• Bleu(s dans le) glacier

    Les zigzags continuent, comme une course-poursuite dans un film de Georges Lautner ou de Gérard Oury : pour la troisième fois, on posera nos valises ce soir à El Calafate. Nos allers-retours zèbrent la carte de la Patagonie pour de bon, il y a de l’encre partout. Sous la pluie, à bord du Mercedes à deux étages de la compagnie Chaltén Travel, FARCE (François-Amphélise-Roger-Célestin-Eve) voit défiler un paysage devenu presque familier, pour aller vers le sud. En plus, nous ne retournons à El Calafate que pour retrouver un réseau de bus : demain, c’est plein nord pour tout le monde !

    Roger a réservé un vol pour Buenos Aires, d’où il partira dès que possible pour Mendoza afin d’y goûter le meilleur vin d’Amérique du sud dans une vallée de moyenne altitude au pied de la Cordillère, puis de passer quelques jours à Valparaiso, de l’autre côté de la frontière, avant son retour en France. Comme beaucoup, nous lui avons chaudement recommandé cette destination – Valparaiso est une cité portuaire délicieuse, et une fois qu’on y a visité la fabuleuse maison du poète Pablo Neruda, on peut s’y laisser lever par une batterie d’ascenseurs qui partent à l’assaut des hauteurs valparaisiennes, pour rejoindre le port à travers un lacis de ruelles en pente. On peut également flâner dans les bâtiments baroques de l’université d’art, où plane un parfum d’anarchie, de mate et de marijuana, avant de se gaver de mariscos, des fruits de mer qu’on accompagne de pisco sour ou de vin blanc chilien, face à la baie, lorsque, à la nuit tombée, les collines de Valparaiso se couvrent de loupiotes.

    Pour CAFE, c’est une autre zone maritime qu’il s’agit de rallier : Puerto Madryn, à la pointe nord-est de la Patagonie, qui donne accès à la Péninsule de Valdés, cette presqu’île en forme de raie manta sur laquelle, dit-on, vivent lions de mer, éléphants de mer et pingouins, et où croisent, jusqu’en décembre, des baleines en route vers le sud.

    Notre dernière destination avant Buenos Aires et le retour en France.

    A El Chaltén, nous avons loué une confortable cabaña pour cinq jours, et à partir de là, nous avons rayonné, tranquillement. Le village est considéré comme le plus récent de Patagonie. Il a clairement pour vocation d’accueillir les marcheurs venus du monde entier pour traîner leurs semelles sur les cailloux des chemins du coin. Par conséquent, on a été plus vite que la musique, et les hôtels, hosteles et cabañas y ont poussé à la vitesse d’un gaucho au galop, mais pas les infrastructures. L’électricité est produite par un générateur géant qui s’agite en faisant un barouf du tonnerre, le téléphone est capricieux, les connexions internet sont d’une lenteur affligeante, et les supermercados, aux rayons presque vides, pratiquent des prix de marché noir. Bon, pour le coup, si vous avez l'audace de flâner vers la rivière depuis l'artère principale, vous pourrez vous arrêter à Como Vaca, où l'on vous servira avec le sourire un lomo grillé, en steak de trois cents ou cinq cents grammes, à se damner. Mis à part ça, ces inconvénients n'ont pas grande importance : le village, niché dans une vallée que le vent épargne parfois, est entouré d’une nature sans égale. El Chaltén, qu’une rivière traverse sur touts sa longueur, est entouré de sommets nus ou couverts de neige, et d’où qu’on se place, on y voit, ou on y devine, une nature exubérante. Pas un pouce carré alentour n’est consacré au banal. Le village, pour le coup, est animé d’une force centrifuge : il vous projette vers la beauté environnante.

    C’est cela, presque exclusivement, dont il s’agit en Patagonie : la nature. Elle est rugueuse, pétrie par un climat sans indulgence. Tellement belle que souvent on en a le souffle coupé. De grands ciels, chaque jour balayés par les bourrasques et nettoyés à grande eau, tiennent en joue d’immenses paysages désertiques. Faisant la navette entre les deux, se déplacent mille espèces d’oiseaux, ainsi que les ombres des nuages sur les épaules brunes des montagnes infinies. Dans sa partie sud, celle qui nous a occupés jusqu’à aujourd’hui, le corps de la Patagonie s’ordonne autour d’une colonne vertébrale de glace, le fameux Campo de hielo, dont les douze mille cinq cents kilomètres carrés alimentent tous les glaciers du cône, à cheval sur le Chili et l’Argentine. Disposez-en cinquante l’un à côté de l’autre et vous obtenez une surface plus grande que la France ! Avant d’être littéralement réduite en miettes dans le sud Chili - où des centaines d’îles se disputent le terrain pour subsister, à l’abri des colères monstrueuses du Cap Horn – la Cordillère joue en Patagonie ses dernières notes, une coda sublime qui attire à elle tant de visiteurs. Ses Torres, sommets tout fins sur lesquels la neige elle-même n’a pas de prise, ne ressemblent à rien de ce que l’on peut voir ailleurs. Nous en avons vu trois au Parque Torres del Paine, il y en a une autre à El Chaltén : le Cerro Torre, fragile piton raffûté par le zef. Le Cerro a pour voisin l’illustre Fitz Roy, roche oblongue placée au centre d’une couronne minérale, au pied de laquelle on a glissé une lagune ronde, pour témoigner de sa beauté, sans doute.

    Depuis le centre du village, en faisant quelques pas vers l’est, vous pourrez sans doute voir la gueule cassée de sculpture cubiste du Cerro et l’arrangement princier du Fitz Roy, si les nuages vous en laissent le loisir. Jean, un Bayonnais que nous avions rencontré au Pérou puis retrouvé ici par hasard, nous avait prévenus dès le terminal d’El Chaltén : en trois jours, il n’avait vu que la base des prestigieux sommets, restés baignés de brume tout ce temps. Nous avons eu plus de chance…

    Bleu(s dans le) glacier

    Après une journée à la coule, où je me suis parfaitement organisé pour perdre notre laptop, Eve et Amphélise sont parties à cheval pour une balade en direction du Fitz Roy. Qu’Amphélise avait fière allure son son beau cheval blanc, chaussée de guêtres de cuir ! Hélas, de cette excursion, seules une poignée de photos ont transpiré – les filles ont opté pour le secret. Argleuh – nous n’en saurons donc pas plus…

    Bleu(s dans le) glacier

    Le jour suivant, nous avons mis le cap sur le Cerro Torre. Roger, pour l’occasion, avait mitonné ses croque-monsieur spécial rando. Du pain, du fromage, du jambon, du beurre à profusion : nous allions nous régaler à l’heure du déjeuner.

    Depuis notre cabaña, il faut compter six heures de marche aller-retour pour rallier, au pied du Cerro Torre, la Laguna Torre. La végétation, ici, est plus verdoyante qu’au Torres del Paine – de l’herbe y pousse, même ! Il fait moins froid. Pour parvenir à la lagune, nous avons contourné une colline visible depuis El Chaltén pour progresser dans une vallée plate comme un couvercle de boîte à chaussures, que traverse la rivière Fitz Roy. La roche rouge-brun, bosselée, rappelle furieusement le Colorado, et derrière les broussailles, à travers les parois ridées d’un petit canyon, nous n’aurions pas été surpris de voir apparaître des Commanches chevauchant des appaloosas. Paysage de western, donc.

    Bleu(s dans le) glacier

    En remontant la vallée, vous parvenez à une zone jonchée de hauts sédiments de roche, qui glissent sous les pieds et finissent au pied de la lagune, en contrebas : vous êtes arrivé. L’étang, pas plus grand qu’un mouchoir de poche, est peuplé d’icebergs immobiles qui fondent tranquillement au soleil pour terminer, transparents et cristallins, par gratter la rive rocailleuse. Alors que le Perito Moreno et le Grey se jettent dans les grands lacs, les Lago Argentino et Lago Grey, le Glaciar Torre, lui, règle ses petites affaires en toute discrétion et balance ses embarcations de papier à l’abri des regards du nombre. C’est charmant. En outre, la mousse des nuages a daigné se glisser hors de là, libérant les sommets, en particulier la gueule cassée du Cerro Torre. C’est magnifique. La brume reviendra bien un peu plus tard, cependant.

    Bleu(s dans le) glacier

     

    Bleu(s dans le) glacier

    Le retour se fera format promenade, avec des haltes sur le cours d’eau pour remplir notre bouteille d’eau fraîche. Nous arriverons à temps pour acheter un morceau de viande qui finira grillée dans le barbecue en forme de citerne horizontale, devant notre logis, pour un asado bien croustillant.

    Avant de quitter les lieux, nous avons décidé de faire un ice trek, une randonnée sur glacier. Roger, qui n’y tient pas plus que ça en dépit de son goût pour la rando, passera la journée avec Amphélise, trop jeune pour se joindre à nous – c’est la première fois en six mois que nous nous séparons. Comme un galop d’essai avant la reprise scolaire dans quelques semaines.

    A neuf heures du matin, Célestin Eve et moi prenons un bateau amarré à la pointe nord-ouest du lac Viedma. Ses eaux ont la couleur du turquoise dans lequel on aurait versé une goutte de lait. Les cumulus sont restés accrochés aux pointes des sommets qui entourent le lac : le soleil a le champ libre, et au-dessus de nous le ciel, parfaitement bleu, est couronné de nuages. Il fait un temps splendide – quelle chance pour un jour d’ice trek ! notre navire, parti vers le sud, file à babord pour éviter une langue de sable puis retourne vers l’ouest en direction du Glaciar Viedma. La mâchoire de glace, prise entre deux flancs brun clair, forme une longue bande blanche posée sur la turquoise. 

    Bleu(s dans le) glacier

     

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    On approche. Le bateau s’engage à gauche du glacier et vient se frotter le flanc contre les deux pneus suspendus qui font office de jetée. On est arrivés. Vous décrire nos premiers pas sur la roche qui jouxte le glacier, dans une marche d’approche, est impossible. C’est tellement beau… La roche, qui supportait aussi le glacier voici vingt-cinq ans, a été polie par la glace, dans un massage quotidien sur des millénaires. Le granit, recouvert d’une fine couche de fer, s’est oxydé et a pris des teintes caramel que le soleil du matin fait mousser. Cà et là, le caramel est piqué de petites coulées de vert dues à la présence de cuivre. On grimpe tant bien que mal sur le dos de cette roche glissante, par endroits, comme une écaille de dorade. Une fois parvenus au sommet de notre éminence de caramel, nous obliquons sur la droite, pour descendre sur le glacier. On va vivre un de ces moments qui marquent une vie.

    Bleu(s dans le) glacier

    Bleu(s dans le) glacier

    Juste avant de mettre un pied sur la bande de glace en surplomb au-dessus de la roche, on enfile les crampons. Grosse, grosse excitation. Le temps est au beau fixe. Trois, deux, un…


    A l’approche de la fin de ce périple incroyable, certains moments, comme en suspension dans notre crâne, restent gravés comme des instants de passage. Lorsque vous vous apprêtez à tourner la tête, au sommet d’un chemin de sable rouge, et que vous savez que vous allez voir l’Uluru. Lorsqu’en Tana Toraja, vous amorcez un virage qui va dévoiler un paysage de rizière dans la douceur du soir. Lorsque vous grimpez les marches qui mènent au Wat Pho, avant de voir la longue silhouette du Bouddha couché. Lorsque, au loin, entre les arbres de la jungle, vous distinguez les lumières du village dayak où vous allez être reçus pour la nuit. Lorsque ne vous sépare du Machu Picchu qu’un basculement du menton vers la droite. Lorsque vous allez vivre un moment à part. L’attente de ce moment est déjà, en soi, un moment à part. Une vibration qui met les sens en éveil avec une force particulière. Le voyage se passe de sens – rien n’y en bien rationnel – mais il vous met les sens en éveil comme jamais.

    Dans le parfum froid de la glace, nous levons un pied muni des dix pointes du crampon. Alors que le soleil nous butine les pores, on entend la respiration du glacier. A perte de vue, les formes fantaisistes des blocs se dressent devant nous. On balance le pied au-delà de la dentelle du bord, puis le crampon mord les cristaux. Après, il ne nous reste plus qu’à chevaucher un condor, et on devrait être bon.


    C’est hallucinant, on est dans une autre dimension. On louvoie entre les blocs, on grimpe, on descend, avec des petits pas de pingouins, les pieds écartés pour ne pas se prendre une pointe dans les lacets – pour moi qui marche à la dix heures dix, no souçaï. Gisela, notre guide, petit brin de femme plein de caractère, gratte la glace à toute allure avec son piolet pour construire les marches d’escaliers éphémères. D’ailleurs, elle n’a qu’une philosophie : « Yo vivo del día al día » - avance-t-elle pendant la marche. Elle vit au jour le jour – comme si par transmission de pensée, elle avait fait sien le précepte rogerien « Les prévisions, on verra ça demain ».

    Des anfractuosités, des béances ouvrent sur le ventre du glacier, dans un bleu parfait. Ce sont les parties les moins exposées, plus concentrées en oxygène, qui possèdent cette couleur. Le glacier Viedma fait neuf cents kilomètres carrés, nous n’en voyons qu’une toute petite partie, déjà gigantesque. Après tous ces mouvements depuis le Campo de hielo, la glace, sur les côtés, s’est chargée de roches, comme dans les autres glaciers. La particularité du Viedma est qu’un nunatak, en amont, a également chargé de sédiments une partie du centre du glacier. Un nunatak est une masse montagneuse du Campo que la glace contourne pour se déverser dans les lacs, emportant avec elle des cailloux et pierres qui se mêlent au blanc.

    Bleu(s dans le) glacier

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    Eve, ce n’est même plus la banane qu’elle affiche. Elle est de l’autre côté du kif. Son regard balaie l’immensité, lentement, de droite à gauche. Elle ne dit rien – cette Patagonie dont elle rêvait tant, elle racle son sol immaculé, en plein glacier. Je la crois heureuse. Célestin, lui aussi, est radieux – cet ice trek dépasse ses espérances. Pour moi, c’est Tintin au Tibet en 3D, la scène où Tintin retrouve Tchang. Nous quittons le glacier deux heures plus tard, charriant des images inoubliables.

    On pense aussi, à ce moment, à notre chère camarade de voyage restée à El Chaltén. Mais elle a toute la vie devant elle…


  • Commentaires

    1
    sylvie ulis
    Jeudi 20 Décembre 2012 à 20:14

    décidément vous finissez aussi fort que vous avez commencé!!une sorte d'apothéose que cet icetrek fabuleux en bleu et blanc : sur, ca fait envie!!! merci encore pour le partage!

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