• Bangkok again

    C'est notre troisième journée dans la capitale, depuis notre retour de la région de Kanchanaburi. Après notre fabuleuse escapade au Ganesha Park, nous avions décidé de rester un peu sur Thong Pha Phum, dans l'Ouest, pour profiter de la sérénité du lieu : promenades autour du lac, lecture et travail avec les enfants. Une pluie fine s'est mise à tomber, sans cesser pendant deux jours, tapotant les feuilles de bananier devant notre bungalow, qui ont fini lustrées comme les escarpins de la reine Sirikit : un temps propice pour de telles activités. La grande salle recouverte de teck du restaurant sur pilotis, avec vue sur le lac, que nous étions les seuls à occuper, nous a de surcroît permis de prendre nos aises pour ce faire.

    Arrivés à Bangkok, nous avons quitté la zone touristique de Khao San, où nous étions logés à notre arrivée en Thaïlande, pour nous installer plus au nord de la ville, quelque peu à l'écart du centre, dans un grand hôtel qui fait une promotion fantastique : pour le prix d'un boui-boui, on a pris nos quartiers dans un vaste studio climatisé, au-dessus d'une piscine extérieure - et il y a une table de ping-pong ainsi qu'un billard, pour le plus grand bonheur de Célestin. A condition d'y passer trois nuits, ce que de toute manière nous avions prévu. Nous rayonnons donc à partir de Rama IX area, zone où se côtoient classe populaire et classe moyenne et où les touristes sont complètement absents - ce qui explique le prix de notre logement.

    Au programme hier, deux temples. Le premier, situé à proximité de la rivière Chao Phraya, juste en dessous du Palais royal, s'appelle le Wat Pho. Dans un jardin dallé, les pagodes blanches aux toits mutlicolores offrent aux visiteurs une promenade agréable. On déambule entre les banyans (arbre devant lequel Le Bouddha s'est éveillé), les bonzaïs taillés installés dans des pots blancs, et les stupas. La plus grande pagode de cet ensemble abrite un monument de premier ordre : un Bouddha couché, doré, de quarante-six mètres de long. La tête en équilibre au creux de sa main posée sur des cubes ornés de motifs floraux, il regarde au loin, arborant un large sourire. Son corps se déploie sur une toile dont le doré du drapé est mat alors que celui du Bouddha est brillant, ce qui met en valeur ce dernier. Ici comme à Angkor Thom, un des grands ensembles que nous avons vus au Cambodge, on avance sous le regard bienveillant du Bouddh, qui semble nous accompagner - quelle différence par rapport à la représentation doloriste du Christ accrochée dans les églises et cathédrales !

    Par ailleurs, à l'instar de la Mona Lisa - oeuvre dont on pourrait, subjugués par le sourire du sujet et pressés par la foule du Louvre, oublier le paysage, pourtant d'une mystérieuse beauté - ce sont les panneaux de bois du temple qu'on serait amenés à louper en se focalisant uniquement sur la statue d'or au large sourire. Ces fresques, comme dans de nombreuses pagodes, illustrent les différentes étapes de l'Eveil du Bouddha (méditation, contemplation, réflexion, enseignement...) - mais leur exécution raffinée, combinée à des guirlandes de motifs végétaux finement ouvragées, offre à la statue un écrin de toute beauté, comme un reliquaire géant qui contiendrait du vivant.

    Quarante mètres plus loin, sur la plante des pieds de l'Eveillé, sont taillés dans la nacre (mother-of-pearl, en anglais) des représentations des cent-huit états du Bouddha. Parvenu au bout du hall, donc, le visiteur fait demi-tour pour remonter le long du dos de la statue. Juste après cette volte-face, ce sont par conséquent les talons que l'on peut observer, et là, surprise ! Ils ressemblent à s'y méprendre à des talons de playmobil, comme arrondis par jeu, grossis cent fois et recouverts de peinture dorée !

    Parallèlement à la colonne vertébrale du Bouddha, cent-huit coupes de métal noir sont fixées contre la paroi du bâtiment, posées sur une enfilade de structures en aluminium. Pour une donation de vingt bahts, on vous distribue une coupelle de fer blanc dans laquelle ont été placés cent-huit minuscules jetons. Et chacun de verser, un par un, les jetons dans les coupes, qui tintent et résonnent dans l'enceinte : le circuit autour de l'Eveillé se fait donc dans un concert de piecettes lancées sur un rythme aléatoire qui transforme cette donation en un joyeux carillon. Et de nouveau, les sens sont sollicités : l'oeil embrasse la longiligne statue, dans le nez s'infiltre le parfum de l'encens qui brûle planté en bouquets sur de petits autels, dans l'oreille se glisse la symphonie percussive du métal qui arrose le métal, et nos doigts caressent un panneau de bois l'espace d'un instant.

    Pour continuer en sonorama, cliquer ici :

    Un tuk tuk nous déposera, dans l'après-midi, au pied d'un temple d'une toute autre nature. Car c'est aujourd'hui que nous fêtons le non-anniversaire de notre Amphélise. En effet, avant le départ, chacun des CAFE a fixé une date pour cet événement important. Voici donc le premier d'une série de quatre. Nous nous rendons au Central Plaza, temple... de la consommation. Nous avions repéré ce lieu, à la sortie du métro Phra Rama 9, lorsque nous recherchions un hôtel, un jour où les enfants étaient restés au New Siam pour bouquiner. Le Central Plaza est un lieu fréquenté par des jeunes, des écoliers, des familles, des couples de la classe moyenne et de la gentry thaïe. Un mall de centre-ville aux proportions asiatiques, paquebot blanc prévu pour accueillir des milliers de clients chaque jour, de la lycéenne girly en jupette bleue ou verte et chemisier blanc au total geek à sneakers oranges, baggies et T-shirt Japan Rags. Ils sont venus pour consommer à pleines dents, ou, pour les moins fortunés, s'en mettre plein les mirettes. On se rassemble entre jeunes autour d'un plateau de frites chez Mc Donald's, au Fun Planet pour des jeux d'arcade dernier cri, ou dans les petits cubicles d'une ruche de bois clair aux portes vitrées nommée Sound Check, karaoke où l'on se rend pour chanter à pleins poumons sur les derniers tubes.

    Bah... Pour le non-anniversaire de notre gazelle, on n'a pas fait autrement : fast food, jeux vidéos, glaces, lèche-vitrine. Les enfants étaient aux anges ! Après leur séjour à l'hôpital, pas mal d'heures de car ou de mini-van, des mets étranges dans des cantines pas toujours très propres, des journées à marcher, des sites, des temples - un peu de superficialité, combinée à du connu, ça leur plaisait.

    Pour tout ces visites, il faut l'arpenter, la capitale. Aller à droite, à gauche, dans Bangkok, c'est se frotter à la ville, se perdre, perdre pied, reprendre pied, reprendre son souffle, filer, piétiner, chercher... Bangkok est un corps vivant, que nous, microbes, traversons au rythme que nous impose le trafic. Pour ses problèmes de circulation, la ville se gave de pilules, de couleur rose fuschia, bleu et jaune-vert, les couleurs des taxi-meter qui, si vous avez le temps, vous font parcourir une distance considérable pour la somme de 50 bahts ; elle se gave aussi de grappes d'ouvriers qu'elle balance sur les plateformes arrières des pick-up, le matin, pour les envoyer sur des chantiers où le béton coule plus sûrement qu'une tourista - et alors que le Bouddha est en suspension dans sa pagode du Wat Pho, au calme,  la ville s'enfonce dans le Chao Phraya, charriant avec elle, dans un orage d'acier, sa noria d'automobiles, de motos et de tuk tuk qu'elle emprisonne dans l'écheveau noir de ses fils électriques. Gardée par des échoppes d'apothicaires qui vous jettent au visage leur inquiétante pharmacopée, où la vipère copule avec l'hippocampe, Chinatown ploie sous la charge de marchandises dont on a bourré ses boutiques, qui vomissent des océans de plastique jusque dans les égoûts. On y grille des oreilles de porc aux coins des rues, mais l'odeur du pétrole colle comme un cancer, le pétrole du plastique, le pétrole de l'essence. La vie brûle par tous les bouts de la ville sans fin. Certaines villes valent le détour, Bangkok exige le contour. Agité par les eaux boueuses du fleuve, le corps de la ville a faim. Il veut consommer des consommateurs, qui montent en nombre au sommet du Central Plaza pour se jeter à ses pieds et s'offrir à lui, aplatis comme des galettes, qu'il avale telles des pastilles à sucer. Aplatis, mais souriants.

    Aujourd'hui, nous sommes retournés un énième fois au Mission  Hospital, où les nurses commencent à nous connaître, pour être mis au courant de résultats de tests qu'Amphélise et Célestin avaient passé la semaine dernière. Le Docteur Sujane, patiente et adorable, nous a de nouveau reçus pour nous annoncer officiellement que les tests étaient probants. Auparavant, nous avions dû attendre une poignée de minutes dans le couloir car Madame Sujane, qui est chef de clinique, était occupée à diriger un choeur composé de tous les corps de métier de l'établissement, dans le hall de l'hôpital : face au portrait en pied de la reine Sirikit, devant lequel brûle de l'encens, cinquante voix malhabiles entonnent des hymnes à Sa Majesté, dont l'anniversaire approche - c'est dans trois jours, et c'est une fête nationale. Ici, de même que l'anniversaire du roi donne lieu à la fête des pères, en décembre, l'anniversaire de Sirikit est l'astre autour duquel on a placé la fête des mères en orbite. Laquelle, donc, a lieu aujourd'hui : des infirmières distribuent aux mamans présentes des broches de jasmin frais et prennent les enfants dans leurs bras, cependant qu'une autre chorale, à l'effectif réduit cette fois, accompagnée d'un guitariste qui pourrait être le cousin oriental de Patrick Bouchitey dans La vie est un long fleuve tranquille, chante, de service en service, des hommages aux mamans. Débarrassée des solennités du hall d'entrée, sans micro, la petite troupe avance joyeusement et se permet même quelques petits numéros vocaux. Munis de nos résultats rassurants et charmés par cette chorale, nous laissons éclater notre joie. Happy time.

    Demain, une dernière journée à sillonner la capitale avant notre départ pour la Malaisie, depuis la gare de Hualampong. Bangkok last.


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