• Bush doctor

    Il est 13h30, ce samedi 27 octobre 2012. Après Jésus Christ, mais ça pourrait être avant le barbu et ses tours de passe-passe, vu du désert où nous frayons depuis ce matin. Le ruban de macadam que partagent deux fines bandes blanches en son milieu semble avoir été fraîchement. On dirait le bitume coulé juste avant le passage du véhicule pour répondre à une exigence : former un i jusqu’au rivage du Pacifique, à plus de mille cinq cents kilomètres au sud d’Alice Springs, notre point de départ. Où Lorry, le chauffeur du mini-van, le trousseau à la main, dans un parking à la sortie de la ville, a balancé à la cantonade : « Are you ready for some rock and roll ? ».

    The fuck we are ! Lorry, le cheveu blond et la barbe naissante, portant débardeur noir à l’inscription jetpilot, short kaki à larges poches rectangulaires et lunettes Bollé, a tourné la clé de contact et fait hurler la stéréo. Lorsque la portière latérale s’est refermée, notre voyage a comme repris sa marche naturelle, après une agréable pause à Melbourne, une autre ville debout. Tu parles qu’on était prêts : six jours de route pour relier Adelaide, à dormir à la belle étoile sous le grand ciel austral qu’on dit chargé d’étoiles jusqu’à la gueule, à barboter dans les sables de l’Uluru, à spotter des kangourous et des goannas – y’a pire. Le grand outback, depuis, défile sous nos yeux.

    Contrairement à l’Indonésie, je n’avais jamais rêvé de voyager en Australie. Ce territoire ne faisait pas partie de mon espace géopoétique. La sensation que procure le fait de se trouver ici est donc bien étrange. Parce qu’imprévue. Il y a comme un effet de surprise à être ici, aux antipodes. Sur une terre d’un rouge à nul autre pareil, où de courts buissons gris se cramponnent au sol pour y trouver quelques gouttes, tandis qu’autour des eucalyptus, en ordre dispersé, dressent leur tronc cauteleux. Leur écorce semble hésiter entre un blanc de chaux et le noir – on les dirait, parfois, brûlés. Je me prends donc à rêver sur une terre dont je n’avais jamais rêvé. C’est paradoxal et jouissif. Je suis aux anges. C’est si beau dehors…Le soleil au zénith a chassé les derniers filets de nuage et depuis les hauteurs, le ciel déploie un dégradé de bleu qui s’achève en une clarté presque blanche en suspension au-dessus de l’ocre piqué de gris, de jaune paille et de vert de l’outback. Le sol, parfois, s’élève quelque peu pour mettre un brin le souk à la surface, et de longues éminences bâtées de rocaille, immobiles comme des varans, sèchent leurs flancs rouges sans se soucier du temps, avant de s’aplatir comme des crêpes une poignée de kilomètres plus loin, lorsque le désert devient à nouveau un large disque comme posé à la surface de la terre, et qu’on a l’impression de sillonner une toile aborigène.

    Devant, Eve balaie le paysage d’un regard silencieux, et Michèle est plongée dans Down Under, l’hilarant récit, par Bill Bryson, de ses pérégrinations en Australie. Assis à ma droite, Amphélise et Célestin, très inspirés par la visite de la National Gallery of Victoria – Indigenous Art, produisent de petits dessins à base de cercles et de points, comme les artistes dont nous avions vu les toiles. Amphélise m’a confié que ses premières œuvres du genre tenaient compte de l’environnement, mais que désormais, elle ne souhaitait plus représenter quoi que ce soit, qu’elle se « laissait aller ». Laisse-toi aller, ma belle…

    Notre camionnette progresse à une allure de sénateur au son de la pop classieuse dont Lorry arrose nos feuilles asséchées : MGMT, Fool’s Gold, Arcade Fire, Vampire Weekend, les Bowerbirds – il a bon goût. Il a, par ailleurs, distribué des feutres multicolores et demandé à chacun des vingt passagers d’écrire son nom à sa fenêtre et de dessiner un symbole de son pays d’origine. Le van blanc est donc désormais bardé de boules coloriées en rouge et bleu (la Corée), de gros sabots, de feuilles de cannabis et de moulins (sans commentaires), de drapeaux brésiliens, de raquettes de tennis, de barres de toblérone (la Suisse), etc. Lors de la pause de l’après-midi, nous aurons à ramasser du bois pour le feu de ce soir. A la nuit tombée, on se réchauffera autour de l’âtre avant de se glisser dans notre swag. Le swag est une invention australienne et a vocation à être utilisé dans le bush : c’est un fin matelas assorti d’une épaisse toile de tente qui procure un abri individuel.

    A bord de notre van, en une heure à peine, nous avons vu un couple de wedgies, de gigantesques aigles aux ailes blanc et noir, s’envoler à notre passage après quelques pas hésitants, puis un iguane traverser mollement la chaussée. Lorry, de surcroît, nous a prévenus – il est certain que l’on sera amenés à croiser des brown snakes, on est en pleine saison des serpents. Il a précisé, pour trancher l’air devenu soudain épais et contrer tout ophiophobie, que ces créatures craintives filaient à notre approche et ne présentaient qu’un danger très modéré. A voir.


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