• Bali ballot ?

    N’y allons pas par quatre chemins – d’autant que Bali est une île – notre incursion balinaise, agréable, porte sa part de déception. Oh, il y a des rizières en terrasse dont le vert pétillant rendrait ivre de jalousie des légions de petits pois, des plages sur lesquelles plane l’ombre de cocotiers qui plient et se balancent en avant comme s’ils voulaient plonger leur frimousse joviale dans le sable blanc calibré à l’angström, de riantes vallées au fond desquelles s’allongent les méandres de rivières à l’eau de roche. Il y a tout cela, et plus encore. Or, c’est cette richesse naturelle qui génère le malaise : elle a sur certains endroits de l'île été commercialisée à outrance, calibrée elle aussi par des orfèvres en la matière. Des choses positives aussi, mais... Bien-sûr, nous n’avons pas tout vu, mais suffisamment pour nous faire une opinion.

    Le pire ? Visiter, au nord d’Ubud, ce que tous appellent ici les « rice terraces ». De charmantes surfaces agricoles de poche accrochées à une étroite gorge. En fait, cette vallée est une étagère sur laquelle sont disposées sous les yeux des masses de touristes la joliesse de la culture du riz en terrasses. La route qui y mène, barrée d’un péage (si, si !), se mue à l’entrée de la plantation en une enfilade de cafés. Chaque établissement possède ses petits balcons dans la roche dominant la vallée, où des théories de Japonais, d’Américains, de Français posent leurs fesses et jettent un regard ébahi. Oh ! Ah ! Le patchwork est parfait, dans un agréable camaïeu de vert. Rien, pas la moindre particule, ne dépasse. C’est « Riceneyland ».

    Lorsque nous avons décidé de descendre dans la vallée pour nous promener au milieu des rizières, nous avons été sollicités par des guides âgés de onze, douze ans tout au plus, qui nous proposaient de nous accompagner… sur des chemins balisés ! A plusieurs reprises, nous avons croisé de vieux Balinais sillonnant le domaine, portant à l’épaule le typique double panier posé en équilibre sur une latte de bois. Vide ! Ils font tous ces kilomètres uniquement pour être pris en photo et grappiller quelques roupies. Tous les cent mètres, à l’abri d’une tonnelle, des hommes vous désignent d’un doigt désinvolte le chemin à emprunter, sur lequel vous êtes déjà, et vous tendent l’autre main pour une donation… Bref, nous n’échangerions pas un pouce carré de nos chères rizières en terrasses toraja contre dix vallées comme celle-ci. Voilà bien un tropisme commercial : il arrive que plus les touristes sont nombreux, plus on les traite comme des truffes. Oh, qu’on ne se méprenne pas : nous aussi, nous sommes des touristes. Mais là, c'est trop. Nous filons.

    Nous cavalons jusqu’à la route : de l’air, de l’air – rentrons ! Sur les bords de route, des dizaines, des centaines de wood carvers dressent leur échoppe tout autour d’Ubud. Des djembés (allo ?), des têtes de girafe (allô, allô ?), des didjeridoos (allô, allô, allô ?), des portes, des masques… Les petits entrepôts vomissent leur production jusque sous les phares des voitures. J’ai presque envie de faire de même… Dans ce fatras, se terrent de réels objets de belle facture, fabriqués avec talent, mais ils sont réservés à la clientèle upmarket du coin, nombreuse ici. Ubud, Varanasi, Rocamadour, les Baux de Provence, Saint-Guilhem le Désert… forment, avec leur cortège d’artisans-tanneurs, de fabricants de sandales, d'encadreurs sur papier mâché, de créateurs d’objets en fil de fer – et j’en passe tant – une sorte d’entité insécable. Essayez donc d’imaginer une ville ou un village de charme sans tous ces commerces… C’est ainsi, partout, que se forme la cruelle logique : bel endroit, donc tourisme, donc affluence, donc production à grande échelle, donc gâchis. Ou comment la richesse d’un lieu peut finir par constituer l’essence même de son appauvrissement…

    Tout n’est pas négatif cependant, ici, loin de là. A Ubud, nous avons trouvé le confort, et c’est loin d’être désagréable. Eau courante, chaude même, électricité, piscine, petit-déjeuner soigné, etc. Et nous avons eu deux ou trois coups de cœur tout de même, voire des instants mémorables.

    En nous promenant dans les rues, nous avons remarqué de nombreux coqs de combat, logés à l’étroit dans leur cage d’osier ou portés par leur dresseur, dans la creux de la main, pour un long massage. Nous avons fini par demander où suivre un de ces fameux cockfights. Qui sont illégaux, mais courants, car plus ou moins tolérés pendant les cérémonies religieuses, ce qui à Bali, île où quatre-vingt quinze pour cent de la population est hindouiste, est fréquent. Un éleveur, après avoir inspecté à droite et à gauche, nous répond. Tulu. Le lendemain à dix heures. Nous rentrons, émoustillés à l’idée de suivre un de ces combats. On se renseigne : il n’existe pas de Tulu. Shit, mal entendu ! Mais un Petulu. Ah ! Et un Badulu. Re-shit ! Lequel est-ce ? Va pour Petulu, on ne perdra pas grand-chose à tenter le coup.

    Dans cette touristique ville d’Ubud, où peu de gens sortent des sentiers battus, les chauffeurs de bemo (les transports en commun) que nous allons voir nous regardent avec de grands yeux, genre : « Pourquoi n’allez-vous pas plutôt suivre une leçon de yoga, ou prendre un cours de cuisine ou de fabrication de cerf-volant – comme tout le monde ? ». Bref, on parvient à Petulu une petite heure plus tard. Dans la rue principale du village, quatre Gaulois trop curieux ouvrent grands leurs yeux, à la recherche d’un tajen, un combat de coqs. Amusés et coopératifs, les villageois nous indiquent la sortie du bourg. En effet, au milieu des rizières – et pas des rizières-temoins cette fois - on a dressé un grand ring, de sept mètres sur sept environ, sous une toile blanche pour protéger les impétrants du soleil. Une centaine de chaises en plastique ont été disposées autour, sur deux rangées. Mais personne ne s’y est assis. Il est trop tôt, les hommes, car il n’y a presque que des hommes, sont pour l’heure occupés à jouer à des jeux d’argent collectifs, type loto ou 421 géant. Sur la piste, les coqs, dans leurs cages en osier, s’impatientent pourtant, et leurs cris se font de plus en plus aigus et rapprochés.

    A cinq mètres du chapiteau, autour de larges tapis, les parieurs, debout, lancent leurs billets roulés en fines pailles sur une image choisie parmi six ou neuf, qui sur un monstre hindouiste, une femme nue, ou une figure de bête sauvage… Le public est calme et les sommes mesurées, tout le contraire de ce que nous allons voir quelques minutes plus tard à l’occasion du tajen. Pendant ce temps, les éleveurs de coqs, debout autour d’un prêtre hindouiste, font bénir leurs bêtes pour le cruel combat. Un gong retentit. C’est l’heure. Tout le monde prend place. Les tapis de jeux sont délaissés au profit du ring. Nous sommes les seuls touristes ici.

    Sur la piste, les éleveurs caressent leur bête de combat, pour un dernier massage avant l’épreuve. Ils sont assis en tailleur ou accroupis et discutent, aucune tension n’est pour le moment palpable. Parfois, on approche deux coqs pour les exciter et faire monter l’adrénaline, ils se lancent quelques coups de becs, puis reprennent position dans les bras de leur dresseur, pour un massage. Les arbitres tournent et inspectent les bêtes – auxquelles on a fixé une lame à la patte gauche. Pas n’importe quelle lame – dans une épaisse pochette en cuir, on a choisi, et on s'est saisi, avec précaution, de celle qui correspond le mieux à la morphologie du coq. Longue et fine, ou bien plus courte et légèrement courbe, pour un impact plus vif. Le gong retentit à nouveau, et les éleveurs se dispersent. Le centre de la piste est libéré, le premier combat va débuter.

    Soudain, c’est l’hystérie : tous les spectateurs se sont mis à siffler, puis les bookies, qui arpentent l’arène, se sont raidis et agitent bras et mains tandis que les parieurs, maintenant fort nombreux, leur adressent cris et signes. Ce sont les enjeux qu’on leur adresse, et les sommes enflent à la vitesse d’un coup de bec. Cinquante mille, cent mille, cinq cent mille roupies – cela peut monter à plusieurs millions, soit plusieurs centaines d’euros !

    Le silence, de nouveau, se fait, et deux éleveurs s’installent face à face, pour le premier duel. Ils tiennent leur coq au creux de leur main, puis avant de les libérer, leur remontent la collerette dans un mouvement de brosse de la main, de bas en haut, pour impressionner l’adversaire. C’est parti ! Les deux animaux s’élancent pour un combat vif comme l’éclair. Les deux plumages, dans les tons mordorés, se confondent lorsque les bêtes, littéralement, s’escaladent pour prendre le dessus l'une sur l'autre et planter la lame dans les côtes de l’adversaire. Quelques secondes plus tard, l’un des deux combattants s’écroule sur le côté. Un ruissellement de sang s’échappe sous son aile droite. Un seul coup de lame a suffi. Le vainqueur, blessé également, est rattrapé par son dresseur, par la queue, tandis que l’autre bête, après une vérification d’usage, est relâchée au sol. On la ramasse sans formalités, après que son éleveur a tourné les talons, non sans lui avoir adressé un dernier regard, furtif. Combien d’heures de massage, de soins, d’entraînement pour ces quelques secondes fatales ?

    D’autres combats suivent, enchaînés à vive allure. Un éleveur se distingue : il est puissant, porte d’épaisses boucles d’oreilles et a la peau foncée comme un Samoan. Son crâne chauve laisse apparaître, à l’arrière du crâne, un filet capillaire rassemblé en une queue de cheval. Il a quelque chose de Barracuda, de  la série L’agence tous risques. Outre qu’il est très impressionnant, son coq lui-même est plus musculeux que ses adversaires. La bête sortira d’ailleurs vainqueur de tous ses duels. Sur le chemin du retour, nous reparlerons de ce duo d’anthologie.

    Le soir même, nous avons assisté à un spectacle dont je rêvais depuis des années : des danses balinaises accompagnées d’un gamelan. On donne ce nom de gamelan à l’ensemble des instruments qui constituent l’orchestre, dont tous les membres sont assis au sol. En majorité des percussions - des tambours recouverts de peau et frappés à main nue, ainsi que des vibraphones frappés par des maillets – et une poignée d’instruments à cordes. Ce spectacle, donné dans la cour du Palais royal d’Ubud, se fait devant la porte-est, magnifique façade de briques et de ciment au sommet de laquelle on a placé des petites bougies dont la lumière vacille dans l’obscurité, comme un avant-poste de la voûte céleste. Nous sommes assis par terre, devant la scène, au deuxième rang. A notre droite, le premier percussionniste lance le spectacle, par un rythme complexe, et il est bientôt rejoint par les vibraphones, dont l’ensemble, à l’unisson parfois, crée des harmoniques inouïes. Après une courte première partie introductive, les danseuses entrent en scène, par l’espace libéré par la porte ouverte. Superbement vêtues, elles descendent lentement les marches. Pas d’entrechats ou de longs sauts, non ! Le spectaculaire, ici, tient dans l’orchestration des parties mêmes du corps, pouce carré par pouce carré. Nos trois danseuses semblent en maîtriser parfaitement le moindre recoin. Les yeux, qui semblent prêts à quitter leur orbite, donnent une dimension expressionniste à cette danse, comme dans un film de Murnau, tandis que les mains s’animent, phalange par phalange, pour se trouver, par moments en position convexe. Sur scène, on nous narre des histoires de princesses victimes de mariage forcé délivrées par de beaux princes, de monstres approchés par d’aimables singes et de suicides collectifs qui tournent bien, par un retournement du sort. La minceur de la trame narrative, qui est de l’ordre de la mythologie, donne lieu à une mise en scène très raffinée, un jeu entre le mouvement des danseurs et le son du gamelan. Magnifique.

    Notre troisième plaisir fut une excursion dans un temple hindouiste, le Gunung Kawi, au nord d’Ubud. Dans une vallée qui roule à pic vers une rivière chantante, des architectes ont creusé la roche pour ériger dix hauts-reliefs rupestres qui se font face sur chaque versant. Pas de dieux ni de personnages mythiques, simplement des formes géométriques variées sur lesquelles le regard se promène sans avoir jamais à se fixer ni à chercher de forme humaine ou de sens. Très beau.

    Alors Bali ballot ? Un peu, mais ne tordons pas le nez devant les plaisirs d’un grand raffinement que l’île nous a procurés. Célestin, lui, goûte de surcroît tout particulièrement ce retour au confort. Il n’en reste pas moins que l’Indonésie est un pays d’une telle richesse, d’une telle diversité, que voir cette concentration de touristes sur le caillou balinais – un tout petit bout d’Indonésie, vraiment – est regrettable.

    Quoi qu’il en soit, nous faisons route pour les Iles Gili, au large de Lombok, à l’est de Bali – il se dit que l’on peut y croiser de grosses tortues pas trop farouches. Une vérification s’impose.


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