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Par pacobalcon le 25 Décembre 2012 à 15:45
Ca fait cinq jours que nous évoluons dans le secteur de Puerto Madryn, dans le nord de la Patagonie. A un rythme de sénateur, il faut bien l'avouer. La ville est une station balnéaire, tranquille pour quelques jours encore - avant que n'affluent les hordes de vacanciers, des Porteños de Buenos Aires pour la plupart, qui viendront ici profiter du soleil et des plages pour passer l'été austral. La cité ne possède pas de charme particulier, mais il fait bon s'y promener dans une ambiance détendue. De toutes façons, c'est l'environnement naturel qui a motivé notre venue ici, comme partout ailleurs en Patagonie.
Nous sommes (très) bien installés dans l'Hostal Gualicho, en plein centre-ville, à quatre ou cinq quadras de l'Océan atlantique. La vaste salle de réception, ainsi qu'un agréable espace video/ordi/lecture attenant, nous offrent l'opportunité de prendre le temps de cuisiner, de lire et d'écrire, et de faire bosser les enfants.
Dans un article précédent, nous annoncions qu'après toutes nos aventures devant et sur les glaciers, il ne nous restait plus qu'à surfer sur des crocodiles et ce serait bon. Ben c'est fait, ou presque !
Samedi, donc, nous rejoignons Stefan, un grand blond au corps filiforme et au visage couvert de barbe, qui bosse pour Aquatours. La veille, un oeil rivé sur son ecran à la page météo, il nous avait annoncé que la sortie était compromise à cause des prévisions de vent. Le jour dit, c'est sous un soleil radieux que nous arrivons chez Aquatours - le climat nous a fait une fantaisie, le ciel est au beau fixe. Une fois parvenus au fond de la cabine donnant sur la plage, on nous donne des tenues de plongée en eau froide : une combinaison en néoprène sans manches moulante comme un juste-au-corps de pierreuse, dans laquelle il faut passer la tête par une sorte de gros decapsuleur de latex pour tendre le tissu, et sur laquelle on enfile un short-blouson avec ferneture éclair laterale. Bref, la classe - surtout que dehors, justement, il fait chaud... Voilà que sous un soleil de plomb quatre Gaulois en sueur avancent vers la mer en tenue de pingouins de Magellan, avec, justement, la même demarche, mal assurée. Le long de la plage de sable fin, allongés sur des transats, les Argentins nous regardent, morts de rire. Moment de solitude collective de force 4.
Nous franchissons les deux cents pas nous separant du cinq mètres a moteur ancré au bord. Stefan nous y attend déjà, en compagnie de Tape, un gaillard a la barbe drue, les cheveux rassemblés en une queue de cheval fournie, qui porte un tee-shirt décoloré, dans les rouille, dont il a coupé lui-même les manches, ainsi que des lunettes de soleil de marque Police. Une fois le moteur en route, il lève la tête vers le ciel et barre son bateau à l'aveugle, le regard perdu dans les nuages, bercé par le ronronnement de son quatre-vingt dix chevaux. On longe la côte vers le sud sur trois bons milles avant de localiser, sur une zone où la falaise plonge directement dans les eaux, trois cuevas, des cavernes ravinées par les vagues. On y est presque. A quelques encâblures, l'éminence de la roche s'efface pour laisser place à une etroite bande de sable et de cailloux sur laquelle, à marée haute, les créatures au corps de grosses limaces munies d'ailes de pigeon se sont rassemblées pour se prélasser au soleil.
Masque, tuba, palmes viennent en deux temps, trois mouvements, compléter notre élégante tenue. On se glisse dans l'eau à quatorze, quinze degrés, à une centaine de mètres du bord. Ils arrivent illico, et se mettent a danser autour de nous, ondulant avec une maîtrise folle. Quatre créatures de nationalite francaise, au maintien maladroit, pédalent avec leurs palmes pour garder un semblant de stabilité dans l'eau, tandis que, rapidement, dix, vingt, trente phoques s'approchent, virevoltent, s'éloignent, disparaissent puis surgissent à nouveau à une vitesse stupéfiante. Ils prennent de l'assurance, la confiance s'installe... Ca y est, ils acceptent nos caresses ! Leur pelage lisse et doux zigzague sous nos mains, c'est merveilleux ! En louvoyant dans notre périphérie, ils nous mordillent, le genou, le coude, les fesses, pour jouer. Incroyable ! Célestin sera le premier à en prendre un dans ses bras, bientôt rejoint par Amphelise. Ces animaux, sauvages, se joignent aux petits groupes de nageurs pour le simple plaisir du jeu - rien ne leur est donné à manger. Ce sont les femelles et les jeunes mâles qui se mêlent ainsi aux humains, les machos, eux, restent à distance dans l'onde, ou tout simplement sur la plage, à exposer leur volumineuse crinière léonine..
Nous avons passé une heure au milieu de ces mammifères avant de grimper à nouveau sur le pont de notre embarcation, pleins de l'idee que nous venions encore de passer un moment exceptionnel.
Le lendemain, nous sommes partis en excursion sur la Péninsule de Valdes, dont Puerto Madryn, en quelque sorte, constitue le chef-lieu excentré. Ce n'est pas une Samsung qu'on nous a loué, cette fois, mais une Ford Fiesta de deux ans, déjá bien usée par le ribio, ces chemins de gravier qui zèbrent la presqu'île. Dès les premiers mètres, on a entendu un bruit de claquement de métal sous le capot, comme une plaque de tôle mal vissée. La voiture a caqueté comme une poule pendant deux jours, mais on n'y a pas laissé de plumes...
Nous avons passé l'octroi, placé sur la langue de terre menant à la péninsule. En ce 23 décembre, on semblait nous indiquer le chemin...
Après l'entrée du parc, vous roulez à travers une lande qui par endroits semble sans fin : bien qu'on soit sur une presqu'île, on reste baignés dans l'immensité. C'est ça, la Patagonie : même sur les bas-côtés, c'est gigantesque !
Valdès est une lande bordée de falaises au pied desquelles vit une faune aquatique remarquable. Des pingouins, des phoques, des éléphants de mer digèrent paisiblement leurs sardines sous un vol ininterrompu d'oiseaux de toutes espèces.
Pendant ce temps, sur la partie terrestre, les guanacos, moutons, lièvres, rongeurs et petits mammifères vaquent entre les barbelés des estancias sous le regard gourmand d'aigles aux ailes de géants. Au large, les cétacés s'ébattent dans les profondeurs. Pas toute l'année, hélas - nous avons loupé les baleines de quelques jours. Pas grave.
Pas grave, d'autant plus qu'on a eu la chance de spotter trois orques en maraude près du rivage, faisant des allées et venues à vingt mètres du bord, où les phoques et éléphants de mer se la coulent douce. Parmi ces trois mammifères à la peau en soulier de l'époque du Cotton Club, une femelle accompagne son petit...
Le sens de cette maraude ? Initier le futur chasseur à l'attaque et à la capture des phoques allongés sur la plage. En mars et avril, ils reviennent et giclent carrément sur le rivage pour se saisir, à pleine gueule, de l'inoffensive créature, avant de se laisser glisser vers l'arrière, sur les galets, avec le ressac. Nous n'avons pa vu cette scène, mais la dimension pédagogique de la promenade est en elle-même fascinante.
Le soir, avant de rentrer sur Puerto Piramides, le village de la péninsule où nous avions réservé une chambre pour la nuit, nous sommes retourné sur les dunes que nous avions vues dans l'après-midi. Nous étions seuls, et être seuls à l'extrêmité de la presqu'île, c'est un peu comme être seuls au monde.
Nous allions vivre une des dernières épiphanies de ce voyage si intense. Les éminences de sable, peignées par le vent, donnaient des airs de Sahara à l'endroit - pour un peu, on se serait cru sur la dune du Chegaga, au sud de Marrakech. Sur la mer, au loin, une explosion invisible avait provoqué une déflagration dans le ciel et les nuages s'étaient projetés vers l'est en s'aplatissant, couvrant nos têtes comme une immense peau d'ours blanc tendue. La lumière couvrait de rose les rides ordonnées des monticules de sable. Le temps s'est comme dilaté, et nous sommes restés dans la douceur du couchant, à profiter de cet instant alangui, baignés d'une fine pellicule de sable.
Le soleil, qui s'enfonçait doucement à l'ouest, semblait expulser le ciel vers l'est - et notre destination finale. Amphélise a rassemblé ses forces, et lorsqu'elle a sauté, elle s'est maintenue en l'air - quand se posera-t-elle ?
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Par pacobalcon le 21 Décembre 2012 à 19:28
Avant-hier, en fin de matinee, FARCE, dans une ultime mutation, est devenu CAFE a nouveau. Nous avons claque un bec sur la joue rêche du gars Roger, laquelle a l'heure qu'il est est sans doute glabre comme une fesse de nouveau-ne. C'etait a El Calafate, devant le Huemul, un hostal majoritairement frequente par des Israeliens en goguette a travers la Patagonie pour fêter la quille, apres trois ans de service militaire - des jeunes hommes et femmes peu enclins a dormir, donc. A cet instant, la parenthese d'une augmentation de notre groupe se refermait. Elle s'etait ouverte dans l'obscurite et le froid du sud patagonien, sur la rive ouest du detroit de Magellan a Punta Arenas.
Loin d'ici.
Ce soir-la, le deux decembre, comme lorsque Nicolas Bouvier avait rejoint son ami Thierry Vernet a Belgrade, c'est un vin epais comme la nuit qui avait rechauffe les corps, alors que sur les langues glissaient des histoires de route, de soleil et de glace, d'avions et d'hôtels, de peinture et de litterature. Les valises ne furent même pas ouvertes - trop de choses a raconter. Nos semelles portaient encore la poussiere du Canyon de Colca, dans le sud Perou, et en grattant un brin, on y aurait decele aussi, certainement, celle du Chemin de l'Inca, agglutinee depuis le Machu Picchu, peut-être egalement celle, rouge-sang, du Kata Tjuta, dans l'Outback australien, voire du Pays dayak - pourquoi pas, celle du tarmac de Phnom Penh, recoltee dans la moiteur d'une journee de juillet ?
Eve et moi - les enfants non plus, certainement - n'oublieront jamais ces retrouvailles, dans une cabaña aux plafonds bas comme ceux d'une maison de poupee. Pour avoir de l'eau chaude, il fallait actionner le robinet cinq, dix fois, avant que le chauffe-eau ne se mette en route. Nous avions laisse ouverte la porte de la salle de bains, de peur que tout ce qui s'y livrait ne se terminât congele, ce qui nous aurait laisse dans une position bien embarrassante. Une petite porte, dont le loquet tombait au sol des qu'il etait tire, donnait sur un jardinet ou une poussette rouillee, sans couffin, un enorme refrigerateur des annees cinquante, tout en arrondis, et quantite d'autres objets s'enfoncaient lentement dans la terre et dans l'oubli. Le travail du temps y etait a l'oeuvre avec un serieux de professeur en blouse grise. Au fond, dans la remise en tôle ondulee aux murs de guingois, vivait sans doute un vieux bonhomme aux lunettes d'ecaille vêtu d'un costume de velours elime, personnage dont Kaurismaki se serait delecte.
Voici donc une autre facetie du voyage ! Il vous place face aux machoires des glaciers, vous installe au coeur des temples incas, vous promene sur les levres fumantes des volcans, mais ne neglige pas, par ailleurs, de fixer dans votre memoire, au fer rouge, ces monuments de rien, ces temples oxydes, eriges sans emphase.
Loin des canons.
Avant-hier, donc, nous sommes montes a bord d'un autocar a deux etages de la compagnie Andesmar, pour rallier Puerto Madryn et la peninsule de Valdes, mille cinq cents kilometres au nord. Mais pour un dernier coup d'aiguille sur la carte embrouillee de notre sejour en Patagonie, le bus a file... plein sud ! Sur Rio Gallegos, precisement. Pour une pause de quatre heures dans cette cite grisâtre arrimee a la côte atlantique pour ne pas s'eparpiller dans la lande.
Si vous allez un jour a Rio Gallegos, sachez que la gare routiere jouxte un immense Carrefour ou vous pourrez jouer avec un caddie si vous n'en avez pas vu depuis plusieurs mois, mais que ce jeu vous lassera bien vite... Alors, comme nous sans doute, vous grimperez a bord d'un bus de ville pour jeter un coup d'oeil au centre, et vous serez de retour apres une boucle d'une heure sans etre bien sûrs d'avoir vu un centre-ville... Les rues y sont par endroits pleines d'eau comme des piscines qu'on aurait oublie de vider, et les maisons s'y succedent comme les grains traversent un sablier, avec rigueur mais sans espoir.
Loin de tout.
De Rio Gallegos, a l'heure même ou Roger avait dû poser un pied a Buenos Aires, nous avons enfin pu filer vers le nord, par la route côtiere. Le bus en avait pour dix-huit heures, on avait bien le temps... Au petit matin, une lumiere blanche a traverse les cortinas pour se glisser jusqu'a nous, comme pour nous inviter a jeter un oeil a l'exterieur. Apres plus de mille kilometres, nous etions toujours en plein dersert. Sur la gauche, vers l'ouest, des broussailles pas plus hautes qu'une paire de bottes de gaucho s'accrochaient a une terre brune que le temps et le vent avaient aplati comme une crêpe. La lande filait vers la côte pour plonger dans le sable immacule d'une plage longue de plusieurs milliers de kilometres. Dans l'Atlantique, les lames se chevauchaient dans un grand desordre, et au sommet de cette cavalcade, le panache blanc de l'ecume partait en miettes sous les coups de patte d'ours du vent - les gouttes ainsi disseminees franchissaient bien cinquante a cent metres avant de retomber au sol. A l'horizon, la ligne noire de l'ocean donnait des coups de reins a la masse de nuages qui fondait sur elle, et on avait l'impression qu'avec un levier on aurait pu faire sauter le couvercle blanc et devoiler le cerveau du ciel.
C'etait le 20 decembre, la fin du monde etait proche. Même le Pere Noël semblait nous conseiller de fuir.
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Par pacobalcon le 18 Décembre 2012 à 22:05
Les zigzags continuent, comme une course-poursuite dans un film de Georges Lautner ou de Gérard Oury : pour la troisième fois, on posera nos valises ce soir à El Calafate. Nos allers-retours zèbrent la carte de la Patagonie pour de bon, il y a de l’encre partout. Sous la pluie, à bord du Mercedes à deux étages de la compagnie Chaltén Travel, FARCE (François-Amphélise-Roger-Célestin-Eve) voit défiler un paysage devenu presque familier, pour aller vers le sud. En plus, nous ne retournons à El Calafate que pour retrouver un réseau de bus : demain, c’est plein nord pour tout le monde !
Roger a réservé un vol pour Buenos Aires, d’où il partira dès que possible pour Mendoza afin d’y goûter le meilleur vin d’Amérique du sud dans une vallée de moyenne altitude au pied de la Cordillère, puis de passer quelques jours à Valparaiso, de l’autre côté de la frontière, avant son retour en France. Comme beaucoup, nous lui avons chaudement recommandé cette destination – Valparaiso est une cité portuaire délicieuse, et une fois qu’on y a visité la fabuleuse maison du poète Pablo Neruda, on peut s’y laisser lever par une batterie d’ascenseurs qui partent à l’assaut des hauteurs valparaisiennes, pour rejoindre le port à travers un lacis de ruelles en pente. On peut également flâner dans les bâtiments baroques de l’université d’art, où plane un parfum d’anarchie, de mate et de marijuana, avant de se gaver de mariscos, des fruits de mer qu’on accompagne de pisco sour ou de vin blanc chilien, face à la baie, lorsque, à la nuit tombée, les collines de Valparaiso se couvrent de loupiotes.
Pour CAFE, c’est une autre zone maritime qu’il s’agit de rallier : Puerto Madryn, à la pointe nord-est de la Patagonie, qui donne accès à la Péninsule de Valdés, cette presqu’île en forme de raie manta sur laquelle, dit-on, vivent lions de mer, éléphants de mer et pingouins, et où croisent, jusqu’en décembre, des baleines en route vers le sud.
Notre dernière destination avant Buenos Aires et le retour en France.
A El Chaltén, nous avons loué une confortable cabaña pour cinq jours, et à partir de là, nous avons rayonné, tranquillement. Le village est considéré comme le plus récent de Patagonie. Il a clairement pour vocation d’accueillir les marcheurs venus du monde entier pour traîner leurs semelles sur les cailloux des chemins du coin. Par conséquent, on a été plus vite que la musique, et les hôtels, hosteles et cabañas y ont poussé à la vitesse d’un gaucho au galop, mais pas les infrastructures. L’électricité est produite par un générateur géant qui s’agite en faisant un barouf du tonnerre, le téléphone est capricieux, les connexions internet sont d’une lenteur affligeante, et les supermercados, aux rayons presque vides, pratiquent des prix de marché noir. Bon, pour le coup, si vous avez l'audace de flâner vers la rivière depuis l'artère principale, vous pourrez vous arrêter à Como Vaca, où l'on vous servira avec le sourire un lomo grillé, en steak de trois cents ou cinq cents grammes, à se damner. Mis à part ça, ces inconvénients n'ont pas grande importance : le village, niché dans une vallée que le vent épargne parfois, est entouré d’une nature sans égale. El Chaltén, qu’une rivière traverse sur touts sa longueur, est entouré de sommets nus ou couverts de neige, et d’où qu’on se place, on y voit, ou on y devine, une nature exubérante. Pas un pouce carré alentour n’est consacré au banal. Le village, pour le coup, est animé d’une force centrifuge : il vous projette vers la beauté environnante.
C’est cela, presque exclusivement, dont il s’agit en Patagonie : la nature. Elle est rugueuse, pétrie par un climat sans indulgence. Tellement belle que souvent on en a le souffle coupé. De grands ciels, chaque jour balayés par les bourrasques et nettoyés à grande eau, tiennent en joue d’immenses paysages désertiques. Faisant la navette entre les deux, se déplacent mille espèces d’oiseaux, ainsi que les ombres des nuages sur les épaules brunes des montagnes infinies. Dans sa partie sud, celle qui nous a occupés jusqu’à aujourd’hui, le corps de la Patagonie s’ordonne autour d’une colonne vertébrale de glace, le fameux Campo de hielo, dont les douze mille cinq cents kilomètres carrés alimentent tous les glaciers du cône, à cheval sur le Chili et l’Argentine. Disposez-en cinquante l’un à côté de l’autre et vous obtenez une surface plus grande que la France ! Avant d’être littéralement réduite en miettes dans le sud Chili - où des centaines d’îles se disputent le terrain pour subsister, à l’abri des colères monstrueuses du Cap Horn – la Cordillère joue en Patagonie ses dernières notes, une coda sublime qui attire à elle tant de visiteurs. Ses Torres, sommets tout fins sur lesquels la neige elle-même n’a pas de prise, ne ressemblent à rien de ce que l’on peut voir ailleurs. Nous en avons vu trois au Parque Torres del Paine, il y en a une autre à El Chaltén : le Cerro Torre, fragile piton raffûté par le zef. Le Cerro a pour voisin l’illustre Fitz Roy, roche oblongue placée au centre d’une couronne minérale, au pied de laquelle on a glissé une lagune ronde, pour témoigner de sa beauté, sans doute.
Depuis le centre du village, en faisant quelques pas vers l’est, vous pourrez sans doute voir la gueule cassée de sculpture cubiste du Cerro et l’arrangement princier du Fitz Roy, si les nuages vous en laissent le loisir. Jean, un Bayonnais que nous avions rencontré au Pérou puis retrouvé ici par hasard, nous avait prévenus dès le terminal d’El Chaltén : en trois jours, il n’avait vu que la base des prestigieux sommets, restés baignés de brume tout ce temps. Nous avons eu plus de chance…
Après une journée à la coule, où je me suis parfaitement organisé pour perdre notre laptop, Eve et Amphélise sont parties à cheval pour une balade en direction du Fitz Roy. Qu’Amphélise avait fière allure son son beau cheval blanc, chaussée de guêtres de cuir ! Hélas, de cette excursion, seules une poignée de photos ont transpiré – les filles ont opté pour le secret. Argleuh – nous n’en saurons donc pas plus…
Le jour suivant, nous avons mis le cap sur le Cerro Torre. Roger, pour l’occasion, avait mitonné ses croque-monsieur spécial rando. Du pain, du fromage, du jambon, du beurre à profusion : nous allions nous régaler à l’heure du déjeuner.
Depuis notre cabaña, il faut compter six heures de marche aller-retour pour rallier, au pied du Cerro Torre, la Laguna Torre. La végétation, ici, est plus verdoyante qu’au Torres del Paine – de l’herbe y pousse, même ! Il fait moins froid. Pour parvenir à la lagune, nous avons contourné une colline visible depuis El Chaltén pour progresser dans une vallée plate comme un couvercle de boîte à chaussures, que traverse la rivière Fitz Roy. La roche rouge-brun, bosselée, rappelle furieusement le Colorado, et derrière les broussailles, à travers les parois ridées d’un petit canyon, nous n’aurions pas été surpris de voir apparaître des Commanches chevauchant des appaloosas. Paysage de western, donc.
En remontant la vallée, vous parvenez à une zone jonchée de hauts sédiments de roche, qui glissent sous les pieds et finissent au pied de la lagune, en contrebas : vous êtes arrivé. L’étang, pas plus grand qu’un mouchoir de poche, est peuplé d’icebergs immobiles qui fondent tranquillement au soleil pour terminer, transparents et cristallins, par gratter la rive rocailleuse. Alors que le Perito Moreno et le Grey se jettent dans les grands lacs, les Lago Argentino et Lago Grey, le Glaciar Torre, lui, règle ses petites affaires en toute discrétion et balance ses embarcations de papier à l’abri des regards du nombre. C’est charmant. En outre, la mousse des nuages a daigné se glisser hors de là, libérant les sommets, en particulier la gueule cassée du Cerro Torre. C’est magnifique. La brume reviendra bien un peu plus tard, cependant.
Le retour se fera format promenade, avec des haltes sur le cours d’eau pour remplir notre bouteille d’eau fraîche. Nous arriverons à temps pour acheter un morceau de viande qui finira grillée dans le barbecue en forme de citerne horizontale, devant notre logis, pour un asado bien croustillant.
Avant de quitter les lieux, nous avons décidé de faire un ice trek, une randonnée sur glacier. Roger, qui n’y tient pas plus que ça en dépit de son goût pour la rando, passera la journée avec Amphélise, trop jeune pour se joindre à nous – c’est la première fois en six mois que nous nous séparons. Comme un galop d’essai avant la reprise scolaire dans quelques semaines.
A neuf heures du matin, Célestin Eve et moi prenons un bateau amarré à la pointe nord-ouest du lac Viedma. Ses eaux ont la couleur du turquoise dans lequel on aurait versé une goutte de lait. Les cumulus sont restés accrochés aux pointes des sommets qui entourent le lac : le soleil a le champ libre, et au-dessus de nous le ciel, parfaitement bleu, est couronné de nuages. Il fait un temps splendide – quelle chance pour un jour d’ice trek ! notre navire, parti vers le sud, file à babord pour éviter une langue de sable puis retourne vers l’ouest en direction du Glaciar Viedma. La mâchoire de glace, prise entre deux flancs brun clair, forme une longue bande blanche posée sur la turquoise.
On approche. Le bateau s’engage à gauche du glacier et vient se frotter le flanc contre les deux pneus suspendus qui font office de jetée. On est arrivés. Vous décrire nos premiers pas sur la roche qui jouxte le glacier, dans une marche d’approche, est impossible. C’est tellement beau… La roche, qui supportait aussi le glacier voici vingt-cinq ans, a été polie par la glace, dans un massage quotidien sur des millénaires. Le granit, recouvert d’une fine couche de fer, s’est oxydé et a pris des teintes caramel que le soleil du matin fait mousser. Cà et là, le caramel est piqué de petites coulées de vert dues à la présence de cuivre. On grimpe tant bien que mal sur le dos de cette roche glissante, par endroits, comme une écaille de dorade. Une fois parvenus au sommet de notre éminence de caramel, nous obliquons sur la droite, pour descendre sur le glacier. On va vivre un de ces moments qui marquent une vie.
Juste avant de mettre un pied sur la bande de glace en surplomb au-dessus de la roche, on enfile les crampons. Grosse, grosse excitation. Le temps est au beau fixe. Trois, deux, un…
A l’approche de la fin de ce périple incroyable, certains moments, comme en suspension dans notre crâne, restent gravés comme des instants de passage. Lorsque vous vous apprêtez à tourner la tête, au sommet d’un chemin de sable rouge, et que vous savez que vous allez voir l’Uluru. Lorsqu’en Tana Toraja, vous amorcez un virage qui va dévoiler un paysage de rizière dans la douceur du soir. Lorsque vous grimpez les marches qui mènent au Wat Pho, avant de voir la longue silhouette du Bouddha couché. Lorsque, au loin, entre les arbres de la jungle, vous distinguez les lumières du village dayak où vous allez être reçus pour la nuit. Lorsque ne vous sépare du Machu Picchu qu’un basculement du menton vers la droite. Lorsque vous allez vivre un moment à part. L’attente de ce moment est déjà, en soi, un moment à part. Une vibration qui met les sens en éveil avec une force particulière. Le voyage se passe de sens – rien n’y en bien rationnel – mais il vous met les sens en éveil comme jamais.
Dans le parfum froid de la glace, nous levons un pied muni des dix pointes du crampon. Alors que le soleil nous butine les pores, on entend la respiration du glacier. A perte de vue, les formes fantaisistes des blocs se dressent devant nous. On balance le pied au-delà de la dentelle du bord, puis le crampon mord les cristaux. Après, il ne nous reste plus qu’à chevaucher un condor, et on devrait être bon.
C’est hallucinant, on est dans une autre dimension. On louvoie entre les blocs, on grimpe, on descend, avec des petits pas de pingouins, les pieds écartés pour ne pas se prendre une pointe dans les lacets – pour moi qui marche à la dix heures dix, no souçaï. Gisela, notre guide, petit brin de femme plein de caractère, gratte la glace à toute allure avec son piolet pour construire les marches d’escaliers éphémères. D’ailleurs, elle n’a qu’une philosophie : « Yo vivo del día al día » - avance-t-elle pendant la marche. Elle vit au jour le jour – comme si par transmission de pensée, elle avait fait sien le précepte rogerien « Les prévisions, on verra ça demain ».
Des anfractuosités, des béances ouvrent sur le ventre du glacier, dans un bleu parfait. Ce sont les parties les moins exposées, plus concentrées en oxygène, qui possèdent cette couleur. Le glacier Viedma fait neuf cents kilomètres carrés, nous n’en voyons qu’une toute petite partie, déjà gigantesque. Après tous ces mouvements depuis le Campo de hielo, la glace, sur les côtés, s’est chargée de roches, comme dans les autres glaciers. La particularité du Viedma est qu’un nunatak, en amont, a également chargé de sédiments une partie du centre du glacier. Un nunatak est une masse montagneuse du Campo que la glace contourne pour se déverser dans les lacs, emportant avec elle des cailloux et pierres qui se mêlent au blanc.
Eve, ce n’est même plus la banane qu’elle affiche. Elle est de l’autre côté du kif. Son regard balaie l’immensité, lentement, de droite à gauche. Elle ne dit rien – cette Patagonie dont elle rêvait tant, elle racle son sol immaculé, en plein glacier. Je la crois heureuse. Célestin, lui aussi, est radieux – cet ice trek dépasse ses espérances. Pour moi, c’est Tintin au Tibet en 3D, la scène où Tintin retrouve Tchang. Nous quittons le glacier deux heures plus tard, charriant des images inoubliables.
On pense aussi, à ce moment, à notre chère camarade de voyage restée à El Chaltén. Mais elle a toute la vie devant elle…
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Par pacobalcon le 13 Décembre 2012 à 22:27
Olbotrek ! Olbotrek ! Gais comme des pigards argentés, nous n’étions que pépiements à notre retour du Parque de Torres del Paine, à l’issue de quatre jours de randonnée. Après une soixantaine de kilomètres en pleine nature. Nos pas étaient lourds, mais nous revenions joyeux – de surcroît, en ouvrant la porte du Koten Aike, pourtant un hostal tout ce qu’il y a de plus modeste, nous étions heureux à l’idée de prendre une bonne douche, d’avaler un steak saignant préparé par nos soins et de passer une nuit dans un bon lit. C’est ce même hostal où nous avions dormi une semaine auparavant, lorsque le Torres del Paine n’était pour nous encore qu’un mystère. Une image à-venir. Il allait désormais pouvoir redevenir une image, mais cette fois plus précise. Une image sou-venir.
Nous avons suivi le fameux W, le « deubeuliou ». Dans un premier temps, le sentier borde le Lac Grey du nord au sud, bifurque vers l’est avant de remonter au cœur de la Vallée du Français, puis de continuer vers le soleil levant jusqu’au sud des Torres, avant de remonter, à nouveau, vers la lagune au pied des trois mythiques cheminées grises. L’ensemble forme un tracé qui ressemble à la vingt-troisième lettre de notre alphabet. Autant le dire tout de suite, la réputation de trek difficile que traîne ce GR est à nos yeux exagérée. Avant de partir, nous avions décidé d’en tronquer une partie, préoccupés par l’idée que les enfants, nous sans doute aussi, aurions du mal à le couvrir. Nous n’avons pas, contrairement au héros de The New York Trilogy, de Paul Auster, reconstitué intégralement la lettre sous nos semelles, mais nous aurions pu. Largeos. Tant pis. De fait, le W a pris toutes les allures d’un trek à la mode, ce qui n’enlève rien à son intérêt, d’ailleurs. De confortables refuges s’y sont installés, et on y trouve une multitude de campamientos. Pour nous, porter deux ou trois tentes, cinq duvets et la nourriture pour quatre jours était hors de question, alors on s’est fait plaisir : nuit dans des lits, plats chauds et petit-déjeuner – on avait juste à profiter du moment. D’autant plus que dans l’ensemble, nous avons été épargnés par les éléments, ce qui n’a rien d’automatique, loin de là. Quelques jours avant notre départ, un couple de Belges nous avaient prévenus : ils avaient marché toute une journée et passé une nuit entière sous une pluie torrentielle. On allait bien voir. En attendant, Roger enrichissait la langue française d'un magnifique : "Les prévisions, on verra ça demain".
Le jour du départ, un bus nous a déposés au Lago Pehoé. En chemin, nous avons vu, en plein milieu de la piste, deux autocars couchés sur le flanc, comme deux grosses bêtes blessées. Que s’était-il passé ? La veille, une rafale de vent avait fait vaciller les carrosseries, puis les avait plaquées au sol plus sûrement qu’un Caterpillar. Une bourrasque, deux autocars. A quelques pas du point de départ du trek. Pas fiérots, CAFE + R. A ce moment, vous vous demandez comment vous ferez si ça vous souffle comme ça sur le râble – vous ouvrez l’imperméable et vous vous posez quinze minutes plus tard à Rio de Janeiro ? Vous vous enfouissez en regardant les arbres voler ? On allait bien voir, encore.
Après une demi-heure de navigation, un catamaran nous a déposés à la pointe sud-ouest du camino. Depuis le lac Pehoé, nous avons remonté une étroite vallée battue par les vents pour parvenir à la Lagune des canards, depuis laquelle nous avons longé la base du Paine Grande, dont les pointes imposantes, en écharpe de neige, s’élevaient juste au-dessus de nos têtes, au sommet d’une paroi vertigineuse. Sur notre gauche, par intermittence, nous pouvions observer le Lago Grey, dont la langue sombre mène au glacier éponyme. En prenant de la hauteur, nous avons remarqué le flottement des quelques témpanos, des icebergs qui s’étaient détachés du campo de hielo la veille. Ainsi rythmé par la vue clignotante des sculptures bleu glacier, notre chemin s’est poursuivi à travers des forêts de bois brûlé. Un incendie a ravagé l’ouest du parc l’été dernier, et les arbres, plutôt rares à la base, ont perdu toute ramure pour n’être plus que de simples troncs noircis d’où affleure, par une écorce enroulée sur elle-même en raison de la chaleur des flammes, une intimité blanche. Curieuse légion immobile de fantassins aux bras coupés en costumes créés par Jean-Paul Goude. En fin d’après-midi, nous avons atteint le refugio Grey : une bâtisse blanche qui ne paie pas de mine, mais dont l’intérieur de chalet est des plus chaleureux. Depuis la terrasse, une cerveza Austral à la main, nous avons vu le soleil vespéral lécher les parois du Paine Grande et illuminer les pics du sommet, pointus comme des piolets. A l’abri d’un sous-bois épargné par l’incendie, où un lichen gris-vert couvre les troncs, l’établissement n’est pas exposé aux vents, serein. Nous discutons le programme du lendemain : pousser jusqu’au glacier Grey avant de revenir sur nos pas, au Lac Pehoé, pour entamer la partie inférieur du W. Nous ignorons encore que le jour suivant, nous vivrons une des expériences les plus fascinantes de notre voyage. Une aventure, dit-on, que l’on ne peut vivre qu’au Groenland, en Antarctique et en Alaska. Trois endroits sur la planète – quatre en comptant le Lago Grey. Après cette aventure, il ne nous restera plus qu’à surfer sur des crocodiles, et on sera bon.
Dans Richard II, William Shakespeare, influencé par le tableau de Hans Holbein, Les ambassadeurs*, invente l’anamorphose en littérature, par la voix de Bushy, qui console la femme du roi déchu :
Like perspectives, which rightly gazed upon
Show nothing but confusion – eyed awry
Distinguish form
Parfois, la forme ne se distingue, le sens ne se fait qu’une fois qu’on a opéré un pas de côté, et regardé différemment un objet.
Le lendemain matin, nous filons vers la partie nord du lac, en direction du mirador, pour jeter un coup d’œil sur ce glacier que nous n’avons vu que de loin. En chemin, on nous informe : on a une chance folle, dans la nuit, le glacier s’est fissuré de partout et de nombreux témpanos croisent désormais sur le Lago Grey à une allure de sénateur. C’est hallucinant : des centaines, des milliers d’icebergs broutent l’onde, c’est un immense troupeau. On peut les séparer en trois catégories. Au plus près du glacier, les témpanos les plus massifs : ceux-là sont encore arrimés au fond du lac, ils pèsent des centaines de tonnes probablement. Ils pourraient passer pour des mini-glaciers à part entière, ces forteresses bleutés munies d’un pont-levis, de créneaux, de fenêtres… En deuxième rideau, flottant déjà, les icebergs de dizaines de tonnes, dont les vaguelettes ont gratté la base, créant tout autour de la masse un surplomb de glace qui se reflète à la surface de l’eau, mariant à merveille le gris et le bleu. En troisième rideau, les icebergs pesant plusieurs tonnes, lourds encore mais moins hauts. Puis, disséminés à la surface, des morceaux de glace non plus bleutée mais parfaitement transparente, étincelante sous le soleil du matin, se déplaçant bien plus rapidement que les autres témpanos. Le tout rappelle une équipe de rugby : des « gros » plantés dans le sol, à l’avant du pack, relayés par des sauteurs, et une troisième ligne de plaqueurs autour de laquelle évoluent, légers, les ailiers, tout en vélocité. A l’ouverture ? Ben… Nous. Si si.
Au bord de l’eau, Eve a repéré Big Foot, une entreprise de sports de glace un peu funky, genre trek à l’intérieur des glaciers, kayak entre les icebergs, etc. On se regarde. Il y a une gourmandise dans son regard qu’il faut absolument satisfaire. Justement, quatre kayaks sont disponibles. Bon, ça va nous coûter un bras – on se servira de l’autre pour pagayer.
On nous harnache comme des explorateurs : combinaison de plongée fourrée en polaire, blouson en néoprène, gilet de sauvetage. Evidemment, ils n’ont pas la taille enfant – Amphélise et Célestin ressortent de la yourte vêtus de ce qui s’apparenterait plutôt à un sarouel de plongée ! Après les explications d’usage, on file à l’eau. A l’attaque ! Comment oublier Amphélise sur son kayak orange, frêle créature aux longs bras de métal que deux baraques portent jusqu’au bord de l’eau pour la faire glisser entre les blocs de glace ?
Célestin et Amphélise, dont les pagaies sont trop longues, doivent renoncer à ramer. Ils se laisseront donc guider par les mouvements de leur accompagnateur. On nous a, tous les quatre, installés à l’avant de l’embarcation pour profiter du spectacle. D’abord, on fraye entre les plus petits blocs transparents. Certains ont à peine la taille d’un saladier, mais si vous les heurtez, ça produit un gros « shtomp » - il y en a tellement en dessous ! Puis, en progressant vers le glacier, on aborde des blocs de plus en plus gros. On ne regarde pas les icebergs défiler, comme depuis la rive, on se faufile entre eux ! C’est magique. Nos esquifs glissent près des flancs des mastodontes, sur une eau à deux degrés. Roger, resté à terre, se détache d’une énorme masse blanche derrière lui, tout en arrondis. On est si peu, si fragile, mais on peut faire tant de choses…
Le fait de tourner autour de l’objet-iceberg modifie le regard sur sa forme – un pas de côté, ou plutôt une brassée de côté, et tout change. De sa confusion de glace, une forme se libère. Un pingouin, un dauphin. Une flèche devient un cercle. Le monde est une formidable source pour l’œil, auquel toutes les photographies, tous les films, toutes les peintures, ne sauraient se substituer. Notre regard est à l’iceberg ce que notre voyage est à la vie. Un pas de côté, sans pour autant sortir du monde bien-sûr, et la forme change : le point s’est mué en direction. En regardant la photo que Gaëtan a faite de CAFE le jour du départ, le 9 juillet, à Charles de Gaulle, lorsque cette aventure était encore un à-venir, je vois combien Amphélise, qui avait sept ans alors, a changé depuis. Et Célestin, et Eve, et moi. C’est nous, mais en pas pareil. La montagne est vivante, le glacier est vivant, les icebergs sont vivants. Le voyage est vivant.
Après deux heures sur l’onde, à jongler avec les formes et les sensations, nous sommes rentrés. A une cinquantaine de mètres du bord, mon accompagnateur m’a demandé de guider le kayak jusqu’à la rive en essayant de trouver un chemin : la circulation des blocs en avait modifié l’accès ! Le chemin avait changé entre l’aller et le retour, comme il change tous les jours en fonction du glacier. Merveilleux, non ? Je me demande ce que Victor Segalen aurait fait de ça…
Peu après, nous reprenions notre route vers le sud, par le même sentier que la veille. Le même sentier, mais pas le même chemin ! Le lac, couvert d’icebergs sur toute sa longueur, offrait un spectacle bien différent du jour précédent. Le ciel aussi, plus lumineux, offrait un regard différent sur le lac, dont la surface était devenue opaline. Nous avons parcouru les deux derniers kilomètres sous la pluie, bien heureux de nous glisser au chaud dans le ventre du refugio Paine Grande, au bord du Lac Pehoé.
Le troisième jour, nous avons entamé la partie inférieure du W. Vers midi, nous avons bifurqué dans la Vallée du Français, vers le nord, pour pique-niquer face à un autre glacier, le Glacier du Français. Celui-ci présente la particularité de ne pas se jeter dans un lac. Il se situe au-dessus d’une rivière. En face du glacier, un peu avant le point le plus haut de la vallée, on peut embrasser, en se tournant légèrement vers la gauche, à la fois le glacier, la rivière, les eaux turquoise des lacs Pehoé et Nordenskjöld, et celles plus sombres du petit Lac Skottsberg. Incroyable. Il y a dans le parc une telle profusion de choses à voir…
En chemin, nous tchatchons sans répit. Avoir du temps - quel luxe ! Avec Célestin et Amphélise, on parle cinéma, photo, Michael Jackson, Beatles, avenir, ambitions... Des heures et des heures. Célestin m'a demandé de lui décrire des photos : allez décrire des photos lorsque vous ne les avez pas sous les yeux. Salgado, Depardon, Cartier-bresson, Evans, Rodchenko, Newton, Doisneau, Arbus... sont passés à la casserole, tordus par la mémoire. D'autres images sou-venir, parfois plus effacées qu'on ne l'aurait cru, qu'on ne le voudrait en tous cas. Toutes ces randonnées, depuis plus de cinq mois, nous ont offert d'innombrables échanges.
Dans l’après-midi, après avoir quitté la Vallée du Français, nous avons de nouveau progressé vers le soleil levant. Nous avons atteint le troisième refuge, le refugio los Cuernos en fin d’après-midi, après avoir pris une pause assis au bord du Nordenskjöld, sur des galets gris et blancs qu’on s’est amusés à balancer à la flotte.
Le dernier jour de marche, on a rejoint la Laguna Amarga, à la pointe sud-est du parc. Nous avons traversé la zone la plus verte, en contrebas du Paine Grande. Ses trois couleurs, crème, brun et gris, tranchent avec la végétation de la base, verdoyante. Le long du chemin, des arbustes délivrent un parfum légèrement musqué, très agréable. De curieux arbustes tout ronds, gonflés comme des baudruches, se disputent le sol pour couvrir toute l’étendue. Dans cette verdure, contrairement à la partie ouest qui a subi un incendie, c’est bien plus vivant. On entend des piverts faire claquer leur bec contre les troncs, on voit d’étranges créatures ailées, au long bec orange, prendre leur essor par groupes en produisant d’étranges cris graves. Sans doute baroutent-ils… Après le Paine Grande, nous avons longé le Monte Almirante Nieto, où se trouvent les trois Torres – dont la plus haute culmine à 2650 mètres. Nous ne les verrons qu’en nous éloignant du massif, pour rejoindre la Laguna Amarga, à plusieurs kilomètres. Après un pas de côté. Avant de monter dans le bus qui nous a ramenés à Puerto Natales. C’était hier.
Aujourd’hui, nous roulons, de nouveau, vers l’Argentine – pour notre ultime franchissement de frontière avant la France, le 30 décembre prochain. Nous dormirons ce soir à El Calafate, que nous connaissons déjà, avant de rejoindre El Chaltén demain. ¡ Adelante !
* Voici ce tableau, que l'on peut voir à la National Gallery de Londres. L'objet mystérieux, vu de face, semble n'être qu'une tache. Le voir du côté droit permet de "distinguer une forme", et fait de ce tableau un memento mori.
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Par pacobalcon le 12 Décembre 2012 à 22:08
Trois heures de bus, pour relier Puerto Natales au parc des Torres del Paine, ça nous laisse un peu de temps pour mettre à jour nos aventures. Nous sommes arrivés dans cette petite ville située au nord de Punta Arenas il y a cinq jours déjà, dans l’espoir de filer randonner sur les Torres dans la foulée – mais non, les refuges étaient llenos, plus un lit de libre. C’est la haute saison ici, en Patagonie. A force de voyager hors-saison, depuis la Malaisie, on avait perdu l’habitude de réserver. Il faut s’y remettre ! On a fait la queue, comme tout le monde, et nous voici maintenant, Gore-tex au pied, imperméables sur les épaules, fin prêts. Mais pour en arriver là, on a fait quelques zig-zags.
Après la tournée des agences pour réserver trois nuits dans les refuges du Parque, nous avions donc trois jours à tuer, et mille choses à voir. Roger suggère de louer une voiture pour franchir la frontière argentine et visiter le glacier Perito Moreno, puis revenir sur nos pas et la rendre à temps pour le départ. Sachant que l’on retournera en Argentine juste après l’excursion, ça crée un encéphalogramme agité sur notre roadmap : sud, nord, sud, nord… Va pour le Perito Moreno et une courte nuit à El Calafate.
Chez Punta Alta, on nous loue une Samsung. Ah, ils ne font pas que des micro-ondes ? Et pour la route, on met en position « cinq personnes » ? Non, non, ils font bien des voitures – sacrés chaebols coréens. Enfin, « bien » n’est pas le terme approprié. C’est une lourde berline sans âme, et surtout sans tenue de route, qu’il faut recadrer à chaque virage. Enfin, notre PE 16 a une excuse : le vent. Notre véhicule, sur le chemin d’El Calafate, s’est tordu sous sa férule.
On nous avait causé du vent patagon, mais on était loin de se douter. Ah, tendre Bretagne, que tu sembles calme au regard des bourrasques patagonnes, qui giclent sans cesse pour vous gifler le visage ou vous fouetter le dos ! Tout ici est battu en permanence par le vent – lorsqu’il prend une pause, c’est pour souffler… Dès la sortie des villes, toute végétation est rabotée, ne poussent que des touffes, au mieux de arbustes, que le zef masse jour après jours comme une armée de mains thaïlandaises. Fermement. Les plantes qui ont eu l’audace de se prétendre arbre ont été boxées jusqu’à ce que leur tronc, devenu cauteleux, sec et nu, ne forme plus que la lettre d’un alphabet végétal oublié. En terre patagonne, ce n’est pas le soleil qui rend le sol aride, c’est le vent. Il pourrait soulever des pierres… Face à lui se dressent les sommets, seul élément terrestre ne ployant pas sous ses coups.
A vingt-quatre kilomètres de Puerto Natales, en roulant vers le nord-est, nous avons franchi la frontière. L’agent Gímenez a tamponné nos passeports : à nous l’Argentine – pour deux jours ! C’est le dernier nouveau tampon de notre périple. Nos passeports sont des tapisseries, désormais, tissées dans un camaïeu de lieux que le voyage a réunis sur notre plaquette à l’effigie de la République française.
Une fois passé les douanes, on s’est comme introduits dans un univers magique. Pas une voiture, pas un village. Personne. Un paysage de rêve où évoluent sans crainte des animaux sauvages en nombre. Pour un peu, on verrait une marmotte mettre du chocolat dans du papier d’aluminium. Après le premier col, en descendant sur une immense vallée, on s’arrête pour observer une famille de condors au sol. Leur grosse tête rose fait un mouvement de rotation à notre approche, puis ils prennent leur essor pour voler au-dessus de nous, décrivant des cercles sans objet – ils vont attendre notre départ. Juste après, nous nous immobilisons à nouveau pour faire une balade au bord d’une lagune où vaque un groupe de flamands roses, qui eux-aussi s’éloignent à notre approche, sans inquiétude. Pour parvenir à la mare, il nous a fallu franchir un des grillages qui courent le long des routes sur des centaines de kilomètres sans discontinuer – la délimitation des estancias, ces exploitations qui peuvent atteindre des milliers d’hectares, où paissent moutons, vaches et chevaux dans les grands espaces de la pampa. Quelques minutes hors du véhicule ont suffi à faire de nos feuilles, sans bonnet ni chapeau, des emballages Picard. Les imperméables claquent à toute vitesse et les bas de pantalon faseyent comme des pavillons groenlandais. La température elle-même n’est pas si basse, mais le vent s’est chargé du froid des sommets alentours pour attaquer la plaine.
Au chaud à l’intérieur de notre micro-ondes à roulettes, nous reprenons la route. Nous croisons des renards gris traversant paisiblement la route, ainsi que des nandous, une sorte d’autruche locale. Des guanacos aussi, le quatrième camélidé américain – avec le lama, l’alpaca et la vigogne - le plus sauvage. A l’arrêt, l’un d’eux nous regarde du haut de la tourelle de son cou, avant de prendre ses distances dès que l’on fait un pas en avant. Les oiseaux sont particulièrement représentés. Des oies sauvages noires et blanches croisent là-haut, entre les buses, les faucons et autres rapaces qui tournoient sous la poudre blanche des nuages. Des gibelettes des Andes, qui redonquièrent çà et là, des aigrelles à spatule, dont le voussayement résonne au loin, des miracles à collier, comme peints en violet, et même des spirules du Gabon ! Tout un tas de volatiles dont on invente le nom, et le cri, au fur et à mesure de notre progression sur le vaste tapis argentin.
Hors des sommets, le tracé des routes est décidé par l’agencement des estancias, et dans ce coin du pays, nombreux sont les détours à effectuer pour aller d’un point à un autre. Afin d’éviter de couvrir une distance trop grande pour rejoindre El Calafate, nous empruntons un raccourci : soixante-dix kilomètres de piste, où les cailloux claquent contre le ventre du véhicule dans un bruit de pop-corn. Pas rassurant… Mais somptueux. On rejoint la 40 au nord-est, pour obliquer vers l’ouest. A chaque passage de col, comme un bouton que l’on défait, une vallée se découvre, que la longue glissière de la route finit d’ouvrir en une ligne droite et rebondie par endroits. Nous ne sommes en Argentine que depuis trois heures et nous sommes déjà conquis !
Garés contre le sens du vent, pour ne pas transformer les portières de la Samsung en cerfs-volants, nous prenons une pause au dernier col, qui domine la vallée du Lago Argentino. Ses eaux turquoise en forment le cœur, tandis qu’une plaine découpée en bandes de couleurs différentes, du brun au rouge clair, se déploie en direction d’El Calafate. Le lac, que nous n’apercevons que partiellement, forme une langue qui court vers l’ouest sur plusieurs dizaines de kilomètres, jusqu’à la mâchoire de glace du Perito Moreno – l’objet de notre excursion. Depuis notre éminence, nous observons des péniches bleu clair remonter doucement le lac. Très doucement. Presque immobiles… Ce bleu glacier – mais bien-sûr, ce sont des icebergs ! En pleine vallée, exposés au soleil. Hallucinant - ils sont la seule trace de glace à des kilomètres à la ronde !
Le soir, dans El Calafate, Roger et Eve prennent un steak de la taille d’un demi-bœuf chacun, qu’un malbec fait glisser avec aisance. Les enfants ne nous ont pas accompagnés au Cambanche, ils ont préféré rester à l’hostal, empaňadas en main, devant un autre animal : La chèvre. Ils matent le film allongés côte à côte face à l’écran, la tête en appui sur les mains, sur le bunk-bed de notre minuscule chambre. A l’aise.
Le lendemain, à l’aube, nous partons pour le glacier. Soixante-dix kilomètres à longer le lac sous le grand ciel argentin au réveil. La route, en contournant un mamelon parfaitement circulaire, dévoile une autre vallée plate comme une mappemonde, dans les rouge, au fond de laquelle est tendu un rideau de poussière en suspension. Quinze minutes avant sept heures, nous arrivons au parc. Nous sommes les premiers. Lorsque la chaîne est posée au sol, nous entamons dans la brume la remontée du bras sud du Lago Argentino, son brazo rico. La route, qui serpente au fil des méandres du lac, laisse soudain apparaître, à une dizaine de kilomètres vers l’ouest, une large masse d’un blanc éclatant. Comme si la machine à laver de tous les géants patagons vomissait dans le lac un excès de mousse. Etrange – grosse, grosse lessive. Vue de loin, la mousse brille en dépit d’un manteau de brume.
Observée de plus près, la masse se fait plus précise. Aux extrémités est et ouest, les flancs de montagne s’effacent pour permettre à la glace de prendre ses aises. Le glacier se présente en « V » - de sorte qu’en son milieu, il est plus avancé sur le lac - et ce, sur cinq kilomètres. La façade, même si elle fait en moyenne soixante mètres de haut, n’est pourtant que le visage du campo de hielo, à savoir, les kilomètres de glace qui affluent depuis les sommets. Ce campo est hérissé de millions de cônes blanchâtres, comme les casques pointus d’une armée silencieuse venue du fond des âges, qui jour après jour fait pression sur la façade pour progresser vers le lac.
Parvenus à l’estacionamento, nous garons notre Samsung sur le parking vide. Il n’y a personne d’autre que nous. C’est très agréable – d’autant que l’espace est prévu pour de nombreux touristes. Pour commencer, nous empruntons, le camino menant à la plage, un peu à l’écart du glacier. Dans une petite baie, le sentier bordé d’herbe tendre descend doucement vers le lac. A l’écart des grands courants d’air, nous ne sommes plus sous le vent. Silence. Rien ne bouge.
Ô merveille… A vingt mètres, une petite famille d’icebergs broute paisiblement l’onde. On les dirait posés délicatement à la surface – alors que leur partie émergée n’en représente qu’un dixième ! Ils sont les entrailles du campo, mises au jour après toutes ces années. Venus du ventre du glacier, ils n’ont pas la couleur blanche des sommets du campo – ils sont d’un bleu pur. Le voilà, le bleu glacier ! Un bleu léger et profond à la fois. Enfin, plusieurs bleus purs, plus ou moins soutenus, en fonction de la concentration d’oxygène dans la glace. Féérique.
On emprunte la passerelle de bois et de métal qui court le long de la falaise faisant face au glacier. En approchant, on entend comme des détonations suivies d’un long bruit sourd. Bam ! Prrr ! Ce sont les blocs qui, sous la pression, tombent à l’eau et remodèlent le visage du glacier. En trois heures, nous en avons vu pas mal. Des pans entiers du mur de glace – de la taille d’un petit immeuble, parfois - s’écroulent, se fragmentent au contact de la surface et se projettent sur plusieurs dizaines de mètres. Avant que la passerelle ne soit construite, en vingt ans, trente-deux personnes ont perdu la vie en observant le phénomène depuis la rive, heurtés par des blocs en vol ! Le gros des blocs tombés à l’eau forme la base d’un pont qui rejoint notre montagne, sur lequel, jour après jour, la glace va s’empiler et faire avancer la masse. Jusqu’à ce que les deux bras du lac, séparés, ne fassent pression et brisent la structure de glace – une fois tous les deux ans environ. Et que tout recommence. Il y a ici quelque chose de vivant, une respiration de la montagne. Nous sommes esbaudis. Il y a un peu plus d’un mois, nous nous promenions autour de l’Uluru, le rocher sacré du désert australien, en pleine chaleur, et nous voici maintenant, gants et bonnet, devant ce monument du froid. Quel contraste ! Nous passerons trois heures à l’affût, prêts à bondir à la moindre détonation pour voir la glace s’écrouler.
En début d’après-midi, nous reprendrons la voiture pour rentrer à Puerto Natales, au Chili. Quatre-cents kilomètres à couvrir avant dix-neuf heures, pour restituer notre véhicule. La route, à nouveau, est un régal. Au passage de la frontière, des employés du Ministère de l’Agriculture chilien passeront au peigne fin notre véhicule, à la recherche de produits frais, interdits d’importation. Les Chilenos sont très à cheval sur le contrôle des produits agricoles venus de l’extérieur. Nous, nous avons rempli leur formulaire de manière assez désinvolte – cochant No à toutes les questions… Aïe ! L’agente du Ministère, zélée, trouve une pomme dans notre coffre, ainsi que trois morceaux de bois avec lesquels les enfants avaient joué. Le fruit en mains, elle me se tourne vers moi et dit simplement « Manzana ! ». Elle a le même regard qu’un gendarme qui débusquerait dix kilos de coke sous une banquette en skaï. On retourne au poste… L’agent à qui on transmet l’affaire, assis derrière son bureau, me regarde, regarde le fruit, me regarde à nouveau. Il hésite sur la suite des événements. Grand banditisme ? On me signale solennellement que je serai en infraction si je ne déclare pas transporter la pomme. Je remplis donc le formulaire à nouveau. On me libère ! Ouf, ça passe…
La Patagonie est une terre de géants. Les humains, comme ailleurs, y sont parfois minuscules.
Notre bus, après trois heures de route, avance dans le parque dominé par les trois cheminées grises des Tours. Des guanacos s’ébattent autour des lacs et lagunes. On est arrivés. Le bateau part de Pudeto à 12 heures pour nous relier à Paine Grande, d’où nous partons pour remonter le Lago Grey jusqu’au glacier, au pied duquel nous devrions dormir ce soir, en refuge.
En avant, marche.
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Par pacobalcon le 5 Décembre 2012 à 11:16
Il est bientôt midi. En direction de Puerto Natales, l’autocar de la compagnie Fernandez sillonne un paysage de verdure mis à mal par le vent. Les buissons ploient comme de vieux marins sous la charge de l’invisible, qui n’autorise pas que des arbres à part entière poussent ici. Par endroits, des populations entières de troncs desséchés et blanchis se dressent en vain. A l’ouest, des sommets enneigés mettent un terme au pèlerinage de cumulus gris immobilisés dans un embouteillage. On roule vers le nord.
Après avoir passé la frontière, il y a quatre jours, nous avons poursuivi notre route commencée au Pérou, au milieu d’un décor glabre, pour entrer dans Arica, ville la plus septentrionale du Chili. Comme ses camarades du nord - Arequipa et Moquegua - et du sud – Iquique et Antofagasta - cette agglomération est un îlot de vie piqué dans la longue bande désertique longeant le Pacifique sur des milliers de kilomètres. Arrivés en milieu d’après-midi, nous aurions bien le temps d’aller flâner sur le port. Que nous pensions ! Kia, une Danoise rencontrée au Pérou, nous avait pourtant signalé : « Chile is a very modern place – everything is functional ». Ouaips, bof. A peine les bagots posés dans une chambre d’hostal du centre-ville, nous partions tirer des pesos. Un DAB. Deux DAB. Trois DAB – et ainsi de suite. Rien. Toujours le même message : « Request denied ». Pas gentil, ça. Vaguement inquiets, vers vingt-et-une heures, nous nous sommes mis en tête de trouver un bureau de change, pour fourrer quelques billets chiliens dans nos poches, histoire de payer l’hôtel et d’avaler un morceau. Il était donc bien tard lorsque nous sommes arrivés au port d’Arica, dont on nous avait vanté phoques et pélicans.
La zone portuaire est divisée en deux parties : au sud, l’immense plateforme de stockage des conteneurs, gardée par deux vigiles qui surveillent le ballet des camions-remorques venus se gaver au bord de l’océan pour se vider dans les faubourgs quelques heures plus tard. En longeant le grillage qui délimite cette zone, vous parvenez au port de pêche, où somnole une paisible armada de barcasses de pêche multicolores. Ce qu’on trouvait en Bretagne avant l’apparition des gigantesques chalutiers qui ont aspiré les réserves halieutiques et fait disparaître ces flotilles de charme, vidant du même coup bien des criées. Así es… A Arica, on pratique encore la pêche familiale, à petite échelle. Sur la baie, une brochette de fragiles échafaudages de tôle ondulée plantés de minuscules fenêtres et bordés de terrassouilles sur pilotis font office de restaurants de fruits de mer. Hélas, vue l’heure tardive, ils sont fermés – et puisque nous partons demain, nous n’aurons pas le loisir d’y promener notre palais. On fait quelques pas dans le secteur éclairé par deux ou trois réverbères fatigués. Des chiens font des allées et venues, et quelques hommes au visage sombre passent sans bruit. Les eaux noires du Pacifique lèchent la rive entre deux restaurants, mettant en mouvement les milliers de sacs en plastique blanc qui paressent dans l’eau. Les pélicans, que la nuit barbouille de gris, sont fixés sur leurs gros cailloux. Leur bec, à la verticale le long de leur cou, est pointé vers le sol. Tout est calme.
Nous nous approchons d’une rambarde, à la recherche des fameux phoques. Les bras croisés, en appui sur la grille de métal, nous scrutons l’horizon, dans l’attente d’un mouvement qui pourrait indiquer la présence de ce gros mammifère. Rien, pas un splash. Déçus, nous tournons les talons pour retourner en ville, lorsqu’à nos pieds, deux ombres attirent notre attention : ils sont là ! Une énorme bête, un mâle qui n’est pas sans rappeler Jabba le Hutt, allongé auprès d’une femelle, juste de l’autre côté de la rambarde, à cinquante centimètres. Impressionnant. Un pêcheur, derrière nous, se met en tête de nous prévenir : « No se acerquen, puede saltar. Y morder. » Vraiment ? Cette masse molle pourrait se dresser et passer la grille pour nous mordre ? Difficile à croire. Tout de même, pas fiérots, on s’écarte pour observer – il ne manquerait plus que Jabba, en plus, coure plus vite que nous ! On l’imagine à nos trousses, faisant son mouvement de compas à grande vitesse…
En rentrant, nous avons fait halte sur le petit marché qui fait face au port. Le dernier stand encore ouvert brade son ceviche et un pot de morceaux de poulpe. Et nous voici sur un banc à déguster ces mignardises, alors qu’autour la Teletón, événement de première importance ce week-end, vit ses dernières heures. Dans une ambiance de liesse, les habitants se rassemblent autour d'artistes de rue, on fait la queue devant les stands de maquillage, on regarde défiler un batucada dont les danseurs sont chaussés de sandales et d’épaisses chaussettes en laine. Estilo del Aymara ou bien Estilo de Alemania ? A voir… Contrairement au Pérou, les Indiens ont presque entièrement disparu du paysage chilien. A part sur l’île de Chiloe, loin au sud, il n’y en a plus. Par rapport au Pérou, les visages sont plus clairs et les manières plus proches des manières européennes : les jeunes filles portent des shorts en jean ultra-courts, sans collants, que la mode péruvienne n’eût pas autorisés. Elles arpentent les rues au bras de garçons bruns fiers et souriants. Devant le Mc Donald’s, ça pétarade sec : à califourchon sur la selle de leurs motos surbaissées, à l’arrêt, la main droite caressant la manette des gaz, les ovejas negras boivent des bières. Ils sont la version chilienne des Hell’s Angels et portent le même blouson de cuir, le dos floqué de leur appellation de moutons noirs en arrondi sous une tête de mort. Ils portent également, malgré la nuit, des Ray-ban sans tain de deputy-sheriff, et leur barbichette, à la verticale le long de leur cou, est pointée vers le réservoir de leur grosse cylindrée. Quel rôle jouent-ils ce week-end pour la collecte d’argent de la Teletón ? Plutôt que de le demander, on préfère laisser libre cours à notre imagination… Des tours de moto – comme on fait un tour de poney au Jardin du Luxembourg ? Des courses de moto-taxi pour les bourgeoises en goguette ? Des livraisons de pain pour les boulangers du coin ?
A côté d’eux, une autre armée de bad boys bandent leurs muscles d’acier – les tuners sont de sortie. Ils ont exposé leurs véhicules les plus spectaculaires. Une 206 à portes papillons attire notre attention : sous le capot ouvert, le moteur éclairé brille comme un peso neuf. A l’intérieur, les chromes, que des loupiottes bleutées font luire, ont pris le pouvoir. L’autoradio, relayé dans le coffre par une sono qui pourrait suffire à la prochaine tournée des Rolling Stones, hurle une cumbia dont les basses font sûrement trembler, de l’autre côté des fenêtres du fast-food, les cheeseburgers sur leur rampe d’aluminium. Sur la partie haute du pare-brise de la Peugeot, une bande bleue vante un night-club– probablement l’équivalent, un peu partout en France, du Spécial, ou du Privé. Et les as du tuning, en quoi participent-ils à la Teletón ? Transport en commun de personnes à mobilité réduite ? Vente de porte-clés à la criée ? Manège à bascule à la sortie des supérettes ?
Dans la rue piétonne surpeuplée, nous nous frayons un chemin jusqu’à une table chez le spécialiste de la chorillana : un plat réunissant fines tranches de bœuf, fromage fondu et frites servis pêle-mêle accompagnés d’une sauce barbecue. C’est vendu pour un, mais ça suffit largeos pour toute la famille. Au dodo, plus que quelques heures avant la Patagonie.
Le lendemain, après deux vols et un stop de cinq heures dans l’aéroport de Santiago, nous atteignons Punta Arenas vers 23 heures. Un sourire plein barre le visage radieux d’Eve. La Patagonie, c’est son rêve depuis quinze ans – on y est ! Amphélise avait jeté son dévolu sur la Thaïlande, moi sur l’Indonésie, Célestin avait choisi l’Australie, et Eve la base conique du continent américain. Des paysages de caractère pour une femme qui n’en manque pas. La boucle est bouclée. Dans le mini-van qui nous conduit depuis l’aéroport au centre-ville, on entend une musique ressemblant à celle de Vladimir Cosma. Pas de François Perrin à l’horizon cependant, même si en dépit de l’heure tardive, on perçoit encore une lumière blanche vers le sud – l’été austral. On traverse Punta Arenas et ses rues à angles droits où personne ne se promène. La ville est déserte. Et le vent bat la carrosserie du véhicule comme le Mistral souffle sur une Majorette. On n’est pas grand-chose…
Et pourtant, avec notre petite valise à roulettes à décor de tartan et nos sacs à dos, on en a fait, des bornes depuis Phnom Penh, le 10 juillet dernier. On avance, on avance, le museau pointé dans une direction toujours rafraîchie par le voyage. Nous voici embarqués pour une nouvelle aventure ! La Patagonie ! Et c’est aujourd’hui que nous retrouvons le gars Roger, parti ce matin d’Ushuaïa, qui devrait arriver à l’Hostal Betty avant nous ! On sonne : c’est le mari d’Edith qui ouvre – derrière lui, une frimousse tout en bouclettes chaussée de lunettes rectangulaires en métal brossé de marque Urbaz, un sourire de voyageur, un pull crème informe, un futale trop court tombant en cylindre sur des mocassins à lacets tout fins. Roger est là. L’homme au stylo carotte, celui à qui la langue française doit les expressions « Tu tournes tout droit », « rond-le-point », « tire-le-bouchon », « jus de fruit à l’orange », « salaud de lapin », « le Kazakhstan ? Quéquette… ». Et j’en passe. Nous voilà CAFE + R. Ou FARCE, c’est selon. Première soirée, première bouteille de vin chilien – complétée par un merlot en tetra-pack de deux litres offert par Edith. Tchatche jusqu’à quatre du mat’ – parfait. Buenos Aires, Ushuaïa, le Détroit de Magellan, l’Indonésie, l’Australie, le monde passent à la moulinette de la conversation, façonnés en mots sifflant au-dessus de la toile cirée, claquant en bande contre les murs de tôle de la cabanne – que de l’autre côté le vent martèle comme un forgeron énervé. Dans la cabaña que nous loue Edith, charmante masure de trois chambres dont les plafonds n’excèdent pas deux mètres, le radiateur principal ne fonctionne pas. A l’intérieur des chambres, il fait un froid de gueux et les trois couvertures suffisent à peine pour ne pas perdre un pied.
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Le deuxième soir, Edith, la tante de la propriétaire, vient nous rendre visite. Elle aimerait bien fumer une clope et boire une bière. Pas de souci. Elle s'est pris de passion pour Eve, et décide de raconter sa vie. Existence compliquée. Argentine, elle possède cet accent typique et prononce /j/ les lettres "y" et "ll". Comme elle parle non-stop, elle n'est pas évidente à comprendre, mais on fait l'effort... Son mari l'a quittée pour une autre lorsque ses trois enfants étaient bien jeunes, et elle a dû faire face. Elle affirme en substance que l'on lui a appris à être épouse et mère, mais pas femme, et que cet apprentissage, elle l'a fait par elle-même. Depuis cet abandon, elle vit librement ses relations, grâce à son énergie et à sa foi. Une retraite au couvent d'une dizaine de jours semble lui avoir laissé bien des souvenirs. Lorsque'elle se sent seule, et que personne ne s'occupe de ça (dit-elle en désignant son entrejambe), elle se lève et danse. Si un homme lui plaît, elle l'embrasse. Depuis six mois, elle vit en couple, avec l'homme qui nous avait ouvert la veille, mais cette relation durera le temps qu'elle durera... Quelle bonne femme ! Quelle bavarde ! Edith a cinquante-sept ans...
De Punta, nous organisons une virée sur la Isla Magdalena, au nord-est, un caillou chauve jeté en plein milieu du Détroit de Magellan. Population : cent-vingt mille manchots. Deux heures de navigation à bord du Valparaiso, entre les vagues froides peignées par l’écume. A mi-chemin, Roger et les enfants, montés sur le pont, ont pu spotter un petit dauphin, noir et blanc comme un orque. A l’approche de l’île, le vent augmente et sur le pont supérieur, à la proue du navire, il faut s’accrocher au bastingage. Parvenus à un jet de pierre des côtes, on voit les premiers manchots, affairés autour d’une grosse pièce de métal, les pieds dans l’eau, l’air tout démuni face à la structure métallique, comme des poules devant un mégot. Leur toison orange les protège du froid, heureusement.
Orange ? Ah, mais non, ce ne sont pas des ovipares marins, c’est d’un autre type de manchots qu’il s’agit ! Mal arrimée, mal manœuvrée, la passerelle est tombée à l’eau, et le personnel du navire, en combinaison flashy, ne parvient pas à la remonter. Pendant ce temps, la capitaine fait faire des demi-tours et des tours à son bateau. Des ronds dans l’eau, quoi. Tous les passagers, emmitouflés, font le pied de grue sur le pont inférieur, partagés entre l’hilarité et l’inquiétude, autour de l’équipe qui tente désespérément de remettre d’aplomb la passerelle baignant dans l’eau glacée du détroit.
Après quarante-cinq minutes de manœuvres diverses, le précieux accès est redressé, sous un tonnerre d’applaudissements : on peut descendre ! L’endroit est littéralement balayé par le vent : pas une once de végétation, l’île n’a que sable et caillou pour vêture. Nous sommes en période de couvée : autour des trous creusés à coups de bec dans le sable, où les parents protègent leurs petits au pelage encore gris, les manchots disponibles patrouillent pour chasser les mouettes qui s’approchent, tentées par ces proies duveteuses. La Magdalena n’a pour tout bâti qu’un phare installé au-dessus d’une bicoque peinte en blanc, dans laquelle vous pouvez vous réfugier quelques instants à l’abri du zef, avant de redescendre vers la plage pour le retour. C’est magnifique. Mais quel vent ! Est-ce que ça va être comme ça pendant trois semaines ?
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