent de déambuler comme le boxeur sur l'espace exigu du ring. Ainsi le veut la politique chinoise, qui de la loi sur l'enfant unique (récemment abolie) à la délimitation des espaces de promenade, semble effrayée face à la prolifération des corps. Celui du Bouddha peut bien se tapisser à l'infini sur les parois des grottes de Mogao, les humains, eux, sont contraints. L'aventure, en Chine, ne fait pas bon ménage avec la gestion du territoire. On rangera donc la randonnée, l'improvisation sur ces paysages à couper le souffle, au rayon de la fiction.

    Parce qu'en matière de paysages hallucinants, il reste les montagnes du Danxia, dans les environs de Zhangye, au centre de la province. Dans ces montagnes, les sédiments, l'érosion ont tracé à la surface de la roche qui ondule de longues bandes de couleurs vives, comme lacérées au fouet sur des kilomètres. De l'ocre, du vert, du turquoise, du brun se jouxtent tels des lignes d'eau sur un océan minéral. Une des plus belles choses que l'on puisse voir. Mais que l'on observera depuis des sentiers balisés, au milieu des bataillons qui selfisent à la mitraillette, le visage ceint d'une balaclava, chaussé de lunettes noires et placé à l'abri d'un parapluie flashy. La beauté en Chine a un prix : il faut rester dans le groupe. CAFE a mis de l'eau dans son vin : cette province est tellement belle.

    Tenez, là, regardez : un Gaulois entre deux âges coiffé d'une immonde casquette rouge et noir. Il imite le cri du cochon pour demander si ce sont des brochettes de porc qu'on prépare devant lui. Tendez l'oreille et écoutez ce qu'on lui répond : « Muslim, muslim ! » La honte ! Partout dans Dunghuang, les Musulmans Hui font rôtir des brochettes d'agneau à faire pâlir les kholovatz d'Arménie. Massées au pinceau pour une enveloppe légèrement croquante, elles sont ensuite parsemées de cumin et de piment et cuites juste comme il faut. Brochettes d'agneau, mais aussi porc en sauce, fines lamelles de bœuf épicé, accompagnés de nouilles fraîches ou de riz ainsi que d'aubergines revenues ou de choux – on mange bien dans le Gansu, sur la rue ou dans les petites salles personnalisées des restaurants, munies de sonnettes pour appeler le personnel. Souvent, on entend, dans les couloirs ou sur la terrasse les jeux de nos voisins, un genre de pierre-feuille-ciseaux vociférant, dont le gagnant se voit offrir une rasade. La fabrication des nouilles est spectaculaire : depuis un plateau recouvert d'un linge humide, notre voisine tire un boudin de la taille d'une petite ficelle de boulangerie. Elle l'étire, la claque sur le piano puis de ses doigts écartés sépare la pâte en plusieurs parties, claque et étire à nouveau puis plonge sans attendre dans l'eau bouillante. Le tout ne prend qu'une poignée de secondes.

    Pour ce qui est des hôtels, il a fallu se rendre à l'évidence : certains sont réservés aux Chinois, et c'est non négociable. Dans la petite ville de Linze, où nous n'avions pas trouvé de quoi nous loger, il a fallu claquer la porte de l'établissement où nous souhaitions poser nos valises. Le tout malgré une scène de deux heures et notre insistance : nous avons même demandé à appeler la police, qui n'a fait que rappeler la loi, selon laquelle une partie des établissements ne sont pas accessibles aux étrangers. Every cloud has its silver lining : cela nous a permis de rencontrer Vince et Bara, deux professeurs d'anglais, qui nous ont pris sous leur aile, gênés de cet état des choses. Après nous avoir trouvé un toit, ils nous ont emmené au resto qui allait devenir notre cantine pour deux jours. Merci collègues !

    ***

    Nous venons de passer Lanzhou et ses tours rosies par le soleil couchant. Le train a pour destination Xi'an, dans la province du Shanxi. Et nous sommes en hard-sleeping cette fois. Café allongé. On enchaîne, on enchaîne !

    Deux pékins de moins à Pékin (PHOTOS ICI)

    Célestin et Eve ont pris le vol LH8721 pour Paris. Remembrement du voyage : on se sépare, on se retrouve(ra), le groupe se module au gré du temps et des kilomètres. CAFE + F est devenu FA + F. (Faf ? bof) avant de se transformer en FA la semaine prochaine.

    A l'heure du tigre ce matin, alors qu'Amphélise et François étaient restés dormir, c'est moi qui ai accompagné mes chers partenaires jusqu'à la station Dongzhimen, d'où ils prenaient la navette pour l'aéroport et l'Europe. Nous redoutions la montée dans la rame : le métro de Pékin est secoué d'effets de masse aussi nombreux qu'ils sont impressionnants. D'autant plus lorsque vous êtes bâtés avec vos backpacks. Vous avez soudain l'impression que tout le Cathay (dont la population a doublé depuis que notre Jacquot en dénombrait sept-cent millions, dans les années soixante) s'est donné rendez-vous à l'endroit où vous vous trouvez. Métro mais aussi car, rue, resto : l'espace se charge comme une casserole se remplit d'eau, à toute vitesse, et d'un coup il ne reste que l'air au-dessus des têtes pour ne pas étouffer. Et encore ! C'est très impressionnant.

    Outre que cette capitale offre une Exploration Fonctionnelle Respiratoire longue durée gratuite pour tous les asthmatiques du monde, elle offre aux curieux une expérience de psychologie sociale. Résoudre l'impossible équation en trois dimensions : on fait comment quand on est trop nombreux ? Sur les quais du métro, on n'attend pas que les passagers soient descendus pour monter, on passe sur les côtés des accès à la voiture, d'après des jeux de flèches tracées en jaune sur le sol, tandis que ceux qui quittent la rame, constituant à présent un corps étranger, s'extirpent tant bien que mal en jouant des coudes. Cela n'indique en rien qu'il y a confusion dans l'Empire du Milieu : dans une sorte de brusquerie maîtrisée, on se pousse, on se bouscule, on donne de l'épaule, on s'immisce – mais on ne s'énerve pas. Pas un mot plus haut que l'autre. De vieilles bonnes femmes au dos courbé, le regard vers le sol, cognent leurs corps de bois sec contre le vôtre et vous vont vaciller sans crier gare. Comme si elles étaient seules. Des mamans portant un bébé vous fendent une façade compacte de passagers aussi sûrement que la lame de Gengis Khan. Les mêmes, sans doute, qui vous aideraient à trouver votre chemin l'instant d'après, avec le sourire. Pour le Gaulois qui ignore cette procédure, prendre le manège en route est assez déstabilisant. Pour un peu, il chanterait « Et moi, et moi, et moi ».

    A ce sujet, nous avons vécu une scène hallucinante dans une gare routière. Nous avions décidé de faire quelques pas sur la Grande Muraille au niveau de Badaling, la portion la plus visitée mais en principe la plus simple d'accès depuis la capitale. Parvenus à la gare du Nord, nous avons constaté que les trains étaient tous complets pour la journée. Il nous a fallu par conséquent tenter notre chance avec le bus, les lignes 877 et 919 promettant l'accès à l'illustre rempart depuis une station située à proximité de la gare. Attention, Petit Scarabée : lorsque tu renonces au chemin de fer, tu bascules sur un chemin de croix.

    En effet, ces bus, alignés sur des centaines de mètres, jouxtaient une file d'attente à faire rêver tous les Louvre de la planète. De part et d'autre de la chaussée, les contrôleurs aboyaient dans leurs mégaphones sur les pauvres Chinois trimballés de part en part, de car en car, courant tels des poules affolées, de peur de ne pas trouver de place à bord. Bref, un Jérôme Bosch malmené par le soleil d'Asie. La casserole d'eau, frémissante d'habitude, menaçait d'atteindre la température d'ébullition : la rue allait imploser. Imaginant la situation à la sortie du car et sur la Muraille (« ils vont en plus au même endroit que nous »), notre décision a vite été prise : pas de visite. Cette muraille, prévue pour protéger les Han des invasions, aura au moins fait son office pour cinq Gaulois mi-effrayés, mi-amusés. Car pour ce qui est des Mongols venus du Nord, ils ont régné sur l'Empire pendant pas loin d'un siècle ! En contrepartie, nous avons taillé la bavette avec les pandas du Beijing Zoo. C'est quoi, le plus stylé : voir la Grande Muraille à Pékin ou être à Pékin et ne pas voir la Grande Muraille ?

    La circulation constitue un autre volet de cette expérience : on ne klaxonne pas autant qu'à Calcutta, on ne s'insulte pas comme à Paris, on ne roule pas aussi vite qu'à Mexico, mais les déplacements dans les villes chinoises, grouillantes, remettent l'ouvrage des relations humaines sur le métier à chaque fois que deux personnes se croisent. Il y a d'abord un système féodal de priorités : bien au chaud dans son donjon, l'automobiliste, un peu plus bas le conducteur de touk-touk ou assimilé. Ensuite vient le deux-roues et enfin, en bas de l'échelle, exposé, le piéton – qui n'a jamais la priorité. Comme l'on roule assez lentement ici, s'opère systématiquement un bluff : les dixièmes de secondes qui précèdent le croisement, on se toise ou on feint de s'ignorer jusqu'à ce que l'un des deux cède. A chaque instant dans les rues de Chine se mettent en place, donc, des conflits soft dont l'issue est incertaine. La seule certitude, c'est que le piéton a tout de même nettement moins d'arguments que ses camarades cuirassés et que généralement il s'efface pour finir sa journée vivant.

    ***

    Ce matin, donc, après avoir quitté Célestin et Eve à la station Dongzhimen, l'oeil mouillé, j'ai emprunté le chemin du retour sans bagages, alors qu'il était encore tôt. Facétieux voyage, qui en un claquement de doigt vous métamorphose : de la créature affolée que vous étiez, le dos alourdi par le sac de votre moitié, vous voici fourmi parmi d'autres, anonyme. Enfin, anonyme, jamais tout à fait : notre altérité fait de nous l'objet de bien des attentions. Il n'est pas rare que des enfants tirent sur la manche de leurs parents pour les prévenir de notre présence. On nous scrute, on nous observe comme des papillons sur une feuille de papier de riz. En Inde, au Sénégal, on n'hésite pas à vous regarder fixement – ici, parfois, c'est en plus de près. C'est qui le touriste ?

    Quoi qu'il en soit, en cette matinée pékinoise, je me sentais, de retour vers notre appartement de location, comme un commuter vaquant à un quotidien sans histoire – dans un pays auquel je ne comprends goutte mais qui me fascine.

    Hier soir, nous avons dîné avec Zhudan, que notre amie Miao-Xin avait contacté depuis la France pour une rencontre. Journaliste, elle travaille à CCTV, la télévision chinoise, pour une chaîne en français. On allait dîner ensemble et échanger – joie ! Elle nous a menés vers un restaurant proche de l'appartement où nous logeons, dans le quartier du métro Taoranting. Dans cette salle aux plafonds hauts décorée de lampions et de boiseries foncées, une armées de serveuses vêtues de noir s'affairent autour de tables rondes pouvant accueillir une dizaine de personnes. Zhudan nous fournit des explications au sujet du menu aux lourdes pages de papier glacé, commande, puis la table, petit à petit, se charge des plats qu'on apporte. Des boulettes de viande croquantes qu'on sert avec des ramequins de cumin et de sauce piquante. De l'aubergine frite, tendre et goûteuse. Du chou mariné parsemé d'ail, servi dans une assiette rectangulaire. Un canard laqué (Beijing roast duck) - à la peau croustillante comme un magazine people - qu'un cuistot vous sert découpé après vous avoir présenté la bête, accompagné de petites crêpes, ainsi que des oignons, du melon et du concombre détaillés en lamelles, des ramequins de sauce à base de soja de sucre en poudre... Sur le plateau tournant en verre transparent placé au centre de la table, on fait circuler le tout entre les convives, avec de la bière et du jus de prunes gorgé de sucre, dont les Pékinois raffolent.

    Zhudan nous parle de son amie qui a laissé ici son emploi, son mari et son second enfant pour accompagner son fils violoniste de onze ans aux Etats-Unis et tenter de lui assurer un avenir professionnel dans ce milieu où la concurrence fait rage – c'est pas du tiger mum de premier choix, ça ? Elle nous parle également de sa fille de trois ans et de son mari, de ses missions professionnelles, en Afrique ou ailleurs, de son quotidien, du prix annuel de son abonnement VPN pour circonvenir les interdictions du gouvernement et profiter, comme bien des ses compatriotes, de Facebook, Youtube, Twitter et autres. Des séries qu'elle préfère. Du système de garde d'enfants en Chine, dont la conséquence est que ses parents à elle, comme c'est le cas chez beaucoup de jeunes parents, sont venus s'installer dans son appartement du sud de la ville.

    Une soirée délicieuse, qui clôture en beauté le séjour d'Eve et Célestin en terre chinoise.

    Presque un mois a passé, nous avons déjà bien mordu dans la portion de temps dont nous disposons pour ce voyage. Après la région du Gansu, nous avons bifurqué vers l'est pour nous rendre à Xi'an, dans le Shanxi. Pour suivre l'ambiance plutôt rustique du voyage dans la magnifique province de l'ouest, c'était agréable de se retrouver à loger dans un hostel un rien plus branchouille, avec du café et une terrasse donnant sur les remparts, où il faisait bon prendre une bière alors que le soir serrait dans son poing fermé la lumière blanche et vaporeuse du jour jusqu'à la nuit tombée. En dépit de la chaleur, nous n'avons pas vu le soleil à Xi'an, masqué par un smog aussi épais que du parchemin.

    L'armée souterraine de Xi'an, en revanche, nous l'avons vue, spectaculaire, prête à bondir des entrailles de la terre, mais au fond inoffensive : que pourrait-elle faire contre une armée bien plus nombreuse de touristes brandissant leurs téléphones, dont les écrans reflètent dans le jeu de miroirs d'une mise en abîme la promotion du self et de son caniche, le selfie ? Un des combustibles du moteur chinois, qui tourne à plein régime, le loisir - un divertissement sous haute tension, sans répit - est devenu religion On se bouscule autour des monuments, comme on joue des coudes dans le métro. Pour le consommateur de loisirs, le véritable lieu de culte, c'est l'iPhone 6. Contre son cœur dans la poche ou au creux de la main pour une séance photo en flux tendu. Pratique.

    Mais au fond, n'est-ce pas la tendance généralisée ?

    On le sait depuis que notre cher Nicolas Bouvier l'a écrit dans L'usage du monde, « un voyage se passe de motif ». Or, voici un motif dont on se passera, dont on fera de plus en plus l'économie : les lieux prétendument incontournables du voyage en Chine. Faire sans, ça sera faire avec autre chose, un ailleurs dans l'ailleurs en somme.

    On avance, là, on avance.

    En Mandchourie (PHOTOS ICI)

    Le jour vient de se lever et a apporté avec lui le chant des klaxons qui transpire par la baie vitrée de notre chambre, barrée de lourds rideaux aux bandes verticales de feuilles d'acanthe, dans les tons bleu. Nous sommes au vingtième étage du Buhai Pearl Hotel, à Dalian. Mandchourie.

    La climatisation logée à l'intérieur des murs café crème ronronne. Mes compagnons de voyage dorment. Amphélise, en chien de fusil, a la tête posée sur son oreiller qui dépasse du lit. Manon, Lilou et Frocky, ses compagnons à elle, l'observent depuis le sol. Son petit pied dépasse de la couette, contre le drap blanc tout froissé.

    Sur un meuble en contreplaqué fin Mao, début Deng Xiao Ping, une fine couche de condensation tapisse l'intérieur de la paroi de plastique d'une bouteille d'eau Nestlé à moitié vide. A quelques centimètres, le grand écran noir Hisense,  plat comme les plaines mandchoues couvertes de pieds de maïs, a sa diode rouge qui se reflète sur son socle orientable fin Jiang Zemin début Hu Jintao. Je repense à hier.

    Nous sommes arrivés à un point d'équilibre du voyage, celui où l'on se rend compte que plus on avance dans ce pays, moins on n'y voit clair. Avantage : on filtre l'information par d'autres canaux que le raisonnement. Cela libère ceux de la sensation. Si du surcroît on s'épargne la tâche du jugement, on devient parfaitement libre dans notre périple. En arrivant à Dalian avant-hier soir, nous avions trouvé une ville sans vie, portes closes, lumières éteintes et klaxons enterrés. Dans l'obscurité, les tours noires semblaient penchées sur un morne berceau de bitume. Après le bourdonnement de Pékin, le contraste était saisissant.

    En descendant dans l'hôtel le lendemain matin, de la foule partout : dans le hall, dans la rue, sur la place. Le jour avait ressuscité la ville. Après un beignet et un jus de citron C100, nous sommes montés à bord du 531 pour aller vers ce qui constitue à la fois la nature et l'avenir de cette ville balnéaire : son front de mer. Comme pour toute destination dans l'Empire du Milieu, il nous a fallu contourner des barrières et des grilles, faire des droite-gauche et des retours en arrière pour le trouver, ce front de mer. Tous les mouvements, ici, sont contrôlés par des systèmes de circulation labyrinthiques.  En descendant vers la mer, après avoir contourné un rond-point dont le parc central fait la taille de dizaines de terrains de football - grillagé également - nous avons obliqué vers la droite, en direction de ce qui semblait être une rampe de skate regardée de près à travers un télescope. Cette construction concave de béton, de la largeur d'une autoroute, domine la mer et offre une vue sur le golfe et un pont à haubans sorti de nulle part pour longer la côte et s'enfoncer à l'ouest dans la brume de chaleur de la ville nouvelle, sorte de Hong Kong qui aurait ôté ses échasses.

    Sur la rampe en béton d'une centaine de mètres de long, hommes femmes et enfants remontent sur les lèvres brûlantes de l'édifice et font un selfie avant de dévaler vers le centre comme des billes dans un bol. Cet édifice aurait-il d'autres fonctions que ce fun passager ? Nous n'en saurons pas plus.

    On accède à a plage, en contrebas, par deux entrées situées aux extrémités - des passages étroits qu'on atteint en longeant des barrières de métal. La langue de sable, parallèle au pont planté au large, est bondée.  Des dizaines de tentes Quechua, orange et vertes, sont massées en une enfilade qui relie les deux jetées de béton. Ce sont les abris de location, on peut également louer des bouées, des pédalos, des petits canots à moteur... De quoi remplir à ras-bord la baie clôturée par une ligne de demi-pneus tendue entre les extrémités des jetées.

    Dans l'eau, les Chinois restent pour la plupart près du bord. Tout le monde, petits et grands, porte une bouée. On joue avec les enfants, on s'amuse, on s'interpelle - mais on nage peu. Ils sont très couverts : parapluie, casquette, tee-shirts, chaussettes, sandales. Alors qu'Amphélise et moi nageons vers le bout de la jetée, nous croisons une créature étrange brisant l'onde : une femme avance à la brasse. elle porte un maillot, a la tête couverte d'une casquette et le visage pris dans une cagoule rose percée de trous au niveaux des yeux ainsi que d'une échancrure nasale. Sous la lumière blanche du soleil de midi, on jurerait Nikki Lauda !

    Une fois que nous avons atteint le bout de la jetée, Amphélise et moi remontons à la surface sur la structure de béton pour jeter un coup d'œil au coin des pêcheurs qui agitent mollement leur canne dans la baie. Un Chinois, remonté lui-aussi de l'eau, tient dans sa main un oursin fraîchement cueilli au fond. Il casse la carapace en deux à l'aide d'une clé de métal, regarde Amphélise et lui tend un morceau de coquille pour qu'elle aspire la chair, comme lui. "Xorocho", vante-t-il ("bon", en russe). Mais c'est vrai, la Russie n'est pas bien loin de cette station balnéaire ! En filant vers l'est et en longeant la frontière nord-coréenne, on atteint Vladivostock : les seuls touristes étrangers que l'on croise ici sont russes. Que de chemin parcouru depuis la partie de la Chine qui a pour voisinage le Vietnam ou le Laos.

    En fin d'après-midi, alors que le soleil commence sa plongée vers les sommets de la ville nouvelle, nous remontons la jetée, passons quelques instants à observer les installations du club de plongée, puis laissons derrière nous nous la plage pour retourner vers le rond-point avant de rentrer vers le centre-ville où se situe l'hôtel. A la lumière du soir, les skyscrapers en cercle autour du rond-point se donnent de faux airs de baie de Singapour. C'est un délire d'architecte : des bâtiments plus inattendus les uns que les autres. Des cascades de lumière... Comme partout ailleurs, on construit ici - principalement des tours. La Chine est en chantier.

    Au bout du remblais, la cerise sur la gâteau. En descendant vers la mer, on peut voir quatre tours alignées le long de la rivière, d'une hauteur improbable, surmontées chacune de deux belvédères. Elles accompagnent, comme des demoiselles d'honneur, une gigantesque recréation du château de Cendrillon, qui fait  face à la mer et au pont que l'on distingue à peine à présent. Depuis la rue, une grille dorée donne accès à un chemin  privé en lacets sur la pente abrupte qui mène au château-hôtel. La partie basse, de plusieurs étages, est réservée aux réceptions et salles de conférences et de restaurants. C'est une masse de couleur claire ornée de tourelles gothiques ajoutées sans souci de symétrie et surmontée d'une terrasse où  on pourrait planter un champ de citrouilles. La partie haute, plus verticale, contient les chambres qui donnent sur la baie. Au sommet, ses tourelles, placées de manière asymétrique également, sont coiffées de toits pointus en ardoise. L'arrière du bâtiment est doté d'un pont-levis qui file directement dans le ventre de la colline contre laquelle le château est construit. Mi-fun, mi-sérieux. Ridibeau, glisse Amphélise - la contraction de ridicule et beau. Avec cette érection tendue vers l'océan, le message est clair : dans ce conte de fées qu'est le capitalo-communisme, la Chine se dresse toujours plus conquérante face au Japon, le rival, ainsi qu'aux Etats-Ubis. Bring'em on !

    Ca prome(u)t.

    Vers Shanghai (PHOTOS ICI)

    Il est quatre heures du matin. Le roulement de tambour du T109, lancé hier soir à 19h33, se poursuit alors que le train file au sud-est vers Shanghai. Assis sur un strapontin, j'observe à mes pieds la moquette du couloir de la voiture soft sleeper, piquée de fleurs de lys sur un fond bleu marine. J'ai quitté notre wagon hard sleeper, qui n'est pas muni de prises, pour barboter une poignée de minutes d'électricité - de quoi alimenter le 10 pouces que je tiens posé en équilibre sur mes genoux croisés.

    Dans notre compartiment, le grand écran de la vitre carrée dont les rideaux sont restés ouverts diffuse des images de campagne assombrie, comme en noir et blanc. Il reflète, posés sur notre tablette, les flacons d'un demi-litre, transparents ou non, dans lesquels les Chinois trimbalent leurs infusions tièdes, chargées de plantes diverses, qu'ils boivent par petites gorgées. J'y vois aussi le reflet de ma chère Amphélise qui se repose sous la couette blanche du CTR, la compagnie ferroviaire chinoise. Depuis hier, nous voyageons à deux : François, qui rentre en France avant nous, est resté sur Pékin.

    Nous nous sommes quittés à Beijing Railway Station en nous donnant rendez-vous pour une dernière bière à proximité du Lama Temple avant notre départ pour le Sud. Lui, le temps de passer à l'hôtel déposer sa valoche, nous, le temps de changer des billets. L'opération a duré plus de temps que prévu. En effet, en Mandchourie, à Huludaobei, j'avais demandé à la guichetière deux tickets pour notre retour de Shanghai à Pékin. Soit que je me sois mal exprimé, soit que la préposée n'ait pas pu s'imaginer que je ne souhaitais pas retourner à Huludaobei, un peu des deux probablement, je m'étais retrouvé avec deux tickets qui nous faisaient, Amphélise et moi, retourner en Mandchourie alors qu'il nous faudrait cingler vers la France.

    C'était une de tes dernières épreuves, Petit Scarabée. L'épreuve dite du troisième guichet. Tu as bien fait, Petit Scarabée, de te rendre dans l'immense salle du Ticket Office de la Beijing Railway Station. Mais le choix du comptoir n°16, sur la timide promesse qu'on y parlerait anglais, ne t'a servi à rien. Après quarante-cinq minutes de queue, tu as été accueilli par une instruction lapidaire : « number three, number three ». Il te restait donc à rentrer dans la file à nouveau, puis progresser lentement vers le soleil d'un visage au guichet numéro trois. Et à faire comprendre à la personne qu'abritait ce visage que tu voulais te débarrasser de deux Shanghaï-Huludao et te saisir à leur place de deux Shanghai-Pékin – pour la même date. Epreuve passée avec succès. Pathos et succès, pour être précis.

    Bref, il nous a fallu avorter le rendez-vous au Lama Temple et nous contenter d'imaginer le gars François poireauter parmi les bonzes. Désolé pour lui. Pas grave, c'est mektub.

    Notre séjour en Mandchourie était trop court pour nous mener vers la destination dont nous rêvions : la frontière nord-coréenne. Trop de train, trop de course. Alors, nous avions tranché : nous nous contenterions, après Dalian, de naviguer vers l'île de Juhuao, au large d'Huludao. L'arrivée sur l'île fut bien glauque. Une brume empêchait d'y voir à plus de cinquante mètres, et notre petite pension, face à la mer invisible, était chargée d'humidité comme un chalutier de Douarnenez. La brume a commencé à se dissiper le lendemain, avant de libérer l'île deux jours plus tard, alors que nous partions. C'est en quittant les lieux que nous avons pu observer la beauté des montagnes plongeant vers la plage et la lumière scintillante sur les flots de la Mer Jaune. Pas de souci, nous avions eu le loisir de lire, nous baigner et nous régaler de coques au piment et d'aubergines frites bien croustillantes.

    Avant de repartir sur la capitale, il nous restait à passer le temps d'une soirée sur Huludao, ville de bord de mer absente de tous les guides, presque des cartes même. Et pourtant... Il y avait plus de voyage dans une poignée d'heures passée dans une ville sans charme que dans bien des lieux recommandés. C'est même parce qu'elle est sans charme particulier que justement cette ville nous a présenté un intérêt. Notre hôtel, réservé à la hâte, se situait dans le quartier des garages. Partout, on s'affairait autour de voitures désossées. Partout, on s'arrêtait à notre passage, pour nous observer et nous saluer. Chez un carrossier, une femme était allée chercher ses deux enfants pour qu'ils viennent jeter un coup d'oeil à ces trois croquants bâtés comme des escargots.

    A certains moments, tout se joue à un rien ; un désir, l'envie de tirer sur la pelote du temps pour voir où vous mène le fil. Nous sommes donc partis en balade à la fraîche, laissant nos sabots se faire tracter par le hasard. Trois heures plus tard, les employées d'un restaurant du coin nous serraient dans leurs bras après un repas délicieux.

    A notre entrée dans le gastos, tout le monde s'était approché, employés comme clients, pour nous donner un coup de main et tordre les idéogrammes du menu jusqu'à leur donner un sens – des gestes, le caquètement de la poule, le cri de la salade verte, des dessins : l'attirail linguistique non verbal du voyageur en Chine. Un serveur, âgé de dix-neuf ans, s'était approché et m'avait demandé, en chuchotant, si j'avais Facebook (interdit ici). Il avait ensuite, non sans fierté, rédigé son adresse sur le réseau social. C'était clair, on n'avait jamais vu un étranger ici. Et c'était très bien comme ça.

    ***

    A l'heure du tigre, le T109 poursuit sa route vers le sud-est. Je suis de retour dans mon compartiment, face à ma fée qui dort encore. Son genou bruni par le soleil, protégé par un sparadrap, est à présent posé sur la couette. A travers la vitre de gauche, dans le sens de la marche, un soleil rond comme une pastille rougeoie. Mes voisins s'affairent. Un adolescent parle à sa sœur d'une voix de vieille, sur un ton monotone. Il parle tant que sa voix est devenu un motif dans la tapisserie acoustique de la voiture.

    Amphélise et moi sommes surexcités à l'idée de nous rendre à Shanghai. Pour des raisons superficielles, donc parfaitement valables. Elle, pour quelques images glanées çà et là, notamment dans des films. Moi, pour le Lotus bleu, que j'ai lu à onze ans. L'âge d'Amphélise.

    Dernières heures à Shanghai

    Ca y est, assis ! Il y a quelques secondes encore, nous étions dans le hall d'embarquement de la gare Hongqiao, aux dimensions d'aéroport, noir de monde. La salle était découpée par les files d'attente d'accès aux quais, situés à l'étage inférieur. La fréquence des trains pour Pékin, la démographie des deux villes – quarante, cinquante millions à elles deux – tout invite à une affluence digne du cours du Huangpu, le fleuve qui traverse la cité : les vannes des gates suffisent à peine à évacuer toute cette chair humaine, hachée par des centaines de tourniquets. C'est pourtant la gare la plus récente de Shanghai, celle d'où partent, exclusivement, les trains à grande vitesse, estampillés de la lettre G.

    Nous avons pris place à bord du G142 pour rentrer sur la capitale. Nous monterons dans l'avion pour Francfort demain matin, après cinq merveilleuses journées dans la légendaire ville portuaire. 

    Cette dernière étape a permis de boucler un voyage en forme de chiasme (rappelez-vous les cours de seconde, bon dieu!) : de l'hyper-ville, Hong Kong, à l'hyper-ville, Shanghai, en passant par une Chine moins furieusement urbaine. 

    A Shanghai, lorsque sur la promenade vous longez le Bund, le quartier historique construit au bord du fleuve dans la première partie du siècle dernier, tout en Art déco chic, et qu'à la nuit tombante vous posez vos yeux sur Pudong, la ville nouvelle sortie de terre en moins de vingt ans sur l'autre rive, votre mâchoire se disloque. C'est hallucinant. Pris dans le cours d'une foule qui pourrait vous faire croire que les Beatles se sont reformés, vous observez la scène. Les tours, une à une, s'éclairent et c'est tout le quartier qui devient un écran géant, en mode Cecil B. DeMille. Chaque pouce carré de cette ville-écran est une parcelle de mythologie en marche. Sur les façades, diodes et ampoules diffusent des publicités ou ce slogan de village global : I love Shanghai. Le medium-ville constitue son propre message que des millions de photos prises chaque jour WeChattent et WhatsAppent dans l'instant.

    Là-haut en Mandchourie, à Dalian, le château-hôtel de Cendrillon se dressait telle une force centrifuge face à la mer et au loin, à La Corée, au Japon et aux States. Pudong, au contraire, a quelque chose de la force centripète : tournant le dos à la mer, le quartier est un miroir dans lequel la Chine se contemple en buvant à son succès. On a changé de conte, mais on reste dans la féerie.

    Les trois sphères de la Pearl Tower - construite sur le modèle de vases chinois antiques des dynasties Tang et Song – frottent leurs parois au silex de la nuit pour produire un dégradé de couleurs qui gicle à des kilomètres. Pas loin, la Shanghai Tower, haute de cinq-cents mètres, se drape d'une écharpe d'images en mouvement qui part du sol pour remonter vers le col en ondulant autour du bâtiment comme un boa pour disparaître dans l'obscurité. Le flot de lumière s'écoule sans tarir, comme celui des humains sur la promenade. La tour SWFC, la Jin Mao, tous les mastodontes de verre et de métal, de béton occasionnellement, sont dans le game. La vue est encore plus impressionnante que l'île de Hong Kong observée depuis Kowloon. Et comme à Hong Kong, vous pouvez faire l'une des plus belles croisières du mondes en empruntant le ferry pour quelques centimes.

    Entre jardins chinois qui sont des mondes en réduction - comme le raffiné Yu Garden tout en arrondis, en recoins et en perspectives brisées – et malls gigantesques, sans recoins ni mystère, tout en perspectives sans fin, Amphélise et moi avons pas mal traîné nos sandales à droite à gauche. Peu de métro, pas mal de marche. 

    Amphélise et moi avions pris une décision : à chaque jour son cocktail, en substitution d'un repas méridien rendu inutile par la chaleur. Le premier soir, comme en conversation avec Pudong, depuis la terrasse du Captain Bar, au sixième étage sur le Bund. Le lendemain, dans la tête du « décapsuleur », la tour SWFC ajourée au sommet, comme en suspension au quatre-vingt-septième étage, au-dessus de la Pearl Tower, à un jet de pomme du boa de lumière de la Shanghai Tower. Le troisième jour, dans le somptueux lobby Art déco de l'ancien Cercle Sportif Français de l'ex-concession française, comme en immersion dans les années 30. Un cocktail un autre soir au SWFC de nouveau et un brunch au trente-huitième étage du Marriott ont complété les pages luxe de cette période à deux avec Amphélise – bulles auxquelles je confesse avoir goûté avec délice. 

    Pour autant, si la ville semble tournée vers son auto-célébration, vers la consommation et vers son avenir (ce qui revient au même), ce tropisme n'est pas partagé par tous. C'est là, pour moi qui ne suis que de passage, que Shanghai prend de l'épaisseur. Pour mesurer la dualité de la Chine contemporaine, c'est dans les parcs publics qu'il faut se rendre. A Fuxing, dans l'ex-concession française, mais aussi à Lu Xun, au nord de la ville. 

    Sous le regard croisé de Marx et Engels ou à proximité d'un étang peuplé de nénuphars sur lesquels titubent les branches de saules pleureurs que la brise agite à peine, une autre Chine présente son visage, un visage radicalement différent.

    Petit Scarabée, pose-toi une heure sur un banc – écoute et ouvre les yeux.

    Au centre du parc Lu Xun, une centaine de personnes ont pris possession d'une clairière délimitée par une forêt de bambous. Une banderole à fond rouge a été tendue entre deux arbres. Les Shanghaiens présents se sont disposés en cercle. Certains sont assis sur les bancs, d'autres, debout, se tiennent derrière des pupitres sur lesquels on a posé un épais livret de partitions : le songbook de la Chine communiste d'hier, son répertoire révolutionnaire. Sur des tabourets ont pris place un accordéoniste, une percussionniste et un harmoniciste. Une poignée des participants tiennent dans leur main un micro recouvert de mousse d'une couleur flashy. Un chef de cœur, vêtu de couleur sombre, guide cette large troupe.

    Vous voici plongés à bord d'une machine à remonter le temps, dans la Chine d'après-guerre. Aucun des présents n'a moins de cinquante ans – ils étaient tous nés du temps du Grand Timonier.

    Et ils chantent. Hommes et femmes, ils chantent. En groupes ou isolés, le visage tourné vers le centre du cercle, ils donnent de la voix. Des dizaines de chansons qu'ils ont chanté des centaines de fois, qu'ils connaissent presque sur le bout du col mao. Leurs voix suivent les méandres de mélodies parfois complexes. Femme ou homme, on n'hésite pas s'aventurer sur un registre aigu, voire suraigu. Ils prennent du plaisir, n'applaudissent pas mais sont heureux d'être ensemble. Un homme au visage barré d'un sourire à faire fondre un dictateur traverse la clairière en faisant des sauts de biche. Deux femmes dansent une valse chinoise à allure réduite. A notre droite, un homme plus âgé à la peau tavelée me rappelle mon père vieillissant lorsque se yeux se ferment au rythme de la musique. Cette scène me plonge dans les souvenirs de l'enfance : la Chine dont on n'avait que quelques images à la télé, des rues colonisées par des vélos que montaient des hommes et des femmes en uniforme mao. On nous parlait d'une Chine qui s'éveillerait. Le maoïsme pur et dur vivait ses dernières heures. Nous sommes entourés de fantômes du passé. C'est très étrange.

    En dépit de quelques maladresses, le résultat est saisissant. Les envolées dans l'aigu, qui rassemblent tous les chanteurs, sont magnifiques. On y sent une communion qui donne des frissons. A notre droite, une femme sans âge d'une maigreur maladive, chaussée de talons et de bas laissant apparaître des cuisses aspirine, fait des mouvements de bras comme si elle était à la symphonie. A notre gauche, un homme en chemisette à col vert anglais agite un large éventail jaune qui soulève ses cheveux fins. Très concentré, il a le visage penché vers la partition. Les mouvements de sa bouche sont d'une grande minutie. Sa voix est superbe, même quand il monte à s'en rompre les cordes. Lorsqu'il se lève du banc pour se placer derrière un pupitre, une poignée de femmes le rejoignent dans l'instant, heureuses de pouvoir s'aligner sur ce chanteur à la voix d'or.

    Aucun téléphone portable ne sera sorti durant ce chant collectif. Aucun iPhone ou Samsung à portée de vue. Les seuls moyens de communication moderne sont ceux des jeunes Chinois qui traversent cette assemblée sans y prêter attention. Des adolescents qui, sans doute vont s'engouffrer dans le métro pour rejoindre le cœur scintillant de la ville, où les malls battent leur plein, loin de cette clairière où des voix en communion font résonner un vivre ensemble qui n'est plus en vogue dans le Shanghai de 2016.

    Voici le second visage de la cité, tourné vers le passé quand un peu plus au sud on tourne le sien vers le soleil radieux de l'avenir. Quel contraste !

    ***

    Le G142 file à plus de trois cents kilomètres à l'heure dans la nuit et la fin de notre voyage. Il y a une heure encore, on voyait les montagnes à l'est et les dernières villes chinoises, leurs hautes tours crème proliférant dans la plaine à perte de vue. Il nous faudra six heures aujourd'hui pour atteindre la capitale, contre dix-sept pour le trajet aller - et une nuit, une de plus, à bord du train.

    A mes côtés, ma chère partenaire de voyage se bat contre son casque, dont une oreille vient de rendre l'âme. 

    Nous sommes heureux de retrouver le reste de la famille.

    Mais le prochain me démange déjà.


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