• Ab' Fab' II

    Après notre découverte du rocher, un verre de vin ou de soda à la main, peu avant le coucher de soleil, nous avons rejoint l’ Ayers Rock Resort, où nous avons goûté le repas concocté par Lorry. C’est qu’il cuisine bien, ce bougre de bushman ! Au menu : sauté de filet de kangourou accompagné de salade fraîche. Délicieux. C’est donc en bondissant que nous avons rejoint notre emplacement pour swaguer de nouveau sous les étoiles. Lorry nous avait prévenus, dès quatre heures le lendemain matin, il agiterait casseroles et boîtes de métal pour annoncer l’heure du petit-déjeuner. Il nous fallait donc dormir tôt pour balancer quelques heures de sommeil au fond du magasin, pour la journée qui s’annonçait : randonnée dans le Kata Tjuta, à l’aube, puis promenade autour de l’Uluru dans la soirée. Du lourd. De quoi se baffrer d’images et de sensation pour une vie au moins. Mais nous n’avions pas remarqué que notre bruyante Canadienne s’était immiscée à proximité...

    Je ne préfère pas évoquer les châtiments corporels que j’ai imaginés cette nuit-là, alors que dans la bouche de ma voisine se reproduisaient une palanquée de lamas excités comme des lapins, toutes lèvres dehors – châtiments qui eurent fait passer ceux du Docteur Loveless, le nain maléfique des Mystères de l’ouest, pour des broutilles. Eve, elle, avait choisi l’exil – dix mètres pour enfin grappiller un peu de sommeil. Disons simplement que décision fut prise, sous l’œil clair de la lune, de déplacer tous les swags d’un bon demi-kilomètre pour notre seconde nuit sur place. Ce qui fut fait.

    A l’aube du troisième jour de notre expédition, nous avons donc tracé vers le Kata Tjuta, ensemble minéral également sacré pour les Anangus, les Aborigènes de la région. Le van filait dans la nuit vers notre destination lorsque l’horizon s’est maquillé de rose fuschia, comme une vieille demoiselle aux gestes devenus incertains. Nous avions une pause à effectuer : observer le phénomène inverse de la veille, comme une partie de tennis cosmique. A son tour, la patte de l’Uluru s’apprêtait à lancer la grosse balle jaune vers le Kata juta. Silence, please – service ! Le soleil a commencé à frictionner le dos du rocher, puis s’est élevé et a dardé au-dessus de nos têtes ses premiers rayons pour les planter dans les flancs frais du Kata Tjuta. Naturellement, sans un bruit, une cinquantaine de têtes se sont tournés de conserve vers ce derniers pour en observer la mise au jour. Oserai-je dire que c’était magnifique – il semble que depuis quatre mois ce terme est récurrent sous ma plume à court de synonyme ? C’était magnifique.

    Nous sommes remontés vers le nord pour parcourir la poignée de kilomètres nous séparant du Kata Tjuta. Michèle, un brin inquiète se demandait si elle parviendrait à couvrir les deix kilomètres de randonnée – d’autant plus que Lorry nous avait prévenus qu’il y avait une côte raide. Eh bien, elle a pris son courage à deux mains et a réussi à effectuer la boucle. C’était formidable de la savoir avec nous après la visite incomplète de la veille.

    Contrairement à Uluru, le Kata Tjuta ne constitue pas un seul bloc visible, puisque la roche s’est par endroits érodée, et des défilés se sont formés entre les parois, qui peuvent atteindre plus de cinq cents mètres de haut. La morphologie de l’ensemble modifiait en un clin d’œil la vue et on passait, en un pas, d’un environnement obstrué à une vue découvrant la plaine sur des kilomètres. Nous nous sommes donc promenés entre les flancs de l’ensemble alors que le soleil progressait dans sa course, divisant l’espace en deux zones chromatiques nettement délimitées. D’une part, les parties exposées aux hautes lumières, d’un rouge rendu soutenu, et d’autre part les parties restées provisoirement dans l’ombre. Par endroits, la surface impeccable de la roche se parait d’une diagonale clivant la lumière de l’ombre, et cette diagonale se déplaçait au gré du soleil comme un rideau que l’on tire lentement. Un peu partout, la roche lisse était creusée de cavités généralement peu profondes mais d’une ouverture pouvant aller à plus de vingt mètres de rayon, gorgées d’ombre, titillaient le regard : que s’était-il passé ? Nous ne savions pas encore que les Anangus avaient une explication fort jolie pour ce phénomène, visible également à Uluru.

    Nous avons rejoint le van en fin de matinée, pour rentrer souffler au resort. Lorry, aidé de vingt petites mains, a confectionné des hamburgers de catcheur, monstrueux, pour lesquels deux mâchoires superposées n’auraient pas suffi. Aussie burgers, nous avait-il annoncé en présentant fièrement ses créatures taillées dans le bœuf, l’œuf, l’oignon, l’ananas, la laitue, le fromage, le ketchup et la mayonnaise. Et d’ajouter « The best fucking burgers you’ve ever had ! ». De fait.

    Nous avions fait nos deux rounds d’observation, un coucher, puis un lever de soleil sur l’Uluru. Nous étions prêtes pour la marche d’approche. Comme c’est un site sacré de première importance, nous avons commencé par la visite du Cultural Centre, au pied du rocher. Ce centre est une création conjointe des Anangus, des Aborigènes, et du pouvoir politique national. Donc, des Blancs. Ce projet fait partie d’un des éléments centraux de la politique australienne depuis une vingtaine d’années, bâti sur le concept de « Working together ». Le territoire atour de l’Uluru et du Kata Tjuta, inscrit à la fois aux volets culturel et naturel au patrimoine mondial de l’UNESCO, a été officiellement remis aux Anangus en 1985, à la condition que l’endroit soit confié à la gestion des Parc nationaux. Bref, le truc compliqué. Quoi qu’il en soit, il semble que les décisions liées à la conservation et à l’aménagement de cet espace prodigieux soient effectivement prises par les Aborigènes eux-mêmes.

    La société Anangu s’articule autour du concept de Tjukurpa. Une loi particulière qui lie les humains à la fois entre eux et à leur environnement. C’est le socle de leur vivre-ensemble, qui se transmet par l’observation, l’initiation et la répétition. La Tjukurpa avance qu’au début des temps, la Terre était plate et vide, et que ce sont les ancêtres des Anangus - humains, animaux et plantes - qui l’ont façonnée et lui ont donné sa forme actuelle. Chaque roche, chaque poussière est donc animée de l’âme de ces ancêtres, d’où l’idée d’un pacte avec la nature : les humains la respectent, la Terre leur fournit de quoi subsister. La protection est répartie équitablement – et les humains s’engagent à ne consommer que ce dont ils ont besoin, à partir de là s’opère un rapport fonctionnel : chaque élément de la nature a sa fonction, de même que chaque humain – dans sa modération par exemple.

    Une formidable leçon d’écologie, en somme. Mise à mal par l’occidentalisation des mentalités anangus et la coexistence difficile des Aborigènes et des autres populations, à majorité blanche. Quoi qu’il en soit, nos premiers pas au pied de l’illustre rocher ont été guidés par cette visite – et nous ont donné l’occasion de dialogues très intéressants avec Amphélise et Célestin. Chacun d’entre nous cherchait les traces de la Tjukurpa dans la promenade autour d’Uluru. Il est dit que chaque côté du rocher est lié à un animal. Ils sont donc quatre : un lézard, un wallaby, un python et un serpent venimeux. Des histoires mettant en scène ces animaux, transmises oralement, ont tissé le rapport qu’entretiennent les Anangus avec Uluru.

    Un jour, Kuniya, la femme-python, se glissa au pied du rocher, portant autour du cou ses œufs en collier. Puis elle y éleva ses enfants. Un jour, son neveu fut attaqué et tué par des liru, des hommes-serpents venimeux, qui le criblèrent de leurs lances. Ivre de fureur, sa tante se mit en route pour le venger et tua les liru. Dans sa colère, elle avait également frappé les flancs du rocher. C’est pourquoi Uluru est creusé de toutes ces mystérieuses cavités.

    C’étaient donc les explications qui nous avaient manquées lors de la visite du Kata Tjuta ! Elles nous satisfaisaient pleinement et agrémentaient notre visite d’une dimension poétique tout à fait plaisante. Nous nous mîmes donc en quête d’une cuisse d’émeu pétrifiée, dont on disait qu’elle était située à quelques encablures d’Uluru, sous la forme d’un gros rocher. C’est que Lungkata, le lézard, s’était un jour emparé d’un émeu blessé par deux animaux chasseurs. Lorsque ces derniers lui demandèrent s’il avait croisé la bête, il leur répondit, rougissant, qu’il n’avait rien vu, puis s’enfuit au loin pour découper et manger sa proie, mais dans sa hâte perdit en route une cuisse de l’oiseau. Les animaux-chasseurs, trouvant la cuisse sur leur passage, traquèrent Lungkata, le débusquèrent et le tuèrent. La roche, depuis, témoigne de ce qui arrive aux malhonnêtes trop gourmands. Et cinq Gaulois, les yeux plissés, de scruter les alentours pour y dénicher le témoin minéral de cette morale … Uluru n’est pas un rocher, c’est une cathédrale de roche, à ceci près qu’il ne s’agit pas d’une construction humaine – encore que… si on en croit la Tjukurpa – mais d’un temple naturel façonné par l’esprit des femmes et des hommes.

    De surcroît, la promenade autour du rocher, d’une dizaine de kilomètres, nous a montré qu’il ne correspondait en rien à la masse compacte que nous avions cru voir de loin, au coucher et au lever du soleil. Depuis le sommet, alternent des flancs abrupts et lisses avec des pentes douces. Par endroits, des plis sur la roche indiquent un passé où l’océan recouvrait le tout. Nous avons parcouru la base walk sans bruit, à l’écart des autres touristes, et ce silence nous a permis de nous imprégner de la magie d’Uluru. Cette forme spectaculaire, émergée de nulle part, a de quoi vous emporter, et il est fascinant de s’imaginer un autre temps, un « dreaming » aborigène, où on déposait les jeunes dans une large cavité ouvrant au pied de la concrétion, sans rien, avant de revenir les chercher plusieurs jours, plusieurs semaines ou plusieurs mois plus tard. A l’occasion de leur initiation. Un temps où, dans une autre anfractuosité, de forme triangulaire, des femmes accompagnaient la future mère pour qu’elle donne naissance à l’intérieur du rocher. Lorsque vous êtes emporté, le chemin de ronde se fond dans la poussière ocre du désert, le parking, au loin, disparaît, et vous êtes, seuls ensemble, entre Uluru et la plaine. C’est une sensation étrange. C’est le voyage.

    Dans l’après-midi, en chemin vers Uluru, nous avions eu un petit souci : nous avions oublié une des deux bananes dans la douche. Qui contenait deux passeports, une carte bleue, plusieurs centaines de dollars. Bref, pas cool. Eh bien, nous avons décidé, comme ça, tout simplement, de ne pas nous inquiéter – il y aurait bien une solution. Voilà comme ce voyage commence à agir dans les profondeurs : il y a quelques mois, dans cette situation, j’aurais bondi partout comme un wallaby affolé. Là, je me surprenais à prendre la chose avec philosophie. Patience, même. Lorsque nous sommes rentrés au resort, huit heures plus tard, la banane était toujours en place, logée derrière la porte de la douche.


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