• Dans le Péloponnèse, berceau de la civilisation grecque, comment regarder les paysages de manière neutre ? Je m'explique : lorsque vous quittez Athènes et filez plein ouest, l'oeil s'équipe par réflexe du filtre des récits sans nombre dans lesquels nous baignons depuis la naissance. Comme l'Uuluru de l'Outback australien, la terre elle-même charrie, par rémanence, la mythologie qu'hommes et femmes ont dressé au fil des siècles – dont les caractères peuplent, au même titre que Beyoncé, le rasoir Gillette ou Star Wars chez nous – partout - notre expérience du quotidien. Et le dos d'une éminence de se parer, grâce à cette réalité augmentée, d'un petit bonhomme cherchant à vaincre les dieux à mains nues ou de l'armée d'Agamemnon en partance pour l'est. Ici, lorsque votre regard parcourt les montagnes, les cols, les crêtes, il les perçoit animés des dieux, déesses, hommes et femmes dont les fantômes occupent la surface.

    Lorsque nous nous étions rendus en Toscane en 2016, j'avais eu une curieuse sensation déjà. Les plateaux verdoyants, les collines piquées de cyprès en ligne, les promontoires sublimes donnant sur les vallées d'oliviers – se promener là, c'était comme par miracle pénétrer dans les tableaux de Ghirlandaio, de Botticelli ou de De Vinci, au sein de lieux que nous avions l'impression de connaître sans y avoir au préalable été pour de vrai. Par la simple force de l'image. Roland Barthes parlait des “textes scriptibles” en ceci que leur nature évolutive était alimentée, modelée par les lectures des uns et des autres, en un continuum structuraliste. La Toscane, c'était le paysage scriptible.

    Tout pareil en Grèce. Y compris les oliviers cultivés en nombre, et les cyprès, qui ici comme de l'autre côté de l'Adriatique javelottent les paysages, à ceci près qu'en Grèce ils ressemblent à une armée de lanciers quand en Toscane on les cajole comme une pure donnée décorative de l'image.

    Le Péloponnèse affiche une multitudes de sommets : ses paysages de montagnes sans fin, qui se teintent de bleu comme les collines birmanes lorsque le soir approche, se déploient sur une immensité inattendue dans ce pays somme toute assez petit. Or, chaque pouce carré libère l'imagination : ici, rien n'est droit, on passe son temps à monter, puis descendre avant de remonter, des pentes qui créent un déséquilibre propice à la rêverie. Oneiros !

    A Epidaure, au sud de Corinthe, on apprend, parce qu'on a davantage lu Hergé que Jacqueline de Romily, que le site s'est développé sur la cure thermale, bâtie sur l'idée qu'Asklepios, fils de Zeus, pouvait s'insinuer dans les rêves des curistes pour les soigner d'indigestion ou autres maladies. En parcourant le site, entouré de vallées à couper le souffle, on longe des bains thermaux, un hôtel de cent-soixante piaules (sur deux étages), un centre commercial, des temples, et le coeur de l'établissement, un Abaton : un dispensaire médico-sacré où les patients devaient, après ablutions diverses et lecture des récits des miracles d'Asklepios, s'allonger et procéder à une forme d'incubation, à savoir un sommeil disponible à l'intervention du dieu-guérisseur. Associé à un traitement minutieux (diète de bouillon de carottes et de choux, frottement du corps au vin, etc.), ce dispositif combinait science et croyance de manière profitable puisque Epidaure s'installa durablement sur la carte, avant même que son théâtre ne soit bâti.

    Ce théâtre ! Nous avons eu bien de la chance d'y assister à la représentation nocturne d'une comédie d'Aristophane. Après que le soleil se fut glissé derrière la pinède, les dix mille spectateurs présents n'avaient d'yeux que pour le rond central où allait évoluer la troupe. L'argument des Thesmophories, une des nombreuses comédies de l'auteur, aurait pu tenir sur le cul d'une pomme de pin : le célèbre tragique Euripide, contemporain d'Aristophane sous le règne de Périclès, craint une nuit de carnaval que les femmes d'Athènes, dont il est supposé s'être gaussé dans ses tragédies, ne viennent l'empoisonner ou le séquestrer en représailles. Par conséquent, couard et se croyant malin, le tragédien envoie son cousin, misogyne en diable, se mêler au gynécée pour mesurer les risques de la situation. Aïe ! Démasqué, il est fait prisonnier...

    Une troupe ultra dynamique, funky même, mène tambour battant cette comédie délirante dont l'amateur de Shakespeare verra sans encombre le carburant du Barde : en premier lieu pour la manière dont, en un tournemain, le personnage central, jouet des esprits plus fins que le sien, se retrouve à se demander qui il est – pire, ce qu'il est – après une simple pichenette dans les évidences produite par son comparse de virée nocturne : si la comédie joue sur les mots, elle joue également sur le sens, les sens même, au point d'exploser tout raisonnement, toute approche critique et raisonnable de la réalité. Autre point commun avec le Barde de Stratford, le transformisme, pour mieux deviser sur la répartition des genres et des rôles au sein de la société.

    La jeune troupe joue à fond le jeu, renversant les rôles, exploitant le langage le plus cru, abattant la carte de l'hystérie avec une allégresse communicative. On rigole à gorge déployée dans l'audience. A la fin de la pièce, les acteurs lèvent les bras au ciel et, frappant le sol du pied, entonnent un chant à la gloire de Dionysos, répétant à l'envi le nom du dieu de la fête jusqu'à la transe. Dans ce théâtre où, il y a plus de deux millénaires déjà, on jouait ces comédies : le fait, troublant, produit un effet de communion avec les rites anciens, de contact avec les fantômes. Je me rappelle alors la visite de la Grotte de Pech Merl, dans le sud de la France, où j'avais vu, peints avec talent, des mammouths vus par ces humains qui avaient été leurs contemporains.

    Bien des spectatrices sont venues portant robe blanche légère avec cordelette à la ceinture, spartiates aux pieds et tresses ou couronnes dans les cheveux. Troublante tenue, qui renvoie au fond des âges : Tandis que les rôles s'inversent sur la scène, le temps, lui, fait des saltos dans l'enceinte, mixant les millénaires comme une DJ les galettes de vinyle, et lorsque sur les frondaisons des pins, en arrière-plan, s'affichent les ombres géantes des acteurs de la scène, comme dévorant la nature, vous êtes au coeur du théâtre. Donc, du monde.


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  • Chiasme. Tandis que le pavillon grec arrimé à la poupe s'agite en claquant au vent, le sillage du Blue Star 2 blanchit la mer au fur et à mesure que l'on s'éloigne de Syros. Au loin, les montagnes du sud de l'île disparaissent sous un nuage de poudre. Dans une brume de chaleur vespérale, nous longeons la côte vers le nord pour, une fois passée la pointe, tracer vers l'ouest et rejoindre le Pirée. De là, nous retournerons à Athènes, à moins de trente kilomètres de Mati, où il est annoncé qu'un incendie a fait au cinquante morts la nuit passée. Sur le pont arrière, les images de la catastrophe tournent en boucle sur un écran plat, donnant à voir les conséquences de la catastrophe : véhicules carbonisés en file indienne, baraques inhabitables et paysage fuligineux. Curieusement, peu prêtent attention à ce déploiement macabre – cela dit, comme chacun consulte un téléphone vissé au creux de la main...

    Nous avons passé une semaine merveilleuse à Syros (pronconcez “Sii – rosse”). Logés chez Katerina, aux petits soins, nous avons alterné ballades et plage. La capitale, Ermoupoli, possède un riche passé économique, politique, architectural même et le découpage social y est visible sans effort. En bas, face à la mer, les demeures de facture néoclassique des armateurs, somptueuses. Les rues y sont larges et les trottoirs pavés de marbre réfléchissent la lumière du soleil. Entre ces constructions, de petits passages descendent vers l'eau claire de la mer, donnant çà et là accès à des bars chics où les Athéniens en goguette viennent siroter un cocktail avant de plonger dans la baie depuis de petites dalles de béton. Un peu plus haut, les rues se resserrent et se couvrent à l'occasion de bougainvillées. Sur les petits immeubles, le crépi se détache, léopardant de rose, de bleu ou de jaune les façades. En grimpant encore, on atteint Ano Syros, la colline du nord d'Ermoupoli : un lacis de ruelles en pente raide où l'on se faufile entre les petites maisons d'un ou deux étages aux fenêtres desquelles sommeille généralement un chat. En passant sous les porches, en empruntant les volées de marches, en traversant les placettes, on s'amuse à perdre, puis à retrouver en un clin d'oeil, la vue plongeante sur la Mer Egée. Les dômes des toits d'un blanc éclatant, les tours de fenêtre bleus, les colimaçons de métal peint vous renvoient à une Grèce rêvée où il est bien agréable de laisser l'esprit prendre la vague.

    Pour notre part, nous étions logés à l'autre bout de l'île, à proximité de la baie de Kini. Chez Katerina. Dans le jardin de Katerina, les pots de fleurs ont été peints en violet, sans doute pour aller avec la couleur aubergine de ses cheveux. Cette retraitée parle un français plein d'hésitation et lorsqu'elle s'adresse à vous, vous avez la temps de faire deux fois le tour de l'île à cloche-pieds avant qu'elle ait fini sa phrase. Comme elle est adorable, vous savez faire preuve de patience.

    La maison de notre hôte est située sur une colline où toutes sont peintes en blanc. Avec leurs cols de cheminée tout ronds, crénelés et placés sur un des angles, avec leurs tours de fenêtre et bords de toits tout en arrondis, ces maison ressemblent à celles de Barbapapa – on y entre d'ailleurs un peu par magie, via une poignée de marche dissimulées sous un porche. Le soir, on dînait sur la terrasse, entre les figuiers, les grenadiers, les citronniers et la menthe, assis derrière une arche de pierre, à contempler la mer en contrebas.

    Dans les terres, c'est un environnement bien plus sec auquel vous avez affaire : le nord de l'île, moins cultivé, plus sauvage – que donc Eve regardait avec émotion – est couvert de lavande, de romarin et autres plantes aromatiques. Pas un arbre n'encombre l'horizon dans ces vallées où le brun domine et, si vous ouvrez grand vos yeux, vous pourrez encore croiser un vieux paysan assis sur une mule. Comme sur les îles Aran, au large de Galway, en Irlande, des murets sans âge zèbrent le dos des collines – qui d'autre que les Dieux de l'Olympe a bien pu se lancer dans l'érection de ces sillons de pierre qui par endroits se recroquevillent et forment des spirale telles qu'on en voit sur les coquilles de l'escargot ?

    Lorsque vous aurez du temps dans votre besace, partez en randonnée et descendez jusqu'à la plage appelée Marmari, juste sous la pointe de Syros. La lavande, le romarin vous accompagneront le museau jusqu'à la petite plage inaccessible à tout véhicule. Vous pourrez du reste filer vers le sud et dévaler la pente piquée de plants secs et craquants jusqu'à la crique de Tria Laggonia. Seuls, tout seuls dans cette baie de poche, vous pourrez vous glisser dans l'onde tiède délimitée par la roche abrupte. Dans ce lieu inhabité mais pas sans âme, les plus imaginatifs pourront entendre la musique de George Delerue jaillie du Mépris, le film de Godard, et même entendre la voix de Fritz Lang leur parler d'Ulysse et de “war against de godz”.

    Ceux-là, pour peu qu'ils aient à disposition un masque et un tuba, jetteront un oeil sur les fonds marins de la crique, balayés par une lumière fragile. Entre les pierres, ils pourront s'approcher de l'oursin immobile, de la limande tapie dans le sable, de la pieuvre, mais aussi de la manule à pointe jaune, du criquoret occupé à fouir le sol pour y trouver quelque subsistance, des bancs de serpiques argentées, rondes comme des pièces de monnaie. Les plus patients spotteront sans doute un ou deux ataracs tout à leur bonheur d'être là. Quelque part. Et ils quitteront les lieux.

    Sur le pont arrière, de nombreux passagers se sont levés et, debout face à l'écran, ils regardent les informations liées au drame de Mati. Le nombre de victimes s'élève maintenant à soixante-quatorze. Leurs photos, légendées de leurs noms, s'affichent en grand l'une après l'autre – mon voisin soupire devant ce diaporama animé par la Faucheuse.

    Il fait frais désormais. L'une après l'autre, les îles des Cyclades disparaissent au loin. Nous avons vécu une semaine de rêve. Nous repartons pleine balle vers la réalité. Chiasme.


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  • Sur le remblai, taxis et autocars jaunes longent la baie sous un soleil de plomb. Aucun nuage n'encombre le ciel, filmé d'une pellicule de brume de pollution que les vents de la Mer Egée ne parviennent pas à déplacer. Face au petit Bed & Bath, face à la coupe au bol monacale du dôme aux tuiles bien rangées de l'église orthodoxe, face à tous les petits immeubles qui abritent hôtels de fortune et cafés pour les voyageurs à destination où de retour des îles, stationnent les ferries amarrés de la compagnie Blue Star et de ses concurrentes, prêts à cingler vers les innombrables îles des Cyclades – dont les plus orientales - Samos, Rhodes - se frottent le dos contre la Turquie, dernières pièces d'un puzzle géopolitique que cette dernière se régalerait à rebattre.

    Au-delà des navires, le long de la côte vers le nord, les cheminées baguées de rouge et de blanc des usines se distinguent à peine de la nuée des grues du port de commerce, occupées à picorer les soutes des cargos qu'elles recrachent en boîtes multicolores dont le contenu se glissera dans le ventre des camions-remorques avant de se répandre à travers la Grèce. Nous sommes au Pirée, en partance pour les îles.

    Dans les haut-parleur, découpant les syllabes à la hache, les annonces hurlent les noms des ports où accostera le Patmos vers la tombée de la nuit : Sy-ros, Pa-ros, Na-xos... Vêtus de jaune et de bleu, les employés de la Blue Star – sérieusement, pourrait-on s'inspirer davantage de Tintin ? - s'agitent entre les tables blanches occupées par les tribus d'adolescents, les jeunes couples et les familles – habitués ou néophytes – quittant le continent. A ma droite, Amphélise est occupée à écrire alors qu'Eve, casque sur les feuilles, est partie se promener sur le pont supérieur. Nous allons passer une semaine à Syros, dont la gastronomie est vantée à travers le pays. C'est aussi un caillou catholique perdu dans le jardin de l'orthodoxie grecque : en deux jours à Athènes, combien a-t-on vu de ces prêtres portant de longues tenues grises, à la barbe foisonnante - et dont la tête parfois encapuchonnée dans un fichu serré leur donne des airs de petit oiseau vu à travers une loupe ?

    A Athènes, nous avons visité le Musée de l'Acropole, impressionnant bâtiment achevé récemment où sont mises à l'abri et exposées, de manière spectaculaire, des pièces récupérées un peu plus haut. Mais ce n'était en principe que l'amuse-bouche, le pédiluve avant le grand bain de l'authentique... Le lendemain, nous avons donc fait la queue dès mâtines, en bon touristes, à l'entrée des chemins sans âge qui mènent à l'Acropole, agglutinés devant un guichet occupé à distribuer le précieux sésame d'accès avec la même préciosité qu'une hostie un jour de Communion. Il fallait s'armer de patience pour obtenir l'autorisation de franchir les tourniquets barrant l'accès au Saint Graal de la Démocratie européenne. En ces périodes d'affluence, difficile d'apprécier pleinement le temple de Nike, le Propylée, le Parthénon, pris que nous étions dans la foule selfisante des visiteurs. Bref, de retour au pied de la Colline, après nous être à nouveau faufilés entre les oliviers, les avis étaient partagés... Comme ils le furent après que nous fûmes allés au sommet de la Colline du temple de Philopappos, à proximité et sans touristes – d'où pourtant la vue sur l'Acropole était de toute beauté.

    Ce matin, afin de se libérer de nos bagots pendant la visite du Musée d'archéologie, nous avons pointé notre museau dans une des nombreuses agences de transport en car qui se trouvent à proximité de la Place Karaiskaki, au nord de la ville : celles-ci vendent à bas prix des billets pour l'Albanie, qui possède une longue frontière commune avec la Grèce, à l'est, loin de Rhodes et Samos. Tandis que le préposé, un adorable Albanais qui ne nous demanda ni argent ni détails pour conserver nos impedimenta quelques heures, hochait la tête en signe d'approbation, je balayai du regard les affiches postées au mur : des photos criardes d'avant la chute du Mur, probablement validées par Enver Hoxa, vantaient les mérites de Tirana by night, de plages dont la disposition des parasols était triée au cordeau et - comme partout dans l'ancien Bloc de l'Est, comme j'en avais vu tant en Arménie – de places immenses et désertes, au vert des pelouses gonflé à l'ancêtre de Photoshop et sûrement nommées d'après la République du coin, où ne circulaient qu'une poignée de Jigouli, Zastava ou Gaz avant une panne de rigueur. L'espace d'un instant, je fus traversé du désir fulgurant d'aller là-bas.

    Ce serait pour une autre fois.

    Notre ferry est désormais en mer. Secured at sea. En cette fin d'après-midi, alors que la température a baissé d'un cran et que la brise rafraîchit les corps, les collines de la pointe continentale de Sounio offrent au regard leur dos sec et rocailleux. A tribord, une île inhabitée, piquée d'éoliennes, se gave des légendaires vents cycladiques.

    Nous filons vers Syros.

    Et je n'ai pas fait de jeu de mots.

     


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