-
Par pacobalcon le 1 Mai 2018 à 11:54
A Télécharger : « Inde 2018.odt », ou...
A lire ci-dessous :
votre commentaire -
Par pacobalcon le 27 Avril 2018 à 13:35
Vous entendez ce cliquetis ? Ce sont les cailloux tapissant le fond, mélangés au sable, qui se frottent les uns aux autres, massés par la marée. Dans la Mer d'Arabie, salée comme un saucisson d'Arménie, vous avez tout loisir, allongé à la surface la face au soleil, de vous croiser les mains derrière la tête et de prendre un brin de temps à ne rien faire d'autre que glisser vos oreilles dans l'eau et vous plonger dans ce panorama sonore, le museau en l'air.
Je suis au milieu de nulle part, à Om Beach. Oh, l'appellation en vaut bien une autre – Paradise Beach, Half-Moon Beach... C'est d'ailleurs ainsi que se nomment les plages voisines, probablement baptisées par quelque hippie en mission depuis Goa. Sans doute pas envoyé par Saint-François d'Assise, enterré là-bas, mais par un entrepreneur conscient que ces toponymes provoquent une résonnance particulière chez le Westerner.
Hier vers, minuit, lorsque la plage était devenue déserte, je m'étais faufilé jusqu'à la langue de sable qui se termine en éminence rocheuse et partage la plage en deux baies. Casque sur les feuilles, j'écoutais pile sous la lune la voix grave de Lana Del Rey se mêler au ressac. Lana me parlait de solitude, de puzzle et de déconstruction, ainsi que d'amours déçues. Elle me parlait des plages à parcourir avant de trouver la bonne – la treizième.
It took thirteen beaches,
To find one empty
Sur ce tempo en équilibre, empanné tel un voilier qui attend un nouveau souffle, elle décrivait la vitesse du monde, où chacun a le doigt sur la gachette de son iPhone :
I'm camera ready
Almost all the time
Et toute à sa lenteur, elle reconstituait un arrêt sur image qui cadrait parfaitement avec ce que je vivais sur ce finis-tère.
Dans l'après-midi, j'avais traîné mes guêtres sur une autre de ces plages, celle du village de Gokarna même, où les pèlerins vont tremper leurs saris après la procession dans le temple. Plus fréquentée que les autres, cette plage avait de quoi dissuader les impatients d'entrer dans l'eau durant la mousson, qui arrive le mois prochain : des affiches présentant huit photographies de noyés échoués sur les plages y étaient placardées un peu partout.
Sur cette plage, j'avais rencontré Rajnish, glacier de son état. Ce jeune homme, le matin, s'affaire autour de sa sorbetière et fabrique les cônes délicieux qu'il vend au détail, l'après-midi, sur le stand de fortune qu'est son vélo, un Hero d'inspiration anglaise et de fabrication indienne.
Comme tous les glaciers du monde, Rajnish fait tinter sa clochette pour prévenir de sa présence et attirer à lui les minots. Sur le porte-bagages de son deux-roues couvert de rouille, il pose un énorme panier recouvert de tissu rouge dont il vous sort, logés sous une couche de glace, des cônes maison à tomber par terre. Une fois sortie la crème glacée faite de lait, de fruits secs et de sucre, il roule le cône entre ses mains à toute vitesse mais sans presser pour en ôter la fine protection d'aluminium, puis il plante une tige de bambou à la base : vous voilà ravi comme un enfant.
J'étais bien heureux d'avoir repris pied au Karnataka, transporté par un train qui au bout du compte n'avait pris qu'une heure de retard. De nouveau, mes paluches étaient sollicitées et on m'adressait moult questions ; je redevenais sur-visible. A la sortie de la gare de Gokarna, j'avais proposé à deux Anglais de partager un rickshaw, mais puisqu'ils allaient sur une autre plage, une Coréenne s'était approchée et m'avait suggéré la même chose. Les tarifs des rickshaws étant trop onéreux, nous avions décidé de faire le chemin à pied.
Sonam habite à Goa depuis vingt ans – puisque je n'avais pas été sur les plages de Goa voir de quoi il s'agissait, elles venaient à moi ! Sonam me parla longuement d'Anjuna beach, de ses caractéristiques, ce que la plage avait été, ce qu'elle devenait. Cette femme au visage barré par un sourire en toutes circonstances, qui devait avoir soixante ans, avait des airs de Brigitte Fontaine : même coupe de cheveux hyper courts, même débit de mitraillette, même folie. Partagé entre le rictus et l'admiration, je l'écoutais égrener les coins d'Asie où elle avait posé son barda et pratiqué la méditation : partout, en fait.
Elle avait remarqué mon atitude corporelle penchée vers l'avant, le dos voûté, fit des commentaires et prodigua des conseils. Il me fallait trouver mon centre, qui me guiderait vers une posture plus droite. Il me fallait opter pour la posture du horse-rider, jambes fléchies, le dos en i. Elle estimait que penser, c'est inutile et que sentir, c'est déjà trop. Que l'énergie est la base de tout. J'écoutais, j'essayais.
Mais quand on est speed, on est speed.
Cela dit, Sonam, le voyage – même sans méditation – procure des sensations intenses et on est parfois comme empli d'une énergie qui met le corps en vibration, vous ébaubit et vous laisse pantelant.
Le lendemain matin, j'entrepris de me rendre à Gokarna par les chemins côtiers, sans passer par la route. Et voilà un Petit Scarabée, quelques minutes plus tard, perdu dans la jungle, torse-nu, couvert de fourmis rouges et suant par tous les pores. Aïe ! Je remontai sur la crête : le chemin, de l'autre côté, donnait directement sur une falaise tombant sur les flots.
Quand on n'a pas le sens de l'orientation, on marche juste un peu plus longtemps.
Parvenu au village, je m'arrêtai devant le marché aux poissons. Une petite troupe était descendue de la plateforme arrière d'un pick-up : ils venaient acheter de quoi faire un barbecue sur la route, à l'occasion des cent- cinquante kilomètres à parcourir pour retourner à Hubli après leur pèlerinage à Gokarna. Je me posai afin d'observer leur marchande vider le poisson : elle était assise sur un tabouret bas de type chausseur, muni à l'avant d'une lame fixée à l'horizontale. Le maquereau bien en main, elle retirait les nageoires, latérales, dorsale et caudale, avant de fendre en deux la gueule du bestiau et retirer la mâchoire inférieure pour se saisir des entrailles et les vider dans une bassine. Tous les occupants du pick-up, un à un, vinrent me serrer la main, hilares, et on m'offrit sans tarder du riz soufflé aux algues ainsi que des bananes. Remontés à bord, ils m'invitaient à venir à Hubli !
Sur le chemin du retour, je croisai les ouvriers de la briqueterie, occupés à porter sur leur tête couverte de sueur une bassine contenant les cailloux prélevés dans une carrière au bord du chemin, qu'ils s'en allaient verser dans le four à ciel ouvert situé en contrebas. Gentiment, ils attendaient que je sois prêt à prendre ma photo, alors que moi je leur disais justement de ne pas s'arrêter pour moi – je suppose que je ne maîtrise pas encore le dodelinement.
Il faudra donc se mitonner un balluchon et revenir.
Sac et ressac.
votre commentaire -
Par pacobalcon le 25 Avril 2018 à 17:10
Trente minutes de retard pour le 566401 à destination de Mangalore. Assis sur le quai numéro deux de la gare de Magdaon, je prends connaissance sans traiter vraiment l'information des différents retards de trains égrenés par une voix mécanique sortie des hauts-parleurs en anglais, en hindi et en konkani, la langue locale. Sur les bancs ou à même le sol, on s'est allongé un peu partout pour patienter. D'immenses tubulures qui courent entre les voies, sur toute la longueur du quai, gouttent au soleil : elles servent grâce à des tuyaux fixés avec régularité à nettoyer les voitures et recharger les réservoirs en eau, puisqu'un trajet peut durer quarante heures, voire plus. Dans une atmosphère au ralenti, à l'écart de la ville, une brise souffle qui est bien agréable. J'attends un train pour Gokarna : je retourne au Karnataka, après une brève exfiltration.
Effectivement, l'idée m'avait traversé de passer ma tête par la fenêtre de la géographie pour jeter un coup d'oeil à Goa, Etat que Nehru a récupéré de l'Administration portugaise en 1961 avant que le coin n'entre dans la légende pour son attrait envers les hippies puis les ravers et enfin la jeunesse dorée russe. Sans trop savoir pourquoi en fait, j'avais décidé de poser le pied sur le plus petit Etat d'Inde – frotter mon désir au silex du mythe, sans doute. Réalisant cependant que ce mythe, en fait, me laissait indifférent, c'est sans regret que je quitte Goa. Outre les églises impressionnantes de Velha Goa – la vieille ville, en portugais - et de Panjim, ainsi que des azulejos bleus et des noms de rues ou de magasins qui rappellent Lisbonne, je n'ai bien-sûr pas vu grand chose et serais bien incapable d'exprimer une opinion, mais il reste que la différence culturelle est considérable. Ici, comme en Europe au début des années 2000, le disque s'est raréfie : bien moins de tilak au front puisqu'on est en zone à forte population chrétienne.
Quarante minutes de retard pour le 566401 à destination de Mangalore. Pour être plus précis, il y a des Hindous à Goa, ils constituent même la majorité, mais ce qui saute aux yeux, ce sont la figure de Jésus, la figure de la Vierge et la croix qui peuplent la forêt de symboles dans laquelle on se promène sur ce bout de terre tourné vers la Mer d'Oman. Par extension, la vêture est plus occidentalisée qu'ailleurs – moins de saris, plus de jeans – et l'obtention d'alcool est plus aisée : le buveur de Goa n'est pas un homme qui flanche mais il doit faire attention à bien éviter de conduire en état d'ivresse, comme l'indiquent les affiches officielles.
L'Etat, très touristique, me rend presque invisible ici : on me demande beaucoup moins d'où je viens ou si je veux bien serrer une paluche. Quel choc – combien de fois, au Karnataka, m'a-t-on demandé si je voyageais seul ? J'avais décidé de répondre : « No, I am here with you », ce qui ne manquait pas d'amuser mes interlocuteurs. Il y a une telle densité en Inde – qu'on en juge : le pays est vingt fois plus peuplé que la France alors qu'il n'est que six fois plus grand. Cela donne une densité comparable à celle des Pays-bas, où l'on érige des polders pour gagner de la place ! Où que tu sois, en Inde, tu croises quelqu'un. A Hampi, dans les endroits les plus reculés, je remarquais toujours, à l'ombre d'un rocher, le corps allongé d'un dormeur. Lorsque tu es en car, sur de longues distances, tu verras toujours quelqu'un qui va quelque part. En Australie, tu peux être seul, aux Etats-Unis aussi, au Canada ou en Russie, en Finlande, en Chine même, à l'ouest du pays. Pas ici. Il y a quelque chose qui semble fasciner les Indiens dans la solitude, comme un pot de confiture placé sur une étagère hors d'atteinte.
De surcroît, avant d'acheter une casquette, je portais pour protéger mon crâne chauve un foulard orange acheté à Varanasi, la ville sainte du Gange, en 2011. On me faisait des remarques - me prenait-on pour la version aspirine des Sâdhus, ces mystiques qui promènent leurs yeux cernés de khôl trônant sur un corps couvert de cendres et gavé de hashich à travers l'Inde et se retrouvent tous les douze ans pour une fête mystique hallucinée nommé Kumbh Mela ? Il me plaisait d'en douter. Après une douzaine de jours au Karnataka et des centaines de compagnons de voyage d'un instant, c'est en fin de compte plutôt dans la touristique Goa que j'ai eu l'impression de voyager en solo.
Une heure de retard pour le 566401 à destination de Mangalore.
Je suis bien impatient de poser le pied au Karnataka à nouveau. Il me suffira d'un train. Si l'attente s'étire encore pour devenir aussi longue que la file de rickshaws devant le Taj Mahal, je me lève, j'endosse mon barda et file vers le sud en faisant « tchou tchou ».
Na !
votre commentaire -
Par pacobalcon le 24 Avril 2018 à 05:20
Il fallait bien prendre la poudre d'escampette et se résoudre à quitter Hampi. C'est fait, après que j'ai reporté d'une journée mon départ, pour passer quatre, non pas trois jours sur place. J'aurais pu en passer trente. Il y a tant de balades à faire, de choses à voir dans ce coin glorieux. Les temples, qui sont à tomber par terre - ce charriot de pierre ! - ne sont que la partie émergée de cet iceberg de roche brûlante. Il suffit de s'élancer sur les chemins qui passent entre les collines de blocs en tous sens pour en trouver un, de sens, à la visite.
Que de randos à faire, morbleu !
De surcroît, par sa taille, Hampi n'atteint pas la masse critique à partir de laquelle la cité indienne, n'importe laquelle, est un concentré de bruit. Peu de circulation, pas de klaxons. Parfait.
Pour le coup, il avait plu cette nuit, à l'aube de ma dernière journée sur place, et la température, pour la première fois, s'était recroquevillée sous la barre des mille degrés. Au crépuscule, déjà on s'agitait çà et là dans la ruelle où se trouvait ma guesthouse. Assis sur un tabouret de plastique, je dégustais un koppi brûlant en tournant la tête de droite et de gauche. En toute sororité, les femmes assises sur le perron se coiffaient l'une l'autre, faisant glisser un peigne sur leur longue chevelure de jais, les petites filles jouaient, les garçons me demandaient d'où je venais, les vaches lâchaient des bombes fécales qu'enjambaient pieds nus et sandales. Au sol, devant chaque demeure, on reformait fleurs de lotus et mandalas réduits à néant par l'eau de pluie. En face de moi, une des demoiselles du logis, munie d'une coupelle en plastique et de deux bols d'aluminium, recomposa une fleur de lotus à une vitesse qui maintenant encore me surprend. En quelques secondes, elle avait donné vie à un magnifique végétal de calcaire décoré d'un disque safran surmonté de rouge en son centre. Il y avait du style, du mouvement dans cet ouvrage de rien que la prochaine pluie ferait remplacer à nouveau, par gemination spontanée.
Je déposai sur le comptoir le verre vide puis me levai pour me rendre, une dernière fois, aux abords du Virupaksha Temple, où se rendent les pèlerins venus de tout le Karnataka, voire du reste de l'Inde. Je profitai de chaque seconde sur place, pris mon temps pour observer tous les détails. Le bain de l'éléphant, choyé par son cornac qui lui frotta intégralement le corps, tour à tour avec une brosse ou une pierre pour les parties les plus calleuses.
Autour du pachyderme, on frottait son linge, parfois en le frappant au sol comme une protestante du Minnesota bat ses tapis, sans doute pour en extirper quelque chose du malin. On se lavait aussi, en savonnant les corps petits et grands - sans se dévêtir pour ce qui est des femmes - puis en se rinçant à l'aide d'un pot de plastique vidé sur la tête. Un homme assis seul avait disposé autour de lui des images pieuses et il se maquillait avant de remonter faire le tour du mantap principal du Virupaksha. Frottant ses doigts contre un petit bloc de calcaire, il traça sur son front les trois lignes blanches que portent les Hindous en procession. Je remarquai à nouveau à quel point tous les hommes portaient des bijoux, du tour de hanche souligné par un cordon de cuir ceint d'une pièce d'orfèvrerie chez certains hommes aux boucles d'oreilles chez les plus petits garçons. Chaussées de leurs bracelets de chevilles, femmes et filles faisaient tintinnabuler la rive franchement joyeuse. En arrière-plan, deux canots à moteur assuraient la liaison avec la rive nord.
A la fin du bain de l'éléphant, je remontai les ghats pour retourner au temple avec ce petit monde et m'arrêtai en chemin pour prendre des photos des singes qui inlassablement arpentent les lieux, sautant de toit en toit à la recherche de bananes ou de noix. J'assistai de nouveau à des baptêmes de jeunes enfants, entourés de leur famille et du brahmane. Entrant en conflit avec ma sur-visibilité, j'essayais de me faire oublier pour observer ce théâtre...
L'après-midi, je rejoignis Naga, le frère de Suri, jeune homme qui m'avait guidé la veille parmi ce lieu de rêve que tous ici appellent Waterfall. Il s'agit en fait d'une rivière souterraine qui court sous un gigantesque ensemble de blocs de granit en tous sens roulant vers le village. Ainsi que Perséphone, Natascha Kampusch ou Mc Solaar, elle remonte à la surface de cet univers minéral par endroits avant de replonger dans le ventre de la Terre. Extraordinaire ! Je me baignai dans d'immenses piscines naturelles, seul, sous un soleil revenu battre le fer.
La veille, Suri m'avait informé de sa voix flûtée qu'à la saison des pluies, tout ce petit monde de roche est recouvert sous trois ou quatre mètres d'eau – c'était parfaitement impossible à imaginer en cette période de sécheresse, même si le granit avait été par endroits lissé par les flots – certains blocs, érodés de l'intérieur, étaient vidés de leur substance. La nature avait façonné la roche et des formes étaient mises au jour – ici un nez tombé de la face de Gulliver, là un cockpit, là encore un crâne. A Hampi, j'avais pu constater que le soleil était descendu si bas qu'il n'était pas utile d'essayer de se hisser à lui comme Icare – je remarquai également que la lune elle-même avait pris ses quartiers aux alentours de la rivière.
La seconde journée sur place, pour une randonnée avec Naga, fit apparaître que cette géologie se déployait sur un espace plus vaste encore que ce que j'imaginais. Au retour, nous nous arrêtâmes chez lui : il vivait avec deux de ses quatre frères et ses deux parents âgés, dont un père malade, dans une hutte faite de feuille de cocotiers appuyées contre une poutre centrale et recouvertes de bâches de mauvais plastique des sacs de riz. Avec lenteur, son géant de père arpentait le jardinet, vêtu d'un pagne bordeaux à rayures et d'un T-shirt blanc qui faisait ressortir sa peau cuivrée. Tout à la délicatesse de ses gestes, il était très beau.
La famille avait tout perdu lorsque le gouvernement, lassé de l'installation d'établissements sans licence autour de Hampi, avait envoyé un buldozer et détruit leur restaurant, sans autre forme de procès ni avertissement. Depuis, pour rapporter quelques roupies et subvenir aux besoins de la famille, les enfants travaillaient le matin dans les bananeraies environnantes, l'aprés-midi comme guides de fortune. Ils avaient cessé l'école à dix ans pour se mettre à travailler.
Sur la terre battue autour de la hutte, on avait planté un bananier et quatre manguiers, dont on me fit goûter les fruits encore verts en ce début de saison, servis avec leur peau et accompagnés de gros sel – délicieux. Mais l'heure de mon car de nuit approchait, je devais partir.
Je quittai donc Hampi à regret. A bord du bus de la compagnie Paulo Jesus, qui vient de démarrer, nous roulons vers Goa et la mer. Devant, derrière moi, les rideaux rouges des couchettes sont tirés – j'entre dans la nuit et la suite de mon voyage.
votre commentaire -
Par pacobalcon le 22 Avril 2018 à 03:47
Une fois arrivé à Hampi, au nord du Karnataka, je dégotai une petite chambre face à la rivière. En passant la porte, j'entendis un bruit et levai la tête : le ventilo paraissait bien suspect... J'approchai du mur et inspectai : le coquin avait placé dans une boîte en carton les plaquettes de beurre qu'il avait découpées dans l'air avec ses pales – il avait entrepris de les revendre aux marchands de dosa au ghee de Bangalore. Audacieux. Esprit d'entreprise – en revanche, pour ce qui était de rafraîchir la chambre, efficacité moyenne.
Il plut cette nuit-là sur Hampi. Dans la sueur de mon sommeil intermittent, je me pris à espérer que la température repasserait sous la barre des mille degrés (échelle au choix du lecteur). Que nenni ! Mon baume du tigre, dans son flacon, avait pris la consistance du sirop. L'affaire était entendue, c'était sous un soleil de forge que j'allais séjourner ici. L'avantage étant, cela dit, que tu ne risques pas de te brûler les ailes en tentant de grimper vers lui – c'est lui qui descend vers toi et tout ce que tu touches. L'inverse de l'hubris, quoi.
Bref, il fait chaud mais ça ne m'a pas empêché de parcourir mes quarante kilomètres en deux jours. Impossible de s'arrêter – trop beau.
Le village est situé dans une sorte de cuvette traversée par une rivière qui barre d'est en ouest ce territoire béni. C'est ici que se s'est installée, pour deux siècles environ, la dynastie Vijayanagara qui succéda à celle des rois Hoysala dont j'avais vu les merveilleuses constructions à Halebid et Belur, plus au sud. Tout autour du plateau, des collines de granit forment un écrin à la mesure d'Hampi. Ces collines, ou plutôt ces éminences de roches brisées, peuvent faire penser à un tableau d'Arcimboldo dont le visage aurait été démantelé pour redevenir matériau.
A Hampi, entre ces montagnes de mage et les temples des rois, les paysans ont planté de verdoyantes forêts de cocotiers ainsi que des champs de bananiers ou de maïs. Au fur et à mesure de ses pérégrinations sur le site, on avance dans la verdure ou des endroits désertiques. Extraordinaire.
Lors de mon précédent séjour en Inde, un diplomate rencontré dans l'Orisha, au nord-est, m'avait parlé de cette cité merveilleuse. Depuis, ce nom trottait dans ma tête comme une boule de flipper et c'est pour ce lieu que j'ai décidé de retourner en Inde. Matériau géopoétique de premier choix, ce nom recouvre en fait une réalité qui est en effet à part. On peut, à mon sens, à juste titre parler d'Hampi comme on parle du Machu Picchu, de Bagan ou d'Angkor.
Le lieu est littéralement investi par les constructions des quinzième et seizième siècles : partout des temples, des chapelles sculptées, une enceinte fortifiée... Il y en a tant que les paysans d'aujourd'hui ont récupéré certaines de ces pierres sculptées pour en faire des bancs, des clôtures et divers objets.
Lorsqu'au lever du soleil, tu files au sommet du Matanga Hill, surmonté d'un temple blanchi à la chaux, tu en prends plein les mirettes. Des monticules de ce granit mikado à perte de vue, la rivière dont les méandres brillent au soleil du matin, de la verdure... et des temples à faire pâlir les hellénistes. C'est à couper le souffle. Cette élévation te permet de repérer les chemins à emprunter pour sillonner le coin.
Je commence par le temple le plus central, celui où se rendent les pèlerins venus des quatre coins du Katnataka. On y célèbre des mariages et des sortes de baptêmes pour enfants de quelques mois à trois ans. Discrètement assis dans un coin de la pièce, je suis parvenu à suivre deux d'entre eux.
La famille et le brahmane sont assis en tailleur atour d'un plat en aluminium et autres artefacts, comme une ardoise d'école, des craies, des cahiers de jeu ou de dessins – le tout entièrement neuf, encore sous blister. D'abord, on verse du riz sec dans le plat, puis le brahmane se met à psalmodier, de plus en plus vite, répétant ses mots en une litanie. Puis sur une coupelle, on fait brûler une petite pastille inflammable à côté de laquelle on place des bâtons d'encens. Plus tard, l'enfant ainsi que les autres membres de sa famille ont le front décorés du fameux disque nommé tilak, rouge pour les filles, noir pour les garçons. Des poudres d'autres couleurs sont cependant utilisées, comme un couleur safran, par exemple. Il peut aussi arriver que l'on entortille dans les cheveux du novice des feuilles de bétel pour en couper des mèches.
Tout en continuant de psalmodier, le brahmane découpe l'emballage du matériel scolaire et fait écrire le nom de la divinité invitée pour l'enfant sur l'ardoise – guidé dans ses gestes par un adulte, puisqu'il ou elle ne sait pas écrire ! Les livres, cahiers et autre matériel scolaire sont ensuite donnés à l'enfant et ses cousins et amis. Pendant tout le déroulement de ce rite visant à favoriser la réussiste scolaire, les enfants que j'ai vus baillaient à s'en décrocher la mâchoire. On avait déposé autour de leurs cous un collier de jasmin.
Au sommet du gopuram – structure pyramidale qui marquait l'entrée du temple – des hauts-parleurs diffusaient des chants hindouistes de voix très graves répétés en boucle. Les centaines de pèlerins tournaient autour du mantap principal, les femmes vétues de leurs plus beaux saris et les hommes de pagnes blancs ourlés d'une bande de couleur, bleue en général, dont ils retenaient, en un voile léger de coton, le bord de leur main droite.
Dans Hampi, la forteresse du Zenana, construite en gros blocs de granit parfaitement agencés, donnait des airs de la forteresse de Cuzco, au Pérou. La dissémination des lieux de culte – jusque sur les collines les plus inaccessibles – rappelait Bagan, où les stupas semblaient presque, sur un large territoire, disposés au hasard. Dans l'ensemble royal, plusieurs bâtiments d'inspiration islamique me rappelaient par leur décoration élégante et leurs arabesques le Régistan de Samarcande... Quelque chose de magique semble relier ces lieux de légende, un fil invisible, un écho.
J'avais en find'après-midi mis le cap sur le Mango Tree Café, pour rejoindre un groupe d'ingénieurs de Mumbai, trois garçons et deux filles d'une vingtaine d'années qui venaient de terminer leurs études d'ingénieurs. Autour d'un thali, nous avons parlé des Beatles, de musique carnatique, de voyages... Pour citer mon cher Blaise, je me sentais au cœur du monde.
2 commentaires -
Par pacobalcon le 19 Avril 2018 à 15:51
Debout dans le car, coincé entre les rangées de fauteuil archi-combles et les sacs de riz posés au sol, je repensais à ma journée. Aux visites successives, sous un soleil de fauve, des temples d'Halebid et Belur. Sous le nez rouge de ce nom de duo comique, il y a deux ensembles d'édifices religieux de premier ordre, construits par la dynastie Hoysala il y a huit-cents ans dans le Karnataka.
Erigés dans une architecture en forme d'étoile, tous ont ceci en commun que l'intégralité des parois extérieures est couverte de frises. Sur la partie basse, une première rangée d'éléphants semble soutenir la structure, sur des dizaines de mètres, puisqu'il faut faire le tour de l'étoile, pointe après pointe ! Comme posées sur leur dos, pour une deuxième ligne (comme on dit au rugby), des créatures léonines, parées elles aussi de colliers et bijoux, font le tour du bâtiment à l'instar des pachydermes, en une « ronde » qui n'a pas de fin. Sous l'oeil auguste des divinités sculptées dans les strates supérieures - surplombant les oiseaux - les strates intermédiaires alternent combats très réalistes avec scènes bachiques : musiciens, danseurs, amants du Kama-Sutra ondulent avec délice.
Ces frises vont de la dentelle la plus délicate au plus profond haut-relief. L'effet est spectaculaire : comme projetées vers l'extérieur, les créatures donnent vie à la paroi. Il y a du danger, de l'effroi, du désir, des plaisirs. La multiplicité des êtres, des divinités et de leurs avatars constitue une prolifération formelle qui contredit dans le détail ce qui de plus loin semblait soumis aux lois de la symétrie. J'avance l'idée que ce tourbillonnement, à l'extérieur des temples, provient du mouvement centrifuge produit à l'intérieur par des colonnes que l'on trouve dans les salles hypostyles. Je m'explique. En ces colonnes font penser à un empilement de disques de pierre de taille variable, si variable que l'on jurerait que ces géantes sont en mouvement sur un tour de potier, comme des derviches ! Les colonnes donnaient l'illusion de projeter vers l'extérieur les formes des frises : c'était magique. Cette dispersion prolongeait ma réflexion sur l'Unique et le multiple.
Hélas... ayant pris une pause à l'abri d'une tonnelle, je sirotais un chaï quand je fus approché par quatre hommes habillés de blanc. Ils voulaient, comme souvent, que je les prenne en photo. Avec plaisir ! Aïe, batterie vide, pas possible. En prenant langue avec eux, j'appris qu'ils appartenaient au BJP, le parti du Premier minsistre Narendra Modi, et qu'ils faisaient du porte à porte pour les élections du 12 mai. J'engageai donc la conversation, et comme il fallait s'y attendre, j'entendis s'égrener la liste des problèmes que l'Inde avait à affronter, sur le compte de laquelle les mots « Terrorist... Muslim... Bad » n'étaient pas des moindres. Au demeurant, mes quatre interlocuteurs (un fermier, « la colonne vertébrale de l'Inde », un étudiant et deux hommes politiques) avaient des solutions, au rang desquelles les mots « Nationalisme... poigne ferme » n'étaient pas non plus des moindres. Il est vrai que le Pakistan fut mentionné à plusieurs reprises. Outre la pomme de discorde historique qu'est le Cachemire, Etat du nord-ouest dont l'appartenance est disputée depuis la partition du Sous-continent qui suivit l'indépendance en 1948, les Indiens affirment désormais craindre des incursions des Talibans à travers les centaines de kilomètres de frontière commune. Mais lorsque l'on songe à la taille de leur armée, nourrie par une population de bientôt un milliard et demi d'habitants... De fait, mes interlocuteurs me parlèrent également de vivre-ensemble, cependant les éléments de langage restaient pour moi difficiles à démêler d'un point de vue sur la coexistence.
Quoi qu'il en soit, je me trouvais donc, en cette fin d'après-midi, debout dans le car qui me ramenait vers Hassan, à une heure de route de Belur. En dépit de son âge, l'autocar filait à vive allure. Les fenêtres ouvertes apportaient un peu de fraîcheur vespérale. J'avais dans la bouche le goût des deux jus de canne à sucre au citron vert que venait de me servir un homme qui parlait à sa petite fille en versant le breuvage – avec cette fierté mâtinée d'inquiétude qu'ont tous les jeunes pères. A chaque kilomètre, mes mains s'enfonçaient un peu plus dans le vinyle du repose-tête sur lequel je prenais appui. Devant moi, une famille de Tamouls rentraient vers le sud et le Tamil Nadu. Les deux hommes du clan avaient les ongles habillés de vernis rouge. Sur les genoux de l'un d'eux, une femme s'était allongée pour se reposer. Elle portait un sari rose fuschia surpiqué de fils dorés, des bracelets à la cheville et des bagues à deux doigts de pieds. Derrière eux, un couple d'Intouchables se serrait autour de sa petite fille aux cheveux en bataille et au regard de mage. Sa mère, dont la peau noire luisait au soleil rasant, avait le visage émacié. A l'arrière du car, on tentait de dormir, les uns sur les autres – la route serait longue jusqu'à Bangalore, terminus du car ! Et encore, arrivé dans la capitale du Karnataka, tout ce petit monde aurait à charger le riz sur son dos et marcher ou prendre un autre véhicule bondé... Par les fenêtres, nous parvenait le parfum légèrement musqué des forêts d'eucalyptus, qui s'équilibrait avec la note fraîche et sucrée du jasmin porté en colliers çà et là. On parlait tamoul, on parlait kannada – d'autres langues du sud de l'Inde, qui sait ?
Ces langues, ces parfums, ce goût, cette sensation au toucher, toutes les couleurs... On ne sait jamais quand ni comment la bascule s'opère – même si pour moi c'est souvent en accompagnement de la fin du jour. Les perceptions venaient de fusionner. Je n'étais plus qu'une sensation. Ce n'était plus moi qui traversais le pays, mais l'inverse.
J'étais en voyage.
votre commentaire -
Par pacobalcon le 19 Avril 2018 à 15:47
A bord de l'autocar rouge SRTC de la compagnie d'Etat, aux fenêtres coulissantes couvertes de poussière, je discute avec mon voisin, un étudiant de dix-neuf ans qui se rend au nord pour prier Shiva. Il passera dans le véhicule, qui crache une fumée de mine de charbon, cinq heures en compagnie de sa sœur, son père et sa mère, qui porte un couronne de jasmin dans les cheveux, pour une offrande, un toucher ou la bénédiction du brahmane. Vie et foi se confondent en Inde. Le contact avec l'eau, la nourriture, l'Autre passe par des gestes qui semblent autant guidés par la nécessité qu'à travers des codes articulés par une mystique omniprésente.
Ce garçon, nommé Sharat Kumar, m'informe que le mot Sharat renvoie en kannada à la fois à la lumière et au printemps – magnifique combinaison lexicale, qui désigne des notions si différentes et pourtant connexes ! la lumière renouvelle le jour comme le printemps renouvelle l'année. Au fil de notre conversation, je demande à ce jeune homme, qui envisage d'enseigner le commerce à l'université, son avis sur la coexistence entre Hindous et Musulmans, ces derniers constituant tout de même plus de quinze pour cent de la population indienne. Sharat Kumar, l'oeil brillant, m'explique que les Musulmans ont leur dieu, les Hindouistes les leurs, mais qu'au quotidien ça ne change rien, lui a des amis Muslim, ça ne constitue pas un problème. Ils sont reliés par la vie quotidienne, « We live together », avance-t-il avec le sourire. S'il est bien certain que le Premier Minsitre Narendra Modi, du BJP, ne vas pas en ce sens, la réponse de mon voisin, qui combine deux croyances égales sous le faîte du quotidien entre dans ma tête en résonance avec son prénom, qui abrite deux éléments séparés mais reliés par par le cordon du sens. D'ailleurs, en indo-européen, Dieu et Lumière auraient potentiellement la même racine. Il y a des millénaires, à un jet d'esturgeon de la Caspienne, une tribu a sans-doute donné à une bonne partie des langues parlées aujourd'hui entre l'Atlantique et le Gange leurs fragiles fondements, initiant un trajet sans cesse renouvelé entre l'Unique et le Multiple. Vivre ensemble sous la même et unique lumière...
Me retournant, je profite de cet élan pour demander à la femme assise derrière moi, une gamine sur les genoux, l'autorisation de la prendre en photo. En guise de réponse, je constate qu'au niveau de la tête, son tchador noir ondule, ce qui est dû, je le devine, au dodelinement caractéristique de l'approbation en Inde. Son regard amusé confirme ce imprimatur. J'aime beaucoup cette photo.
votre commentaire -
Par pacobalcon le 16 Avril 2018 à 17:44
Je regardais le tunnel au toit de métal et aux parois de grillage. A l'intérieur, trois rambardes courant sur la longueur du boyau répartissaient la file en quatre rangées. Hommes, femmes et enfants, des familles, des personnes seules patientaient, avec pour spectateurs, outre un Petit Scarabée, une foule de macaques qui en profitaient pour effrayer ce petit monde et gratter quelques bananes. Sous son ciel de zinc, la comédie humaine battait son plein alors que la température grimpait - thermostat explosé.
Au temple de Sri Chamundeshwari Bhavan Hall, c'était l'heure de la pree pood. Lorsque l'on a compris que la fricative /f/, bien compliquée à prononcer pour les Indiens, devient /p/, on constate que ces personnes faisaient la queue pour un gueuleton sans débourser une roupie. Il ne s'agissait cependant pas d'un repas de charité : la population endimanchée, les Samsung fixés sur les macaques en témoignaient. C'était un rite, comme des milliers se pratiquent en Inde chaque jour. Pour ma part, je venais de rejoindre le sommet du mont Chamundi à pied depuis le centre-ville, un bon quinze kilomètres chaussé de mes sandales mourantes, dans une ascension parallèle au soleil. Sur l'intégralité du parcours, j'avais été seul, doublé par des centaines de véhicules klaxonnant, ça chantait, ça riait - on était dimanche et, le temple des Chamundi étant un lieu de pélerinage, il y avait foule.
Il y avait une promesse, je me joignis donc aux commensaux. Dans le tunnel, je me retrouvai à patienter derrière le sosie de Roger Federer. Même regard, même nez épaté, même sourire. Incroyable ! Lorsque ce garçon retira son turban, je crus qu'il allait faire apparaître une Wilson et nous produire une démonstration de son revers de légende. Non, il retira juste sa coiffe et la vie reprit son cours. Time ! On nous installa dans un hall immense, assis au sol, en rangées se faisant face. Nous avions reçu, en montant l'escalier, une assiette en inox que tous avaient posé sur le dallage, devant eux. Je n'eus pas le temps de m'expliquer la raison de ce face à face vide puisqu'un chariot, tiré à toute berzingue, baladait déjà le frichti qu'on nous servit à la louche avec dextérité. C'est qu'il y en avait des gosiers. Après avoir avalé une écrasée de lentille à la cardamome, sucrée, on nous distribua du riz avec une sauce massala. Je fus surpris de la vitesse à laquelle l'inox se vidait autour de moi - on me regardait, il fallait que j'assure. Va t'enquiller à la main un riz en sauce... Pas gluant, le riz, de surcroît ! Nous avions à peine terminé que les premiers se levaient, leur gamelle rutilante dans les mains. Le hall se vida en un clin d'oeil. Fournée suivante.
A Mysore (prononcez "My sir"), où je passe encore une nuit avant mon départ pour le nord, demain, c'est au Guru Hotel* que tu vas pour dîner. C'est un gargotte sur laquelle tu tombes par hasard. De la nourriture veg, des familles, de la vaisselle en inox sont ici la quasi-garantie que tu vas bien manger. Au menu, du dosa, rien que du dosa, cette grande galette à base de riz, servie là fourrée aux légumes... massala. Un croustillant à faire pâlir les meilleurs boulangers. C'est, au Guru comme partout, servi avec le sourire et puisque le lieu n'est pas recensé dans les guides, les gens viennent faire causette avec toi en se frottant la paume au dosa, comme un DJ sur un vinyle. T'es bien.
Il est 21h21 et le concert des klaxons a pris fin, l'orchestre a regagné ses pénates. On ressortira son instrument à l'heure du tigre, et après un raclement de gorge, la cacophonie reprendra. C'est la pluie qui en ce début de soirée a pris le relais. L'orage est passé. Le tonnerre gronde au loin. Des gouttes de pluie tombent du toit. Dans le grand hall à colonnes de bois, assis sur des matelas réhaussés de coussins multicolores qui longent le mur blanchi à la chaux, on entend le clapotis à travers les larges portes de teck encore ouvertes. Le jour se meurt dans la pénombre de cet atrium. L'entropie cesse. Les ventilateurs sont à l'arrêt. Il fait frais.
Le kif.
* Hotel, ça veut dire resto
votre commentaire -
Par pacobalcon le 15 Avril 2018 à 15:04
La jolie Mansion 1907 où je loge est posée sur des colonnes en bois aux chapiteaux ouvragés. A un jet de mangue de la rue, elle vous procure quelques minutes à l'écart des klaxons des rickshaws et des scooters. J'y ai pris un couchage dans un dortoir dont un des clients a blatéré comme s'il avait une chamelle en rêve. Je vous épargne les tortures que je lui ai infligées dans les miens.
A la tombée de la nuit, hier après mon arrivée, je me suis promené dans la ville, guettant les lumières du palais. C'est sous une pluie fine que j'ai traversé Harding Circle, la Place de l'Etoile locale. Vous imaginez ce que ça donne de lancer un morceau de boeuf dans un bassin de piranhas ? C'est en gros ça, de se rendre sur le trottoir opposé... V'la le Petit Scarabée flippé à mi-course, pris dans la lumière des phares comme un lapin. Ce qui est curieux en Inde, c'est que si c'est la vache entière, sur pied, qui s'engage, les gens ralentissent. Parvenu vivant sur l'autre rive de ce fleuve de bitume plein de dangers, je n'ai eu qu'à larguer les amarres pour un retour en avance : le Palais, fermé, venait de couper ses feux.
Au retour, je suis allé prendre une Kingfisher blonde dans un dépôt de boissons. Il y a deux manières de boire de l'alcool en Inde : dans les bars des hôtels plus ou moins chics, ou dans des établissements à moitié dissimulés, souvent barrés de grilles, stigmate métallique de la honte qu'il y a à écluser un godet. Comme dans A Good Man Gone Wrong, du journaliste H-L Mencken, article qui raconte comment un homme bien sous tous les rapports de la morale bascule dans le noir absolu lorsqu'il surprend sa femme avec un autre homme, le buveur d'Inde ne fait pas de détails lorsqu'il passe cette grille. Le whisky, le cognac vendus dans des briquettes en carton (comme celles du jus de pomme pour le goûter de nos chérubins d'Europe), il s'en saisit et les vide à la vitesse de l'éclair en se bâfrant de riz soufflé par poignées. Dans le rade, tout le monde est debout face au mur comme à l'urinoir. Verres, bouteilles et boîtes sont posés sur des tablettes. On écluse le plus souvent seul, sans discuter : tant qu'à picoler, autant choir complètement dans l'alcool. On ressort du troquet en titubant, l'oeil rougi et le regard sans prise. Le buveur d'Inde est un homme qui flanche.
A la cafeteria, en revanche, le koppi (café au lait) ou le chaï matinaux sont servis sur des tabourets de métal disposés à l'extérieur de l'échoppe, à même la rue. On accède à son verre brûlant en grimpant les trois marches de béton ciré par le frottement des sandales. Sur les sièges, on lit son journal, on prend une pause, on regarde avec le sourire un Petit Scarabée qui prend des photos de tout le monde.
C'est un journée qui commence à Mysore.
2 commentaires -
Par pacobalcon le 14 Avril 2018 à 14:22
Rien de tel que la marche pour entrer dans le tempo du voyage. L'avion produit l'effet de l'ascenseur, la voiture celui du traveling cinématographique, la marche, elle, procure un contact et ouvre, par sa lenteur et la possibilité de contredire en un clin d'oeil sa linéarité, un champ des possibles sans limites.
La nuit avait été courte. Après avoir hésité à dormir à l'aéroport pour filer directement sur Mysore à l'heure du tigre, j'avais décidé de ne pas court-circuiter la mégalopole et profiter d'une nuit réservée en ligne à la hâte. J'arrive devant le Janpath Hotel. Je grimpe les marches de l'escalier de béton. Le nez contre la vitre, je ne constate aucune trace de vie. A l'intérieur, les vieux canapés défoncés sont couverts de poussière. Pas de lumière. Rien. Si... une entropie légère, un pli se forme dans le tissu de l'instant et une forme approche, longiligne et hirsute comme les cocotiers que j'avais observés depuis le taxi – d'évidence un vieillard qui gagne quelques roupies en surveillant cet espace à l'abandon.
Pas du tout. C'est un jeune homme qui non seulement m'informe que l'hôtel existe bel et bien, mais en plus qu'il est complet. La résa n'a pas été prise en compte puisque le système informatique est en panne depuis plusieurs jours – et comme le propriétaire n'habite pas sur les lieux... Ca commence bien – entendons-nous, ça commence vraiment bien puisque la minute suivante, le garçon me fait grimper sur son scooter, un sac devant, un sac derrière, cheveux au vent (j'en avais encore hier soir). Chevauchée sur les cahots de la nuit indienne jusqu'à une adresse avec des disponibilités. J'adore qu'un plan se déroule avec accroc.
Après une poignée djangoreihardtienne d'heures de sommeil, j'endosse mon barda et me lance à pied dans la dizaine de kilomètres qui me sépare de la Satellite Bus Station, où je devrais trouver de quoi me rendre à Mysore, à trois heures au sud-ouest. Comme les sensations reviennent vite ! Après quelques hectomètres, j'avais déjà serré la main d'au moins cinquante personnes, pris un bon gros shoot de photos, bu un chaï (thé à la cardamome et autres épices) délicieux et perdu toute capillarité sur le caillou - rasé de main de maître, de surcroît. Avec fermeté mais sans inconfort, au contraire, c'est un virtuose qui m'a déboisé le crâne. Ami, tu rejoins la liste de mes belles séances de coiffeur, avec tes camarades de Tbilissi, Sharm-El-Sheikh, Marrakech, (nord de) Lisbonne.... Félicitations !
En chemin, j'avais également passé un moment à observer le commerce du goat market, où l'on achète et vend des chèvres dont le corps frèle est posé sur des échasses qui les maintiennent loin du sol. On tâte, on hèle, ça bèle, on forme des cercles bien hermétiques lorsque l'argent s'échange. Un vieil homme à la crinière intégralement teinte au henné donne des airs de Donald Trump. Un autre, vieux chevrier, m'est conseillé par tout ce petit monde pour une photo – je fais signe que je ne comprends pas pourquoi lui en particulier tandis que ses camarades exultent, morts de rire. Soudain, je crains le pire.
A la gare routière, je constate deux files d'attente pour le bus de Mysore. Pour le vieil autocar rouge sans air conditionné, des femmes en sari, des vieux, des enfants. Pour le bus blanc tout neuf, ce sont des jeunes vêtus western style qui patientent. Je prends le premier – ce serait dommage d'attraper froid et de ne pas m'égayer l'oeil de ces tissus multicolores.
Vous sentez cette odeur ? C'est celle du collier de jasmin que m'ont offert Amran et son pote, assis à tailler la bavette.
votre commentaire -
Par pacobalcon le 14 Avril 2018 à 04:16
Le taxi blanc glisse en silence sur l'asphalte qui semble avoir étén déballé juste avant notre passage. Quel contraste par rapport à ma précédente arrivée en 2011 ! L'axe menant depuis l'aéroport de Bangalore jusqu'au centre n'a rien à voir avec les chaussées de Calcutta, où toute la ville semble conduire au klaxon, comme à l'aveugle, pour un peuple d'acousmatiques. Ici, loin du centre-ville, la conduite est plus paisible. Le regard de Shiva des deux cadrans bleutés du tableau de bord du taxi me paraît bien sévère pourtant...
Il y a quelques minutes, je frétillais au sortir de l'Airbus A330, agité comme un gamin devant un magasin de jouets. Sans doute parce que la température, aux basses heures de la nuit, était d'une douceur de peluche. Je venais, pour la deuxième fois, de poser le pied en Inde. A bord, j'avais observé ma voisine pendant de longues minutes. Son pagne bleu nuit faisait miroiter des feuilles dorées qui tournoyaient depuis la taille jusqu'aux chevilles. Elle portait au lobe de l'oreille droite une boucle sertie de trois pierres et reliée au haut du pavillon par une chaînette, en or également, et à chaque poignet des bracelets martelés glissant vers des mains de cuivre tavelées. Occupée à lire son petit missel hindouiste et ignorante de la langue de Rabelais, elle n'avait pas relevé la curieuse remarque du pilote peu après le décollage ; « Au-dessus de l'Iran, nous traverserons les habituelles turbulences ». Dans la quiétude de la nuit générée par la fermeture des volets de hublots, elle m'avait expliqué que son mari et elle, pour tous leurs voyages, parcouraient trois fois chacun ce livret usé par les ans, en guise de rite propitiatoire. A ma droite, Ranjich, natif de Delhi et installé à Toronto, allait rendre visite à un oncle malade avant de rejoindre sa femme et son fils à Calcutta. En kannada, hindi ou penjabi, les langues claquaient de manière caractéristique contre les palais et les conversations allaient bon train dans ce zinc où j'étais un des rares Westerners – ce qui faisait mon affaire.
Je partais pour le Sous-continent !
votre commentaire