• Il est 9 heures du matin, ce mercredi 7 novembre. Une brume grisâtre s’est saisie de la ville, et c’est au-dessus des eaux devenues calmes et sombres de la Baie de Sydney que nous avons dit au revoir à Michèle, ma mère. Elle est restée sur la jetée de Kirribili Wharf, nous saluant par de grands gestes, tandis que le bateau vert anglais / coquille d’œuf des transports publics locaux filait en ronronnant vers Circular Quay, le large embarcadère central situé à l’ombre du mythique opéra, pour y déposer une légion de femmes en tailleur, soigneusement maquillées et coiffées de chapeaux d'un autre âge, et d’hommes en costume sombre et chaussures cirées, qui se rendent au travail. Ainsi que CAFE.

    A nos côtés, une petite dame arborant un panama et des lunettes en corne traîne deux valises imitation Gucci. Elle porte à l’épaule un gros sac à main de marque Sex City. Ses cheveux cuirassés de laque et ses gestes raides lui donnent des allures de playmobil en vadrouille. Elle fait la queue pour le check-in aux guichets de la compagnie Qantas. Pour quitter l’Australie. Comme nous. Déjà ? Déjà. Ces dix-sept jours océaniens ont passé comme un souffle.

    Après un séjour inoubliable dans le désert, à bord du Magical Mystery Bus qui reliait Alice Springs à Adelaïde, nous avons mis le cap sur Sydney, il y a un peu moins d’une semaine. Nous avions réservé deux chambres au Glenferrie House, sympathique auberge située sur la rive nord de la ville, dans un quartier très calme, à proximité de la résidence du Premier Ministre. Dès notre arrivée, l’aéroport étant au sud, nous avions donc traversé la baie, assis à bord d’un métro aérien qui, en franchissant le Harbour Bridge, avait dévoilé un décor somptueux de rivages découpés à la serpe pour laisser l’eau se faufiler dans les moindres recoins de la métropole. Notre hôtel étant situé à deux pas de l’embarcadère de Kirribili, nous allions ensuite traverser la baie à de nombreuses reprises – et à chaque fois nous esbaudir devant la beauté de ce site dominé par la série de proues de navires de l’opéra, à la verticale, comme mises à sécher sur un fil invisible.

    Certaines villes tournent le dos à leur zone maritime ou fluviale, comme pour s’en protéger, Sydney au contraire est un mariage de terre et d’eau. La ville est orientée vers sa baie, et partout l’habitat se dresse face à l’océan comme des tournesols face au soleil. Chaque quartier est irrigué par la mer, et relié au centre par les navires bicolores de la compagnie des transports en commun de Sydney, qui comme des boules de flipper éjectés de leurs petits logements installés en ligne, à Circular Quay, partent à l’assaut de la périphérie. Roulent sur l’onde du Pacifique aux mains de leurs capitaines de bateaux chanteurs*. Les eaux sont si profondes que des paquebots de la taille du Titanic peuvent sans encombre se faufiler jusqu’au cœur de la ville, et mouiller au pied du Museum of Contemporary Art, sorte de miniature de la Tate Modern de Londres, pour laisser leur population emperlouzée prendre l’air jusqu’au soir et s’encanailler un brin dans la partie américaine de la ville, là où les gratte-ciels de métal et de verre se reflètent les uns dans les autres au-dessus d’avenues à angles droits.

    Depuis Sydney, nous sommes allés en haute mer pour spotter des baleines, et malgré la saison finissante, nous avons pu en observer quelques unes en chemin vers le Pôle sud. Des baleines à bosse femelles, de quarante tonnes, qui accompagnent leurs baleineaux sans les quitter d’une nageoire. A cinquante, cent ou deux cents mètres du bateau, elles remontent à la surface, présentent leur dos qu’elles arrondissent lentement au-dessus des flots, font gicler par leur évent des trombes d’eau qui retombent en bruine, puis après un ou deux passages font craquer une dernière fois le vitrail de la surface et disparaissent. En ayant, parfois, fait claquer leur queue pour se signaler à un voilier trop curieux. Notre navire, lui, tanguait au rythme des balancements causés par la foule de touristes qui sur le pont supérieur, au gré des déplacements des capricieux cétacés, faisaient des allers et retours de bâbord à tribord, le pied incertain, les bras en triangle autour du buste et les mains agrippées à un appareil photo pour capturer l’événement. Des clichés qui n’auront que la valeur du souvenir, du jyétais, puisque réussir une photographie du dos d’une baleine en mouvement aléatoire à cent mètres est mission impossible.

    Nous avons également visité, sur la rive nord de la ville, le Taronga Zoo, sur une colline. Au détour d’un chemin, entre deux girafes ou deux oiseaux, l’endroit vous procure des vues à couper le souffle sur la baie. Toujours elle. Elle constitue le point oméga de Sydney.

    Lorsque l’on s’en éloigne, de la baie, on peut aller jusqu’au quartier Saint James, qui clame haut et fort les racines anglaises de la ville - du pays même - jusque dans la moindre parcelle de son lawn taillé au millimètre. N’oublions pas qu’Elizabeth II est Reine d’Australie, aujourd’hui encore. En haut de la place, se dresse Saint Mary’s Cathedral, inspirée autant par le gothique perpendiculaire du Londres du dix-neuvième siècle que la cathédrale de Christ Church, à Oxford. A deux pas, une vaste étendue de gazon roule jusqu’à la double voie en contrebas – on se croirait par moments à Hyde Park ou à Green Park, en plein Londres, exception faite des jacarandas dont les petites feuilles violettes tapissent le sol, et d’autres essences exotiques qui nous rappellent que nous sommes bien aux antipodes.

    Nous avons ici fêté deux anniversaires – celui d’Amphélise, le 2, et celui d’Eve,le 4. Notre gazelle avait élaboré elle-même son programme. Le matin, visite du Sealife Centre, l’aquarium du centre-ville, où nous avons vu des dugongs, des requins, et de nombreuses espèces inconnues. Le soir, nous avons pris une glace au pied de l’opéra. Une foule très chic y avait pris ses quartiers, comme chaque soir manifestement, et en faisant le tour du monument, nous avons vu les bars branchés gavés jusqu’au plafond de jeunes en goguette. D’adolescentes court vêtues malgré la fraîcheur du soir, à l’anglaise, chaussées de souliers à talons hauts comme des frigidaires avec lesquels elles se déplacent avec la légèreté du pingouin. A quelques encablures de l’opéra, croisaient de somptueux catamarans sur lesquels on entendait une sono au taquet, le bruit de coupes que l’on choque et le rire des femmes emportées par l’ivresse. Pour terminer, nous sommes allés, sur la rive opposée, au Luna Park, une construction inspirée du Coney Island de New York. Amphélise venait d’avoir huit ans.

    La veille de notre départ, nous avions décidé de profiter, une dernière fois dans ce périple, de la plage. Hop, direction Bondi Beach ! Le territoire des surfeurs. Terra billabonga. Depuis le centre, le bus 333 traverse l’adorable quartier de Paddington, où devant des pavillons d’un étage, de toutes les couleurs et ornés de frises en fer forgé, sont plantés des centaines de drapeaux en arc en ciel gay-friendly, pour déboucher, après une vingtaine de minutes, à Bondi Junction, au sud de la ville. Quelques instants plus tard, au détour d’un virage, l’immense baie de Bondi (prononcer /bonnedaï/), se découvre : une anse de sable clair et fin mise au supplice par le vent et de puissantes vagues dont s’extrait une écume large comme un glacier, que chevauchent des surfeurs en combinaison noire. Depuis le bus, ils ne semblent pas plus gros que des soldats en plastique.

    Mais lorsqu’on s’approche et qu’on les voit sortir de l’eau, on a l’impression que quelqu’un a pressé la touche ralenti. Après leur numéro d'équilibriste, ils quittent les vagues en portant leur planche le long du bassin, avant de la poser sur le sable sans bruit. D’un geste sûr, ils se saisissent de la lanière leur permettant d’ouvrir la fermeture éclair dorsale, puis retirent une manche, l’autre, et font glisser la partie supérieure du vêtement le long de leurs jambes, découvrant un torse sculpté par l’effort, cuivré par le soleil et tatoué par un professionnel. Ils sont cool. Eve et Michèle, comment dire ? Ce n’est pas le moment de leur adresser la parole.

    Une fois leur corps libéré de sa gangue de latex, ils entament leur parade sur la plage. Et là, c’est total Bondi… Ils vont et viennent le long de la rive, tournant lentement la tête à droite et à gauche, genre « qu’est-ce qui se passe, bien ou bien ? ». Ils soulèvent une paupière et échangent leurs impressions au sujet de leur dernier rouleau. En retrait de la plage, une petite installation de gym en plein air les montre à l’ouvrage autrement : ils font des pompes, soulèvent de la fonte, travaillent sur une barre. Ils sont cool, mais en les observant bien, on les voit se toiser, discrètement, lorsqu’ils passent d’un agrès à l’autre. Bondi, c’est une compétition des corps. Un tournoi sans fin, duquel certains sortent avec un corps aux proportions idéales, d’autres avec un corps gonflé aux proportions ridicules. Bondi, c’est ce que la nation répond à la statistique suivante : l’Australie est le deuxième pays le plus obèse sur la planète. Les pectoraux contre la bouée, la tablette de chocolat contre le chocolat en tablettes. Un peu plus haut, sur le remblai, le Mc Donald’s, à l’affût derrière sa longue vitrine, guette ses proies. Entrera, entrera pas ?


    Il est 19h07 à mon ordinateur. Heure de Sydney. Comme nous avançons vers l’est, j’ai renoncé à savoir quelle heure il pouvait être en réalité. C’est au-delà de mes compétences. Notre Boeing 747 vole vers Santiago de Chile, que nous devrions atteindre après un peu plus de douze heures dans le ciel. Nous ne sortirons pas de l’aéroport, puisque nous reprenons un avion pour Lima, au Pérou, d’où nous entamerons notre descente vers le sud et notre ultime destination, la Patagonie.

    Il y a une demi-douzaine d’heures, donc, nous montions à bord du vol 027 depuis Sydney, et nous filons désormais vers le Pérou. Ca fait beaucoup d’albums de Tintin d’un coup, ça. Vol 714 pour Sydney rencontre Le temple du soleil. J’avais neuf ans lorsque mes parents m’ont offert Le temple du soleil. Mon premier Tintin. On l’avait payé neuf francs à l’Euromarché de Saint-Quentin en Yvelines. Vingt et un albums et une poignée d’années plus tard, grâce au petit reporter, j’avais plus voyagé qu’un navigateur breton. Et pourtant, inattentif, j’avais choisi le tome 2 d’un diptyque, me passant en premier lieu de la lecture des Sept boules de cristal. Pas grave, j’étais intoxiqué tout autant.

    Et le monde, à l’affût derrière sa longue vitrine, a commencé à me guetter.

    Entrera, entrera pas ?

    * Trouveras-tu la référence ?

     


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  • Depuis Uluru, Lorry nous a embarqués pour un long trajet sur la Stuart Highway, nom donné au long ruban qui relie Darwin, sur la côte nord, à Adelaïde, sur la côte sud. L’expédition est devenue un Magical mystery tour assez sauvage : c’est un souk pas possible à l’intérieur du van – bouteilles qui roulent de part en part sur le sol, coussins partout, paquets et boîtes vides, musique au taquet. Merry pranksters in Australia. Parfait.

    Nous avons parcouru, dans la journée, les huit cents kilomètres nous séparant de Coober Pedy, l’autoproclamée capitale mondiale de l’opale. Pas une ville, sur une distance comparable à Paris-Marseille. Le désert, le long du bitume, déployait son immensité plate autour de notre camionnette. Mais grâce aux Aborigènes, nous savons désormais que désertique ne signifie pas vide. Alors le regard qui se promène par la vitre est toujours en recherche d’une histoire…

    En chemin, Lorry nous a fait faire un truc de dingue, un peu après la frontière séparant le Northern Territory du South Australia, où passe la clôture la plus longue du monde : plus de cinq mille kilomètres de grillage visant à empêcher les dingos, endémiques du nord, de migrer vers le sud du pays. Alors que nous nous dégourdissions les jambes le long de la chaussée, il a joué les affolés à l’approche d’un road train, un de ces énormes camions à trois, quatre ou même cinq remorques qui sillonnent pleins gaz la Stuart Highway, et nous a fait nous installer sous un passage canadien traversant la route, genre « Vite, vite, allez-y, sinon vous allez être aspirés ! ». On s’est donc mis à l’abri, et là, ce fut le choc. Lorsque le road train, avec ses quatre remorques, a franchi la grille, juste au-dessus de nos têtes, nous avons cru y passer : dans le bruit de toutes forges de l’Enfer, le petit tunnel s’est mis à vibrer comme une machine à laver. Nous nous sommes mis à hurler comme des flippés ! Lui, à la sortie du boyau, était mort de rire : l’idée avait germé dans son cerveau malade alors que nous avions doublé le camion quelques minutes auparavant. Et lorsqu’un autre road train a pointé le bout de son nez à l’horizon… on est tous retournés dans le tunnel !

    Nous avons atteint Coober Pedy en début de soirée, et après un arrêt pour ravitaillement au liquor store, nous avons filé pour la nuit dans un undergound hotel, grand espace troglodyte à l’intérieur duquel, de chaque côté le long d’un vaste couloir, des alcôves ont été creusées à même la roche. Discrets comme des chats, on a laissé notre Canadienne nous précéder, on a regardé sa tête basculer à droite et à gauche, et lorsqu’elle a posé son barda au fond, dans la dernière alcôve, on est revenu vers l’entrée : la distance de sécurité acoustique était respectée – nous dormirions bien.

    Les logements dans Coober Pedy sont souvent installés comme celui-ci, dans la roche. Il s’agit de mines d’opale abandonnées après l’épuisement du gisement de la pierre précieuse. Lorsqu’une famille s’agrandit, on appelle l’excavatrice et on creuse une nouvelle pièce, rien de plus simple. Des tuyaux reliés à l’extérieur de l’habitacle permettent d’aérer un espace à l’isothermie remarquable : il fait en permanence de vingt-deux à vingt-quatre degrés, alors qu’au-dehors, c’est une étuve en été et il peut y avoir des températures négatives en hiver.

    Le lendemain, nous avons visité une mine désaffectée qui fait office de musée, puis jeté un coup d’œil aux pierres exposées. Nous ne connaissions pas l’opale. C’est une pierre magnifique, qui à la lumière rend visible des couleurs insoupçonnées. Michèle a offert à Amphélise, pour son anniversaire, qui aura lieu dans deux jours ! un joli pendentif en collier, un petit morceau de roche blanche qui scintille lorsqu’on l’observe à proximité d’une source lumineuse. Elle a également offert à Célestin – lui, son anniversaire, c’était début septembre ! – une pierre brute : l’opale y est prise dans le fer.

    Au dîner, nous nous sommes régalés de grandes pizzas, que le restaurant qualifie, sans modestie, de « best pizzas in Australia ». Nous les avons dégustées dans un « orphelinat pour kangourous », et avons gardé les croûtes pour les bêtes. Lorry avait prévenu Terry, le directeur, de l’imminence de l’anniversaire d’Amphélise – il a approché un joey, c’est-à-dire un bébé kangourou, d’Amphélise, et lui a demandé de souffler sur le museau du petit. En retour, le joey lui a fait… un bisou ! Happy birthday !

    Pour continuer en sonorama, cliquer ici :

    Lorry, d’ailleurs, ça se confirme, est un type incroyable. Il dort peu, est tout le temps à fond, nous transmet une énergie folle et sait créer une ambiance de groupe aux antipodes de la morosité. De plus, il rappe, et très bien. Son nom de scène : MC Rain - ce qui en soi n’est pas innocent dans un pays aussi aride que l’Australie. Il nous a montré une vidéo, tournée à l’intérieur d’une usine désaffectée, dans laquelle il battle contre un autre rappeur, talentueux aussi, mais qu’il met en pièce avec autorité. Il a un flow de fou, et lorsqu’il a trouvé l’angle d’attaque, il file en piqué sur sa proie en lâchant ses missiles, fait pleuvoir les mots jusqu’à enterrer son opposant sous la surface du langage.

    Il a une fissure, profonde, que seuls les mots lui permettent d’endiguer : ce mec toujours pêchu, joyeux, rieur, rigolard même, est en colère. Très. Contre son père. Après quelques bières, passé minuit, je lui ai demandé de nous faire une démo, et, pourquoi pas, de me tailler en pièces. Il a balancé un freestyle hallucinant, dans lequel il a fait le contraire – c’est son daron qu’il s’est mis à tailler en pièces, et en parallèle a fait un éloge²  de notre petite famille, à une vitesse supersonique, comme on n’en rêverait pas. C’était bouleversant, j’ai pris Lorry dans mes bras, cet ours fragile, et on a chialé dans les bras l’un de l’autre. Et on ne se connaît que depuis quatre jours !

    Il faut dire qu’Amphélise avait labouré le terrain de l’émotion, quelques heures plus tôt. Pour le remercier de tous les cadeaux qu’il leur faisait depuis le départ, à Célestin et elle, notre petite voyageuse lui a offert un croquis qu’elle avait fait d’après les histoires aborigènes consacrées à Uluru. Les quatre animaux qui symbolisent le rocher, le lézard, le wallaby, le python et le serpent venimeux étaient représentés, le long desquels elle avait dessiné les traces de pas de chacune des bêtes. Des demi-cercles représentaient les Aborigènes (comme c’est la coutume) et des petits points bleus indiquaient la présence de l’eau. Lorry, lorsqu’Amphélise lui a remis ce petit cadeau, était très ému – il a affirmé que notre gazelle, du haut de ses sept ans quatre cinquièmes, avait capté la tjukurpa mieux que certains adultes qu’il emmenait sur les lieux.

    Cent-vingt jours après notre atterrissage à Phnom Penh, le voyage, qui usine chacun de nous au gré du vent, façonne également notre petite famille. Notre périple, cette idée assez folle au début, s’est métamorphosé en un mouvement presque naturel. Exposé au soleil de l’hémisphère sud, CAFE, comme l’opale, met au jour ses couleurs. Chacun a trouvé sa place, comme on s’installe autour du feu sans réfléchir, les mains en avant. Le voyage est un âtre qui nous réchauffe, une flamme qui capte notre regard pour lé fédérer. On est ensemble. Ensemble sur des bateaux, ensemble dans des autocars, ensemble avec parfois nos souliers pour tout véhicule dans la jungle, ensemble partout. Ensemble dans un van crade qui avale du bitume comme s’il avait le vers solitaire, et se glisse comme un serpent entre les broussailles accrochées aux sables rouges de l’outback. Nous n’avons pour toute richesse que deux sacs qui commencent à s’effilocher, une paire d’appareils photo, un ordinateur portable et quelques vêtements. On est bien.


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  • Après notre découverte du rocher, un verre de vin ou de soda à la main, peu avant le coucher de soleil, nous avons rejoint l’ Ayers Rock Resort, où nous avons goûté le repas concocté par Lorry. C’est qu’il cuisine bien, ce bougre de bushman ! Au menu : sauté de filet de kangourou accompagné de salade fraîche. Délicieux. C’est donc en bondissant que nous avons rejoint notre emplacement pour swaguer de nouveau sous les étoiles. Lorry nous avait prévenus, dès quatre heures le lendemain matin, il agiterait casseroles et boîtes de métal pour annoncer l’heure du petit-déjeuner. Il nous fallait donc dormir tôt pour balancer quelques heures de sommeil au fond du magasin, pour la journée qui s’annonçait : randonnée dans le Kata Tjuta, à l’aube, puis promenade autour de l’Uluru dans la soirée. Du lourd. De quoi se baffrer d’images et de sensation pour une vie au moins. Mais nous n’avions pas remarqué que notre bruyante Canadienne s’était immiscée à proximité...

    Je ne préfère pas évoquer les châtiments corporels que j’ai imaginés cette nuit-là, alors que dans la bouche de ma voisine se reproduisaient une palanquée de lamas excités comme des lapins, toutes lèvres dehors – châtiments qui eurent fait passer ceux du Docteur Loveless, le nain maléfique des Mystères de l’ouest, pour des broutilles. Eve, elle, avait choisi l’exil – dix mètres pour enfin grappiller un peu de sommeil. Disons simplement que décision fut prise, sous l’œil clair de la lune, de déplacer tous les swags d’un bon demi-kilomètre pour notre seconde nuit sur place. Ce qui fut fait.

    A l’aube du troisième jour de notre expédition, nous avons donc tracé vers le Kata Tjuta, ensemble minéral également sacré pour les Anangus, les Aborigènes de la région. Le van filait dans la nuit vers notre destination lorsque l’horizon s’est maquillé de rose fuschia, comme une vieille demoiselle aux gestes devenus incertains. Nous avions une pause à effectuer : observer le phénomène inverse de la veille, comme une partie de tennis cosmique. A son tour, la patte de l’Uluru s’apprêtait à lancer la grosse balle jaune vers le Kata juta. Silence, please – service ! Le soleil a commencé à frictionner le dos du rocher, puis s’est élevé et a dardé au-dessus de nos têtes ses premiers rayons pour les planter dans les flancs frais du Kata Tjuta. Naturellement, sans un bruit, une cinquantaine de têtes se sont tournés de conserve vers ce derniers pour en observer la mise au jour. Oserai-je dire que c’était magnifique – il semble que depuis quatre mois ce terme est récurrent sous ma plume à court de synonyme ? C’était magnifique.

    Nous sommes remontés vers le nord pour parcourir la poignée de kilomètres nous séparant du Kata Tjuta. Michèle, un brin inquiète se demandait si elle parviendrait à couvrir les deix kilomètres de randonnée – d’autant plus que Lorry nous avait prévenus qu’il y avait une côte raide. Eh bien, elle a pris son courage à deux mains et a réussi à effectuer la boucle. C’était formidable de la savoir avec nous après la visite incomplète de la veille.

    Contrairement à Uluru, le Kata Tjuta ne constitue pas un seul bloc visible, puisque la roche s’est par endroits érodée, et des défilés se sont formés entre les parois, qui peuvent atteindre plus de cinq cents mètres de haut. La morphologie de l’ensemble modifiait en un clin d’œil la vue et on passait, en un pas, d’un environnement obstrué à une vue découvrant la plaine sur des kilomètres. Nous nous sommes donc promenés entre les flancs de l’ensemble alors que le soleil progressait dans sa course, divisant l’espace en deux zones chromatiques nettement délimitées. D’une part, les parties exposées aux hautes lumières, d’un rouge rendu soutenu, et d’autre part les parties restées provisoirement dans l’ombre. Par endroits, la surface impeccable de la roche se parait d’une diagonale clivant la lumière de l’ombre, et cette diagonale se déplaçait au gré du soleil comme un rideau que l’on tire lentement. Un peu partout, la roche lisse était creusée de cavités généralement peu profondes mais d’une ouverture pouvant aller à plus de vingt mètres de rayon, gorgées d’ombre, titillaient le regard : que s’était-il passé ? Nous ne savions pas encore que les Anangus avaient une explication fort jolie pour ce phénomène, visible également à Uluru.

    Nous avons rejoint le van en fin de matinée, pour rentrer souffler au resort. Lorry, aidé de vingt petites mains, a confectionné des hamburgers de catcheur, monstrueux, pour lesquels deux mâchoires superposées n’auraient pas suffi. Aussie burgers, nous avait-il annoncé en présentant fièrement ses créatures taillées dans le bœuf, l’œuf, l’oignon, l’ananas, la laitue, le fromage, le ketchup et la mayonnaise. Et d’ajouter « The best fucking burgers you’ve ever had ! ». De fait.

    Nous avions fait nos deux rounds d’observation, un coucher, puis un lever de soleil sur l’Uluru. Nous étions prêtes pour la marche d’approche. Comme c’est un site sacré de première importance, nous avons commencé par la visite du Cultural Centre, au pied du rocher. Ce centre est une création conjointe des Anangus, des Aborigènes, et du pouvoir politique national. Donc, des Blancs. Ce projet fait partie d’un des éléments centraux de la politique australienne depuis une vingtaine d’années, bâti sur le concept de « Working together ». Le territoire atour de l’Uluru et du Kata Tjuta, inscrit à la fois aux volets culturel et naturel au patrimoine mondial de l’UNESCO, a été officiellement remis aux Anangus en 1985, à la condition que l’endroit soit confié à la gestion des Parc nationaux. Bref, le truc compliqué. Quoi qu’il en soit, il semble que les décisions liées à la conservation et à l’aménagement de cet espace prodigieux soient effectivement prises par les Aborigènes eux-mêmes.

    La société Anangu s’articule autour du concept de Tjukurpa. Une loi particulière qui lie les humains à la fois entre eux et à leur environnement. C’est le socle de leur vivre-ensemble, qui se transmet par l’observation, l’initiation et la répétition. La Tjukurpa avance qu’au début des temps, la Terre était plate et vide, et que ce sont les ancêtres des Anangus - humains, animaux et plantes - qui l’ont façonnée et lui ont donné sa forme actuelle. Chaque roche, chaque poussière est donc animée de l’âme de ces ancêtres, d’où l’idée d’un pacte avec la nature : les humains la respectent, la Terre leur fournit de quoi subsister. La protection est répartie équitablement – et les humains s’engagent à ne consommer que ce dont ils ont besoin, à partir de là s’opère un rapport fonctionnel : chaque élément de la nature a sa fonction, de même que chaque humain – dans sa modération par exemple.

    Une formidable leçon d’écologie, en somme. Mise à mal par l’occidentalisation des mentalités anangus et la coexistence difficile des Aborigènes et des autres populations, à majorité blanche. Quoi qu’il en soit, nos premiers pas au pied de l’illustre rocher ont été guidés par cette visite – et nous ont donné l’occasion de dialogues très intéressants avec Amphélise et Célestin. Chacun d’entre nous cherchait les traces de la Tjukurpa dans la promenade autour d’Uluru. Il est dit que chaque côté du rocher est lié à un animal. Ils sont donc quatre : un lézard, un wallaby, un python et un serpent venimeux. Des histoires mettant en scène ces animaux, transmises oralement, ont tissé le rapport qu’entretiennent les Anangus avec Uluru.

    Un jour, Kuniya, la femme-python, se glissa au pied du rocher, portant autour du cou ses œufs en collier. Puis elle y éleva ses enfants. Un jour, son neveu fut attaqué et tué par des liru, des hommes-serpents venimeux, qui le criblèrent de leurs lances. Ivre de fureur, sa tante se mit en route pour le venger et tua les liru. Dans sa colère, elle avait également frappé les flancs du rocher. C’est pourquoi Uluru est creusé de toutes ces mystérieuses cavités.

    C’étaient donc les explications qui nous avaient manquées lors de la visite du Kata Tjuta ! Elles nous satisfaisaient pleinement et agrémentaient notre visite d’une dimension poétique tout à fait plaisante. Nous nous mîmes donc en quête d’une cuisse d’émeu pétrifiée, dont on disait qu’elle était située à quelques encablures d’Uluru, sous la forme d’un gros rocher. C’est que Lungkata, le lézard, s’était un jour emparé d’un émeu blessé par deux animaux chasseurs. Lorsque ces derniers lui demandèrent s’il avait croisé la bête, il leur répondit, rougissant, qu’il n’avait rien vu, puis s’enfuit au loin pour découper et manger sa proie, mais dans sa hâte perdit en route une cuisse de l’oiseau. Les animaux-chasseurs, trouvant la cuisse sur leur passage, traquèrent Lungkata, le débusquèrent et le tuèrent. La roche, depuis, témoigne de ce qui arrive aux malhonnêtes trop gourmands. Et cinq Gaulois, les yeux plissés, de scruter les alentours pour y dénicher le témoin minéral de cette morale … Uluru n’est pas un rocher, c’est une cathédrale de roche, à ceci près qu’il ne s’agit pas d’une construction humaine – encore que… si on en croit la Tjukurpa – mais d’un temple naturel façonné par l’esprit des femmes et des hommes.

    De surcroît, la promenade autour du rocher, d’une dizaine de kilomètres, nous a montré qu’il ne correspondait en rien à la masse compacte que nous avions cru voir de loin, au coucher et au lever du soleil. Depuis le sommet, alternent des flancs abrupts et lisses avec des pentes douces. Par endroits, des plis sur la roche indiquent un passé où l’océan recouvrait le tout. Nous avons parcouru la base walk sans bruit, à l’écart des autres touristes, et ce silence nous a permis de nous imprégner de la magie d’Uluru. Cette forme spectaculaire, émergée de nulle part, a de quoi vous emporter, et il est fascinant de s’imaginer un autre temps, un « dreaming » aborigène, où on déposait les jeunes dans une large cavité ouvrant au pied de la concrétion, sans rien, avant de revenir les chercher plusieurs jours, plusieurs semaines ou plusieurs mois plus tard. A l’occasion de leur initiation. Un temps où, dans une autre anfractuosité, de forme triangulaire, des femmes accompagnaient la future mère pour qu’elle donne naissance à l’intérieur du rocher. Lorsque vous êtes emporté, le chemin de ronde se fond dans la poussière ocre du désert, le parking, au loin, disparaît, et vous êtes, seuls ensemble, entre Uluru et la plaine. C’est une sensation étrange. C’est le voyage.

    Dans l’après-midi, en chemin vers Uluru, nous avions eu un petit souci : nous avions oublié une des deux bananes dans la douche. Qui contenait deux passeports, une carte bleue, plusieurs centaines de dollars. Bref, pas cool. Eh bien, nous avons décidé, comme ça, tout simplement, de ne pas nous inquiéter – il y aurait bien une solution. Voilà comme ce voyage commence à agir dans les profondeurs : il y a quelques mois, dans cette situation, j’aurais bondi partout comme un wallaby affolé. Là, je me surprenais à prendre la chose avec philosophie. Patience, même. Lorsque nous sommes rentrés au resort, huit heures plus tard, la banane était toujours en place, logée derrière la porte de la douche.


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  • Vu la grosse patte d’ours de l’Uluru, posée sur le sable loin de tout, aux dernières heures du jour. Vu le soleil se glisser par les anfractuosités du Kata Tjuta, autre ensemble sacré situé une trentaine de kilomètres à ouest, pour déposer ses derniers feux sur la roche et lui rougir les flancs avant qu’elle ne brunisse en un clin d’œil, comme si la lumière avait été éteinte. Bu du vin australien, perché sur un promontoire circulaire au milieu de l’immense plaine bordée des deux sites pendant que la nuit prenait les choses en main, dans une ambiance à la fois alanguie et électrique. Uluru. Tchatché avec Paul, K.J. et Belle, jeunes Coréens travaillant à Brisbane. Discuté avec Marcelo, Brésilien travaillant à Sydney. Vu Amphélise assise à même le sol patouiller dans la fine poudre rouge de l’outback, sa liquette blanche sur le dos. Vu son frère faire une prise de vue magnifique d’elle, une cascade de poudre ocre dévalant depuis sa main vers le sol. Entendu ma femme et ma mère discuter un verre à la main. Touché du pied les fines brindilles de bois sec disposées par le vent en petits tas devant le promontoire. Vu la grande masse du mythique rocher disparaître dans la nuit. Communié avec mon fils sur le chemin du retour, seuls ensemble, par le biais de photographies d’arbres nus affichant leur squelettisme timburtonien dans le bleu nuit irréel d’une toile tendue sur un matelas de safran roussi par la terre brûlante. D’idées échangées. Senti Célestin grandir. Notre Célestin. Grandi.


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  • Lorry nous avait prévenus la veille : il fallait, pour randonner dans le canyon sans fondre au soleil, se réveiller à cinq heures. Même si ça signifiait quitter tôt le spectacle des hautes flammes du feu de joie et se contenter d’une ou deux cervoises fraîches, on était impatient d’aller se pieuter – ou, plutôt, swaguer ! Nous avions déjà déroulé notre swag à quelques mètres de l’âtre, sur un à-plat de terre rouge fine comme de la poudre d’escampette. La lune indiscrète nous regardait de son œil clair depuis le milieu du ciel, à l’écart des étoiles tenues en joue par le dernier rougeoiement du soleil, qui nous parvenait découpé par une poignée arbres décharnés et nus, comme pétrifiés par la chaleur.

    CAFE + M s’est donc sagement enfoncé dans son petit ensemble de nuit pour rejoindre l’aube. Amphélise, Célestin, puis nous trois, chacun s’est glissé dans un sac à viande (propre, que c’était agréable !), à l’intérieur d’un duvet lui-même fiché dans une épaisse toile de tente - identique à une toile de voileux – au-dessus d’un matelas tout douillet. Par notre petite fenêtre carrée bordée de tissu indéchirable, nous étions aux premières loges pour nous gaver de voûte céleste.

    C’est pourquoi lorsque je me suis réveillé, en pleine nuit, j’ai vu rouge. Au-dessus de moi, un pin fasseyait à la brise, balançant sur nous son ombre de lune, tandis que ma voisine, une Canadienne, ronflait comme un âne en rut. Elle avait de surcroît, provocation suprême, la régularité d’une horloge suisse. Par moments, on aurait dit une famille de chameaux occupée à blatérer en agitant leurs lèvres baveuses. Elle découpait mon sommeil à la tronçonneuse tout en dormant comme une grosse bûche. C’en était trop. C’était sûrement le genre de baleine à vous lancer au réveil, une main fermement posée sur le pot de beurre de cacahuètes, l’autre sur une tranche de pain grillé : « Gee, I slept like a log ». Qui vous toiserait d’un œil surpris lorsque vous ne lui répondriez rien, perclus de sommeil, et vous gourmanderait : « Why you don’t answer ? You tired ? ».

    Sous l’éventail régulier de mon pin de lune, je me suis soudain pris pour un calife prêt à délivrer un décret définitif comme une bulle papale. Cette vache devait filer à l’abattoir, ne fut-ce que pour être punie d’avoir la cloison nasale d’un bûcheron du grand Nord. Et elle devrait endurer d’atroces souffrances. J’hésitai donc, avant le geste fatal, entre l’écartèlement au troupeau de buffles suivi d’un démaquillage par un diable de Tasmanie, et une strangulation par tous les serpents de l’Enfer, peaufinée grâce au gommage d’une demi-douzaine de scorpions de Tasmanie. Rien que l’idée de ce choix me détendait, et, lorsqu’aux basses heures de la nuit le vent a forci pour galoper sur la plaine avant d’aborder King’s Canyon, à quelques kilomètres de là, dans un bruit d’océan, j’ai basculé dans la clémence… et le sommeil. Ma voisine allait survivre.

    Cette Canadienne, quelques heures plus tard, allait me prévenir que j’oubliais mon ordinateur sur une prise de fortune, au moment du départ. J’avais bien fait de ne pas l’occire…

    Le lendemain, à l’heure du lièvre, nous sommes partis pour King’s Canyon. Chapeau bas pour Célestin et Amphélise, qui se sont encore une fois levés sans rechigner, et ont crapahuté toute la matinée comme des kangourous, bondissant sur la roche avec légèreté. Et à Michèle, ma mère, qui a dormi dans ces conditions spartiates. Bravo ! Dans le van, à l’aller, c’est moi qui avais dressé la playlist pour les trente minutes nous séparant du canyon. Nous avons roulé au son d’Abraham inc., des Beatles et… A horse with no name, bien-sûr ! Alors que le van grattait le sable rouge aux lueurs de l’aube, la stéréo nous susurrait :

    In the Desert, you don’t remember your name

    Cause there ain’t no one for to give you no pain…

    Nous avons passé cinq heures merveilleuses dans ce défilé. Hélas, ma mère n’a pas pu poursuivre jusqu’en haut de Heart Attack Hill… Elle a donc fait contre mauvaise fortune bon cœur, mais la promenade d’une heure en bas du canyon, sans côte, était paraît-il, très belle. Tant mieux. Par ailleurs, nous avons l’impression que les balades suivantes, pour les jours à venir, seront dépourvues de montées difficiles – tant mieux également.

    Le canyon est un rêve de photographie, la lumière y est pure, et le bleu du ciel, sans parasite, ressort joliment sur les prises de vue. Sous le ciel, la roche, tour à tour crème et rouge, est plantée de buissons secs et d’eucalyptus aux troncs d’un blanc immaculé.

    Après Heart Attack Hill, nous avons obliqué sur la droite pour suivre un chemin de crête qui offrait une vue splendide sur le flanc du défilé dévalant vers la vallée en prolongeant, au loin, par les étendues infinies de l’outback. Devant nous, de larges galettes minérales empilées chassaient les rares végétaux présents sur la crête. En tas, elles formaient de petits moellons rouges tout arrondis, sagement assis les uns à côté des autres face à l’immensité du vide, au-delà d’une falaise à vif striée de rainures que des rochers, entassés en contrebas venaient de quitter, pour s’installer dans le lit d’une rivière à sec, sur ce qu’ici on appelle Garden of Eden, un goulet où pousse une végétation abondante à l’abri des forges du soleil. Nous avons fini de faire le tour du canyon par le haut, avant de redescendre.

    Nous avions fricoté avec l’immensité australienne. Nous étions presque prêts pour l’Uluru. Mais nous l’appréhenderions progressivement, après deux rounds d’observation, par mithridatisation. Le premier le soir même, le second le lendemain matin.


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  • Il est 13h30, ce samedi 27 octobre 2012. Après Jésus Christ, mais ça pourrait être avant le barbu et ses tours de passe-passe, vu du désert où nous frayons depuis ce matin. Le ruban de macadam que partagent deux fines bandes blanches en son milieu semble avoir été fraîchement. On dirait le bitume coulé juste avant le passage du véhicule pour répondre à une exigence : former un i jusqu’au rivage du Pacifique, à plus de mille cinq cents kilomètres au sud d’Alice Springs, notre point de départ. Où Lorry, le chauffeur du mini-van, le trousseau à la main, dans un parking à la sortie de la ville, a balancé à la cantonade : « Are you ready for some rock and roll ? ».

    The fuck we are ! Lorry, le cheveu blond et la barbe naissante, portant débardeur noir à l’inscription jetpilot, short kaki à larges poches rectangulaires et lunettes Bollé, a tourné la clé de contact et fait hurler la stéréo. Lorsque la portière latérale s’est refermée, notre voyage a comme repris sa marche naturelle, après une agréable pause à Melbourne, une autre ville debout. Tu parles qu’on était prêts : six jours de route pour relier Adelaide, à dormir à la belle étoile sous le grand ciel austral qu’on dit chargé d’étoiles jusqu’à la gueule, à barboter dans les sables de l’Uluru, à spotter des kangourous et des goannas – y’a pire. Le grand outback, depuis, défile sous nos yeux.

    Contrairement à l’Indonésie, je n’avais jamais rêvé de voyager en Australie. Ce territoire ne faisait pas partie de mon espace géopoétique. La sensation que procure le fait de se trouver ici est donc bien étrange. Parce qu’imprévue. Il y a comme un effet de surprise à être ici, aux antipodes. Sur une terre d’un rouge à nul autre pareil, où de courts buissons gris se cramponnent au sol pour y trouver quelques gouttes, tandis qu’autour des eucalyptus, en ordre dispersé, dressent leur tronc cauteleux. Leur écorce semble hésiter entre un blanc de chaux et le noir – on les dirait, parfois, brûlés. Je me prends donc à rêver sur une terre dont je n’avais jamais rêvé. C’est paradoxal et jouissif. Je suis aux anges. C’est si beau dehors…Le soleil au zénith a chassé les derniers filets de nuage et depuis les hauteurs, le ciel déploie un dégradé de bleu qui s’achève en une clarté presque blanche en suspension au-dessus de l’ocre piqué de gris, de jaune paille et de vert de l’outback. Le sol, parfois, s’élève quelque peu pour mettre un brin le souk à la surface, et de longues éminences bâtées de rocaille, immobiles comme des varans, sèchent leurs flancs rouges sans se soucier du temps, avant de s’aplatir comme des crêpes une poignée de kilomètres plus loin, lorsque le désert devient à nouveau un large disque comme posé à la surface de la terre, et qu’on a l’impression de sillonner une toile aborigène.

    Devant, Eve balaie le paysage d’un regard silencieux, et Michèle est plongée dans Down Under, l’hilarant récit, par Bill Bryson, de ses pérégrinations en Australie. Assis à ma droite, Amphélise et Célestin, très inspirés par la visite de la National Gallery of Victoria – Indigenous Art, produisent de petits dessins à base de cercles et de points, comme les artistes dont nous avions vu les toiles. Amphélise m’a confié que ses premières œuvres du genre tenaient compte de l’environnement, mais que désormais, elle ne souhaitait plus représenter quoi que ce soit, qu’elle se « laissait aller ». Laisse-toi aller, ma belle…

    Notre camionnette progresse à une allure de sénateur au son de la pop classieuse dont Lorry arrose nos feuilles asséchées : MGMT, Fool’s Gold, Arcade Fire, Vampire Weekend, les Bowerbirds – il a bon goût. Il a, par ailleurs, distribué des feutres multicolores et demandé à chacun des vingt passagers d’écrire son nom à sa fenêtre et de dessiner un symbole de son pays d’origine. Le van blanc est donc désormais bardé de boules coloriées en rouge et bleu (la Corée), de gros sabots, de feuilles de cannabis et de moulins (sans commentaires), de drapeaux brésiliens, de raquettes de tennis, de barres de toblérone (la Suisse), etc. Lors de la pause de l’après-midi, nous aurons à ramasser du bois pour le feu de ce soir. A la nuit tombée, on se réchauffera autour de l’âtre avant de se glisser dans notre swag. Le swag est une invention australienne et a vocation à être utilisé dans le bush : c’est un fin matelas assorti d’une épaisse toile de tente qui procure un abri individuel.

    A bord de notre van, en une heure à peine, nous avons vu un couple de wedgies, de gigantesques aigles aux ailes blanc et noir, s’envoler à notre passage après quelques pas hésitants, puis un iguane traverser mollement la chaussée. Lorry, de surcroît, nous a prévenus – il est certain que l’on sera amenés à croiser des brown snakes, on est en pleine saison des serpents. Il a précisé, pour trancher l’air devenu soudain épais et contrer tout ophiophobie, que ces créatures craintives filaient à notre approche et ne présentaient qu’un danger très modéré. A voir.


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  • Ce matin, atterrissage incroyable sur la piste de la seule et unique ville au sud du Northern Territory, soit plusieurs centaines de milliers de kilomètres carrés, au bas mot. Quel contraste ! Nous avons quitté Melbourne trois heures plus tôt, dans la grisaille. Le zinc, une fois troué le rideau nuageux, entame sa descente sur Alice Springs. On survole un tapis de terre rouge qui, par le prisme de notre hublot, semble s’étendre à l’infini, rogné par de courtes touffes claires. Depuis les hauteurs que nous procure le Boeing 737 de la compagnie Qantas, elles semblent sèches comme du papier de verre. On est au cœur du désert. Alors que nous traversons le tarmac pour rejoindre l’aéroport, un petit avion à hélices blanc s’envole dans un bruit d’abeille : il file dans le bush.

    La navette, réservée au préalable, nous embarque, direction Toddy’s, une auberge estampillée Backpackers and Budget Accomodation. Une dizaine de kilomètres plus loin, on pénètre dans l’agglomération – vingt-neuf mille âmes, pour cinq mille serpents paraît-il. Alice Springs, c’est un peu le négatif de Melbourne. La capitale du Victoria, un champ de gratte-ciels taillé au cordeau, tournée vers l’avenir et fière de son quotidien, peuplée d’hommes en costumes gris à la coupe impeccable et de femmes en tailleur qui balancent leur popotin entre deux bureaux, est bordée par la rivière Yarra, qui coule gentiment vers le Pacifique. Alice Springs, elle, semble comme allongée, ses bâtiments de couleur claire n’y dépassent pas un étage, dissimulés à l’abri de fines feuilles d’eucalyptus. Les magasins sont dépourvus de devanture ou de vitrine, on y entre le plus souvent en passant une porte enchâssée entre deux murs aveugles. Les maisons sont grillagées comme la prison de Guantanamo. Personne ne marche dans la rue, ou presque, seules les voitures circulent, de vieilles guimbardes américaines et japonaises ou bien des SUV larges comme des paquebots, qui glissent doucement sur le bitume fumant. La ville est mangée par le bush, qui déploie sa langue râpeuse par le biais d’une rivière asséchée dont le dos de sable est piqué d’arbres secs comme des brindilles déjà au feu. Melbourne, turgescente, dressait sa gourmandise avec aplomb, tandis qu’Alice Springs semble vouloir se terrer sous le sable. Aurait-elle quelque chose à cacher, une lettre écarlate gravée au fer rouge sur sa joue ?

    Sur les quelques espaces verts du centre-ville, coincés entre le mall, deux  enseignes de fast food et un supermarché, des Aborigènes assis en rond devisent. Sans un Blanc. Les femmes sont pieds nus et des enfants en short jouent autour d’eux. Au centre du cercle, des sacs Mc Donald’s vides attendent la biodégradation.

    Nous avons une après-midi de libre avant le départ pour le désert, demain, et filons donc vers les galeries d’art aborigène. Nous en visiterons deux : la première renferme un petit musée très intéressant, composé de panneaux informatifs et d’objets, du quotidien et rituels. Mais les œuvres vendues, bof… Et pas un Aborigène à l’intérieur. Une seconde galerie nous permet pour le coup de voir des toiles de premier ordre. On y retrouve ce qui nous avait charmés à la NGV – Indigenous Art : une combinaison de beauté pure, de symbolique et de narration tout à fait réussie. Sur un écran plat, sont diffusées en boucle de courtes vidéos présentant les artistes au travail, dont certaines chantent en peignant, assises en tailleur devant leur canevas. Pas d’Aborigène en chair et en os ici non plus. Chacune des œuvres nous est détaillée par une jeune femme bonde très avenante. Alice Springs fonctionnerait-elle donc comme ça ? Avec des Aborigènes consommant en circuit fermé des produits occidentaux et des Blancs vendant des produits aborigènes dans des galeries pour touristes fortunés ? Serait-ce pour ça qu’Alice Springs donne l’idée d’une ville masquée par un tapis de sable - pour ignorer cette réalité ? Nous n’en saurons pas plus.

    *La dernière fois qu’un type a dit ça du Mexique, il a fini avec un œdème de quinque, ce qui ne l’a pas empêché de retrouver la fille du patron, au contraire. Le premier qui devine de qui il s’agit gagne son poids en feuilles d’eucalyptus.


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  • Pour notre deuxième journée à Melbourne, nous avons jeté notre dévolu sur la National Gallery of Victoria – Australia, tout particulièrement la section dévolue à la peinture aborigène. Une visite au défunt Musée des Arts d’Afrique et d’Océanie de Paris, il y a une quinzaine d’années, nous avait laissé un souvenir de disques, de points et de couleurs vives, et, globalement, de la richesse de la peinture aborigène. Parcourir les salles consacrées à l’Indigenous Art du du rez-de-chaussée de la NGV – Australia a plus que confirmé cette sensation dormante.

    Toute la famille Bruhat – sur trois générations, quatre même si l’on inclut les peluches d’Amphélise - a adoré cette collection. C’est comme si chacun y trouvait un motif de satisfaction, de plaisir. A mon avis, cela tient à l’agencement des trois caractéristiques communes à toutes les œuvres observées à la NGV – Indigenous Art : la vénusté d’une part, la dimension symbolique d’autre part, et enfin l’aspect narratif - les histoires, les drames humains que ces toiles incarnent.

    Pour ce qui est de la vénusté, nos photos témoignent mieux que les mots. De nombreux à-plats sont traversés de formes rondes ou de lignes de couleurs vives, elles-mêmes constituées de points le plus souvent. Chaque toile possède le plus souvent sa dominante chromatique, ce qui lui permet de gicler du mur d’exposition et d’entrer en contact avec le spectateur. La simplicité, l’apparente absence de représentation laissent à l’œil le loisir de se promener sur la toile et de se nourrir de la présence immédiate du beau.

    La dimension symbolique, quant à elle, prend appui sur la cosmogonie qui habite chaque tableau. L’inverse, d’ailleurs, est valable : chaque tableau habite l’espace, en est une particule constituante. Un passionnant documentaire filmé, sans commentaire, vous accueille à l’entrée : par un astucieux montage, l’auteur a combiné des toiles aborigènes et des images de la nature australienne. La relation est frappante. Les toiles qui nous sont présentées constituent un vaste dialogue avec la terre australienne, gigantesque île – la plus grande sur la planète.

    Dans la première salle, une toile est exposée au sol, parmi d’autres toiles accrochées aux murs. Excellente idée, qui illustre bien le lien qui unit la peinture aborigène et la surface du territoire. La « croûte » terrestre. Une multitude de petits disques y sont peints dispersés autour de quatre disques plus grands, de taille à peu près homogène, plus foncés, couleur chocolat, et d’un autre nettement plus gros, dans les mêmes tons – Ayers Rock, sans doute, the Mother-rock, le rocher sacré situé à un peu plus de trois cents kilomètres au sud-ouest d’Alice Springs, au cœur du désert australien.

    Dans la peinture aborigène, la permanence de la forme circulaire fonctionne comme une plateforme symbolique fabuleuse. Ces disques opèrent des allées et venues entre les quatre niveaux qui donnent vie à cet art. Au cœur de l’œuvre se loge l’infiniment petit, le cellulaire en quelque sorte – qui désigne, par la prolifération des molécules, la vie. A un autre niveau symbolique, le disque peut représenter ce qui dans le monde est visible, la roche, le minéral, qui à la surface de la terre abrite parfois l’eau sans laquelle toute vie est impossible. A un troisième niveau, on peut déceler la représentation de la planète elle-même, sur laquelle vivent l’homme et l’artiste. A dernier niveau, enfin, le disque représente le cosmos, l’ordre des choses, duquel a germé, par miracle, la planète sur laquelle nous vivons.

    Par de simples petites formes rondes, donc, c’est à ces quatre éléments que renvoie la variété de peinture exposée en ce lieu. Le spectateur, en balayant la toile du regard, navigue entre ces niveaux, sans avoir à se fixer. On a l’œil bercé par ces allers et retours entre l’infiniment petit et l’infiniment grand.

    Pour ce qui touche à l’aspect narratif – les histoires qu’incarnent ces toiles, précisons que certains des artistes ont l’habitude de… chanter en peignant ! La peinture aborigène fait donc partie d’un rituel qui entre en résonnance avec une tradition orale. C’est la moitié d’un diptyque qui par le biais d’expériences fait état du rapport entre l’homme et la Terre, entre l’homme et l’homme. Des histoires sont contées sur ces toiles, on confie à la surface du matériau graphique le soin de véhiculer les mythes qui rassemblent les individus pour faire société. Un père emmène son fils dans le désert pour son initiation, au cours de leurs pérégrinations, celui-là disparaît pour revenir sous la forme du malin. Que va-t-il se passer ? Par ailleurs, il est souvent question de sœurs, deux ou sept généralement, ou de métamorphoses, ou même d’expéditions organisées pour rechercher de l’eau dans le désert, d’animaux dotés de pouvoirs surnaturels…

    Deux frères partent dans le désert pour une quête mystérieuse – or, que voit-on sur la toile ? Deux triangles constitués de disques et de larges bandes noires… Le mythe s’articule autour d'un phénomène paradoxal de représentation abstraite. CAFE + M part lui aussi dans le désert, pour six jours depuis Alice Springs - à partir de samedi. Comment un artiste aborigène nous représenterait-il ? Cinq figures esbaudies dans le désert rouge des terres australes. Cinq disques qui tournent sur la croute terrestre. Ainsi va le voyage, qui met les molécules humaines en mouvement permanent à la surface du territoire traversé, autour de la roche, sous le soleil ou dans la nuit.

    La représentation abstraite qui est faite par les artistes exposés résonne comme une sorte d’oral painting, et elle structure la capacité de la toile à être à la fois d’une beauté presque naïve, porteuse de symbole et chargée de lier les hommes par le partage d’histoires communes et ancestrales.

    Si on en avait le temps, on ajouterait que cette peinture, qui a vécu sa résurgence dans les années 1960 par le travail d’artistes nés dans les années 30 et 40, semble entrer en résonnance avec le travail d’artistes contemporains qui, nous semble-t-il, combinent également esthétique, symbolique et mythologie. Nous pensons à Jean-Michel Basquiat et à Keith Haring, en particulier.

    Du grand art.


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  • Petite mort du voyage… Dans une ultime secousse, le corps fébrile de l’Asie nous a expulsés, via un Airbus de la compagnie Jet Star, jusqu’au tarmac de Melbourne, loin, loin des rumeurs de l’Indonésie. Vers 22h50, dimanche 21 octobre, heure de Denpasar, trois mois et demi après notre départ de Paris, les roues de l’avion nous ont arrachés d’un coup sec, comme on arrache un sparadrap. Net.

    Célestin était en mode surexcité. C’est lui qui avait choisi cette destination. Une étape moderne, rassurante même, sur ce trajet baroque comme une mystérieuse sacoche vaudou, contenant à la fois le sourire du Bouddha et la figure nourricière de la Pachamama, l’argent des dalles du Palais royal de Phnom Penh et l’or des Incas du Pérou, les orangs-outans et les Patagons… Moi, je n’en menais pas large. Je m’étais attaché à cette bande de terre dominée par l’Everest, suspendue aux puissantes épaules de la Chine et de l’Inde, qui s’affinait vers le sud tel une femme prise dans une gaine, puis finissait par se disperser en une infinité de fragments éparpillés autour de la Mer de Java, comme si son sac à main avait été vidé dans l’océan.

    Le sort, de surcroît, avait décidé de nous jouer un de ses tours. A peine avais-je eu le temps – deux petits jours et puis s’en vont – de retrouver mon ami Stéphane, que je n’avais pas vu depuis 1990, et ainsi de faire le point sur… les vingt dernières années, au bas mot, que le voyage nous rappelait à lui, grosse bête affamée. Vous retrouvez un ancien copain, anxieux de savoir ce qu’il est devenu – le courant va-t-il passer à nouveau ? – et, par ricochet, ce que vous êtes devenu, et hop ! vous basculez un peu plus sur la planète, comme emporté. Ce que moi, je suis devenu, je ne sais pas trop, mais pour ce qui le concerne, je ne tarirais pas d’éloge. Il a opté pour la vie balinaise il y a une quinzaine d’années, et y a mené sa barque avec ingéniosité. Il vit aujourd’hui avec sa femme Jane, australienne, et ses enfants de treize et dix ans, Aria et Azel, dans des conditions de rêve. Mais il n’est pas tombé dans le piège dans lequel Eve et moi, au Mexique, au Sri Lanka ou ailleurs, avons vu maints expatriés se vautrer. Attitude colonialiste, paternalisme, mépris… Sa lucidité, son ouverture, sa curiosité nourrissent au quotidien son humanité, et c’est très bien ainsi.

    Jane et lui nous ont accueillis avec une attention et une générosité sans égales. Ils nous ont remis les clés d’une villa fabuleusement agencée et meublée, décorée avec goût, et ont fait de ces deux jours une bulle légère pour accompagner nos derniers moments asiatiques. Nous avons bu du vin, assis sur la terrasse circulaire posée sur le toit de leur maison, lorsque les étoiles miroitaient à la surface de la piscine depuis laquelle on peut promener son regard sur les rizières en terrasse qui bordent le jardin, puis la goûte à Papa Jules, dans la cuisine, plus tard, aux basses heures de la nuit ; nous avons acheté des produits de la mer au marché de Jimbaran, des sardines, des crevettes et des encornets que nous avons jetés sur la plancha, allongés sur un fin tapis d’huile d’olive, avant de les chatouiller avec des brins de romarin ou de persil ; nous avons joué avec la marmaille ; nous avons remonté le temps comme on remonte une vieille horloge, avec émotion. Nous avons refait le monde. Nous étions bien. Pour contrefaire Paul Nizan, je dirais que « nous avions quarante ans. Je ne laisserai personne dire que ce n’est pas le plus bel âge. ». Merci, l’ami.

    Mais il fallait quitter l’Asie. Scratch !

    L’avion a glissé sans soubresaut sur la piste bien peignée de la capitale de l’état du Victoria, au sud-est de l’Australie. Il était 7h50, heure locale. C’était la première fois, depuis plus de cent jours, que nous ressentions le froid, du moins au niveau de la mer. Moins de vingt degrés, c’était quoi, ça ? Célestin rayonnait : il faisait froid ! Au niveau des odeurs, itou : nous étions au rayon surgelés. Pas une fragrance, pas un parfum, rien à se mettre dans le groin.

    Le skybus nous a déposés à quinze minutes à pied de notre hôtel, un Formule 1 situé dans le centre-ville. Contrairement à ses cousins d’Europe, celui-ci possède une joile façade victorienne. Rien à voir avec les monolithes sans âmes de nos banlieues françaises, dans nos zones commerciales à l’inquiétante gémellité. Au pied du bâtiment, immobile comme un horse-guard, nous attendait Michèle, ma mère. Quelle fête de la retrouver, à l’autre bout de la planète – Amphélise et Célestin se sont rués sur elle !

    Une fois posés les bagots, nous avons fait nos premiers pas de touristes sur les trottoirs de Melbourne alors qu’un soleil de fin de matinée commençait à réchauffer l’atmosphère. Même en plein jour, la ville était d’un calme… Pas d’embouteillage, pas de klaxons, pas de mobylettes, et des trottoirs, en plus ! De vraies amples bandes de bitume rien que pour nous, simples bipèdes ! Plus besoin, ici, de slalomer entre la chaussée et des bas-côtés morts nés, on était autorisé à survivre sans carrosserie ni pot d’échappement. Agréable. Moins funky, ô combien ! mais agréable. A la pause méridienne, les jeunes en uniforme scolaire battaient le pavé pour aller déjeuner. Les jeunes filles, les cheveux clairs rassemblés en une queue de cheval, agitaient leurs mollets blancs et grassouillets. Les garçons, un pan de la chemise dépassant de la ceinture, tenaient hors de leur short leurs jambes poilues qu’ils avaient plantées dans de lourdes chaussures noires informes – et pourtant pas deux paires n’étaient identiques ! – dont dépassaient d’épaisses chaussettes blanches ou grises. Ils portaient ouvert leur blazer frappé à l’écusson de leur grammar school. Parfaitement parallèles, les avenues du CBD, le centre-ville, scandaient en cœur le lien qui unit le pays à la Grande-Bretagne : William Street, King Street, Queen Street, Elizabeth Street… Autour les parcs, les grilles peintes en noir portaient des indications recouvertes de peinture dorée, comme en Agleterre. Du côté de la rivière Yarra, on aurait pu se croire à Liverpool. Sur les larges et calmes avenues, à Edimbourg. Et même, lorsque le soleil couchant semblait ériger à la hâte une foule de tours de toutes formes, à Singapour. Nous étions en fait aux antipodes.

    J’avais encore une boule au ventre. L’Asie me manquait. C’est le soir, en regagnant nos pénates depuis la rive sud, après avoir longé les murs de la National Gallery of Victoria, élégant monolithe gris entouré de fontaines posé en vigie face au grand parc du centre, puis en prenant appui sur la rambarde pour jeter un coup d’œil à la nuit qui venait de se poser sur la rivière, trouée par mille feux et comme lissée par les boyaux des vélos de course qui inlassablement sucent le macadam de la ville, comme des hamsters font tourner leur roue sans répit, puis en traversant l’ensemble moléculaire de Federation Square, aux savantes asymétries, que j’ai accepté d’être là, et pas ailleurs. Les sables des côtes indonésiennes, dans lesquels nous avions posé nos empreintes, avaient été lissés par les rouleaux d’écume de la mer de Java. L’immense territoire, fragmenté en îlots recouverts de jungle ma coiffée, venait de se rassembler en un souvenir, et son avatar avançait désormais sous mes yeux d’un pas rapide dans des rues tracées au cordeau. Il portait un costume anthracite et filait dans la quiétude de spacieux trottoirs en réglant ses affaires sur un iPhone 5 dernier cri, sans même un regard pour la légion de joggeuses enveloppées dans des leggings noirs, l’oreille chatouillée par des écouteurs et le visage rougi par l’effort, qui l’accompagnaient et le soutenaient dans sa mission : maintenir le pays au sommet du classement mondial de l’IDH, l’indice de développement humain établi par les Nations Unies . L’objectif, visé avec détermination, se devait d’être atteint dans la sérénité. On était loin du tumulte des villes asiatiques. Même mes photos, mes premières impressions du continent, étaient silencieuses.

    La nuit maintenant s’était emparée de la cité. Nous avions un pays-continent à traverser.


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