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Andines - à quelle heure ?
Il est 10h30, nous roulons à bord d’un bus de la compagnie Civa, en direction d’Arequipa, plein sud depuis Cusco, vers l’océan. A notre gauche, de l’autre côté de l’allée centrale, mon voisin s’est endormi. Sa casquette pointe vers le bas, et ses yeux, coincés au fond d'orbites ridées, sont deux petites fentes noires que les ballotements du véhicule coudent à chaque virage. Ils n’ont pour rideau qu’une poignée de sourcils en bataille, dont l’un est presque aussi long que la visière de son couvre-chef. De rares poils blancs émergent de la peau tavelée de son cou, prise en écharpe par le col d’un bomber vert sans âge. Il a les mains rassemblées sur son entrejambe et son pantalon de flanelle gris anthracite est léopardé de taches. Son corps inanimé semble prêt à basculer. Il s’arrête à Juliaca, avant Arequipa. A Cusco, en raison d’une erreur d’organisation de la compagnie, on nous a attribué le même siège qu’à lui, et il a attendu, la tête penchée vers le sol déjà, que le tripulante lui désigne un autre fauteuil.
Juste après, notre bus, fatigué comme une vieille bête, s’est ébranlé du Terminal Terrestre de la capitale de l’Inca. Depuis, les machines asthmatiques couinent, et à chaque changement de vitesse, le moteur hurle pour reprendre son souffle comme si c’était le dernier. Les housses d’appuie-têtes, bleu électrique, frappées du logo total flashy de Civa, au-dessus d’une adresse internet, n’auront pas fait illusion bien longtemps. Au fond, après quelques kilomètres, une passagère se plaint : «¡ Las papas son duras, no son cocidas ! » (« Les patates sont dures, elles sont pas cuites !). Mais la paysanne montée à bord pour une vente à la criée deux minutes plus tôt, fait semblant de ne pas l’entendre et descend du bus sans demander son reste.
Un couple de paysans commente chaque scène du Jean-Claude Van Damme diffusé sur l’écran central, avec le son en position à donf. Ils viennent de la jungle, à proximité de Santa Teresa, dans la Vallée sacrée. Elle porte un T-shirt rose sous, non pas une blouse… mais deux ! La seconde, bleue et longue comme une robe, est munie de deux grandes poches ventrales. Lui porte une casquette Adidas noire et deux pulls l’un sur l’autre. Col en V sur col roulé. Ils ont la peau mate et les mains calleuses des producteurs de café de la selva. Notre paysanne n’est pas bien sûre de l’identité des méchants dans le film, et s’écrie à chaque plan : « ¿ Son los malos, son los malos ? ». T’inquiète, campesina, les méchants, ce sont ceux qui se font dézinguer par le Belge.
Autour de nous, après environ trois heures de route, la vallée s’est élargie et la présence des hommes s’est raréfiée – seuls subsistent ici quelques exploitations familiales très espacées. Nous longeons la voie ferrée. On se croirait en Arizona sur cette lande blonde desséchée, exception faite des cumulonimbus, qui comme chaque jour ici, balancent leurs ombres gigantesques sur la roche lointaine, jusqu’aux derniers sommets enneigés.
Nous avons quitté la Vallée sacrée ce matin, après l’expédition de quatre jours qui nous a menés au saint graal : le Machu Picchu /matchou piktchou/.
Nous étions partis samedi à bord d’un mini-van, en compagnie de Canadiens, d’Anglaises, d’une Danoise et d’une autre Française. Au point le plus élevé de l’excursion, environ 4300 mètres, nous avons enfourché un vélo pour descendre les trois mille mètres de dénivelé menant à Santa María, notre première étape. Environ trente kilomètres pour quelques coups de pédales, pas plus – pas trop fatigant. Eve, qui ne porte pas la bicyclette dans son cœur, Amphélise, trop peu à l’aise encore, et Célestin, qui n’avait pas trouvé dez monture à sa taille, étaient restés à bord, à photographier notre chevauchée fantastique.
Le lendemain, nous avons levé le camp tôt pour entamer la randonnée dans la fraîcheur. A la sortie du village, nous avons traversé une rivière pleine de bouillons pour longer, sur l’autre rive, la montagne vers le nord. Le sentier traverse peu après le pont un village fantôme de casas en ruine, précédé de hautes croix de bois auprès desquelles des bouquets de fleurs fanent aux premiers rayons du soleil : c’est le résultat des inondations de 1992, qui ont ravagé la vallée. Voilà pourquoi le village actuel n’est pas au bord de l’eau, contrairement à l’ancien. Nous, en revanche, on va longer les eaux bouillonnantes pendant deux jours. Et la saison des pluies, c’est quand ? Incessamment sous peu… Bon, on y va quand-même.
Sur une quinzaine de kilomètres, nous longeons les plantations des Quechuas du coin : irrigués par une foule de cours d’eau qui roulent en cascades depuis les sommets, sont plantés ici le café, le cacao, la papaye, la banane, la mangue, l’orange… et la coca, bien-sûr ! Elle pousse sur des arbustes donnant de petites feuilles que l’on fait sécher avant de se les fourrer dans la poche des joues, à l’abri derrière la mâchoire inférieure, pour en avaler lentement le suc amer. Pour ce qui est des récoltes, les campesinos, toute l’année, peuvent puiser dans les bananiers et les papayers. Pour l’orange, ce sera en janvier, et pour la mangue, ça approche, mais c’est encore trop tôt... Dommage, c’est le fruit qu’on préfère.
On remonte la vallée verdoyante, tranquillement, jusqu’à un Camino del Inca. Il existe un Camino del Inca, prestigieux, qui mène au Machu Picchu, qu’il faut réserver quatre mois à l’avance, mais ça ne veut pas pour autant dire qu’il n’existe qu’un chemin tracé par l’Inca, surtout que l’Empire inca, au seizième siècle, s’étalait sur plus de quatre mille kilomètres. du nord au sud. La Vallée sacrée est toute entière parcourue de ces sentiers d’altitude.
Par ailleurs, pourquoi pas Camino de los Incas ? C'est dû à un glissement sémantique* : en principe, le terme Inka désigne l’empereur des peuples du territoire - généralement de langue quechua - il ne peut donc y en avoir qu’un… Mais revenons à nos lamas : nous parvenons à un Camino del Inca, donc, après avoir pris de l’altitude. Celui-ci démarre à environ 1800 mètres, lorsque la vallée est devenue moins luxuriante. Le flanc de la montagne a été creusé, sur environ un mètre dans la roche sédimentaire, pour faire place à un escalier de roche sur lequel, dit-on, les messagers de la grande époque, les chaski, couraient à perdre haleine, chaussés de sandales de cuir, pour répandre les dernières nouvelles à travers l’Empire. Difficile d’emprunter ces chemins sans songer aux difficultés que leur construction a engendrées. C’est phénoménal. D’entre les pierres assemblées, à l’horizontale, jaillissent des orchidées rouges qui semblent s’accommoder fort bien de cet univers minéral. Au bout de longues tiges toutes fines, elles balancent leur tête au-dessus du vide. Des agaves, gros cactus ressemblant à des fleurs plantées sur des troncs, se dressent avec régularité sur le chemin, comme un dromos végétal. Par moments, la roche affleure de telle manière que l’on peut se tenir dans le vide et observer la vallée tout en profitant du vent. En contrebas, dans la fin de l’après-midi, nous nous délassons dans des vasques d’eaux thermales chaudes, au pied de la sierra. Parfait pour finir la randonnée. Autour de nous, peu à peu les montagnes disparaissent dans la nuit. Les cris de quatre Gaulois s’ébattant dans l’eau se perdent à travers l’immensité péruvienne.
Nous continuons jusqu’à à Santa Teresa, juste à côté. Le village est plein d’hospedajes et de restos : on approche du Machu Picchu. Mon genou n’a pas supporté la descente de plusieurs kilomètres sur les hautes marches du camino. De surcroît, les petits moustiques de la jungle, d’une voracité hallucinante, m’ont tracé une toile aborigène sur le mollet, tout en petits cercles rouges. Bref, une bande de gaze pour le genou, de la bétadine pour les mollets – j’ai une pure classe de ouf. On a tous été piqués, mais c’est moi qui ai placé la barre le plus haut. Hé hé… Mais ça gratte, d'une force !
Le lendemain, c’est juste au bord de la rivière, à côté des eaux bouillonnantes, que nous randonnons toute la journée. Une quinzaine de kilomètres, pas trop difficiles, sur du plat. On traverse et retraverse la rivière au gré des ponts suspendus qui l’enjambent. La végétation, devenue bien moins dense, laisse affleurer la roche grise du canyon. Nous parvenons à ce que tous ici nomment la hydroeléctrica, l’immense complexe qui produit l’électricité consommée à Cusco, en aval. Des travaux sont en cours pour en augmenter le débit. Les maisons des ouvriers, à proximité, sont de confortables bâtiments bien entretenus. Des Vokswagen Amarok, gros pick-ups rutilants, sillonnent la zone. Il y a du fric, ici. Juan, notre guide, me confie : « C’est sûrement une entreprise chilienne, brésilienne ou américaine… Les Péruviens ne savent pas s’organiser ainsi ».
Cette triste analyse va dans le droit fil de ce qu’il me dit depuis deux jours, ainsi que de ce que l’on entend systématiquement, soit en parlant avec David, un autre guide, soit avec le portier de l’hôtel Solar, à Cusco, soit au hasard des rencontres. Nous avions bien eu un autre son de cloche, en discutant avec un chauffeur de taxi de Lima, mais comme il avait avancé que d’après les dernières statistiques, la gastronomie péruvienne allait bientôt dépasser la gastronomie française, son opinion avait dû être prise en compte avec précaution…
Le gouvernement, manifestement, n’a pas la confiance des Péruviens. La corruption est considérée comme monnaie courante à tous les niveaux de l’administration du pays. Cependant, paradoxalement, on attend beaucoup de lui, et la situation péruvienne, bien moins favorable que celle de ses voisins chilien et brésilien, est considérée comme la faute des gouvernants, uniquement la leur. Une casuistique bon marché, sans doute… Juan ira même plus loin, en affirmant que c’est « dans les gênes des peuples andins de tout faire foirer… ». Selon nos interlocuteurs, personne ici ne fait confiance à personne. Triste tableau !
Il est vrai que l’on croise ici des femmes et des hommes, des enfants même, au regard sombre. Parfois, les gestes sont mécaniques. Les corps, penchés vers l’avant comme celui de mon vieux voisin, sont courbés sous le poids de sacs multicolores – et du sort. Une mélancolie péruvienne ?
Quoi qu’il en soit, une chose est sûre : l’héritage de l’Inca est bien difficile à porter. Qu’on en juge ! Des millions de touristes viennent ici chaque année pour toucher du doigt une civilisation disparue - disparition qui trouve son reflet linguistique dans le glissement sémantique « Les Incas ». Mais c’étaient des Quechuas ! Et aujourd’hui, de nombreux Quechuas se retrouvent donc à faire l’article de cette civilisation idéale et disparue, et grandissent dans l’ombre presque humiliante du Machu Picchu, comme les Arméniens dans celle de cet Ararat qui ne leur appartient plus. Et la peine est double : d’une part, la manne touristique est bien mal répartie – où sont les (presque) cinquante dollars que coûte la visite couplée du Machu Picchu et du Huayna Picchu, pour un adulte ? D’autre part, l’apport touristique a contrarié le développement de l’industrie du pays, plus attiré par cet argent facile.
C’est sur ces entrefaites que nous sommes parvenus, le troisième soir, à Aguas Calientes, au pied du prestigieux site. La ville a pour origine et pour fonction de loger et nourrir les touristes venus passer une journée au Machu. Pour autant, elle n’a rien de désagréable. Plus qu’à découvrir le site, et, comme je l’avais déjà écrit, juxtaposer la réalité à l’image, avant que cette réalité ne se mue à nouveau en image. Cette journée merveilleuse sera l’objet du prochain article.
Cette après-midi, dans le cadre de l’intégrale du cinéma de baston du Plat-pays que nous a imposée le tripulante, on a retrouvé Van Damme dans une production aux costumes empruntés à Fort Saganne. Si si. Le plus mauvais film de l’histoire du cinéma, qui pourtant en compte tant ? C’est bien possible. Même nos voisins de Santa Teresa ont décroché. Peu importe, c’est à l’extérieur que le spectacle se poursuit. En avançant vers le sud, le paysage est devenu plus aride encore. La plaine s’est élargie comme sous un rouleau, repoussant plus loin les montagnes. Pas un village sur plusieurs centaines de kilomètres. Le désert. Ce n’est qu’à l’approche d’Arequipa que le relief s’est à nouveau imposé autour du ruban anthracite de la route. Les montagnes, dans un dégradé de brun, se sont couvertes de cactus semblables aux saguaros mexicains. Comme sur la région de Cusco, elles ont l'épaule bien souvent couvertes de géoglyphes vantant tel ou tel parti politique, auxquels personne ne prête attention. L'invention des Nasca se perd dans les sables d'une propagande sans éclat.
Après la traversée de faubourgs tout en brique rouge, nous entrons dans la ville, gardée par le cône parfait d’El Misti. Arequipa.
* The term Inka means ruler, or lord, in Quechua, and was used to refer to the ruling class or the ruling family in the empire.The Spanish adopted the term (transliterated as Inca in Spanish) as an ethnic term referring to all subjects of the empire rather than simply the ruling class. As such the name Imperio inca (Inca Empire) referred to the nation that they encountered, and subsequently conquered. (Wikipedia)
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Commentaires
On vous suit de près les amis, car vous marchez sur nos pas posés sur ces même lieux il y a 15 ans avec Marie et François!!!
Bande de veinards...
Depuis les copies un dimanche de pluie...
on vous embrasse très fort
Irène and co
On a pensé à vous, en plus ! Bon courage pour les copies - on vous propose pas un coup de main, hein...
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J'ai hate de lire cet article sur le Machu Picchu