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Dans les montagnes du Tana Toraja
Il est 21h23, nous venons de rentrer à l'hôtel. Avant de pénétrer dans l'enceinte, nous avons croisé la foule qui sortait de l'église mitoyenne, endimanchée en diable - c'était l'office dominical du soir. Les Torajas, fervents Chrétiens, se rendent volontiers à l'église ou au temple, d'autant plus que serrés de près par d'autres groupes pratiquant tous l'Islam, il leur est naturel de clamer leur particularisme religieux. Des églises, ces trois derniers jours, nous en avons vu pas mal : des bâtiments de pierre blanchis à la chaux, agrémentés d'une fine croix noire ou rouge sur la tourelle ou le tympan, visibles de loin dans les amples vallées du pays toraja.
Le retour à la ville aujourd'hui, après trois jours de trek en montagne, a été bien difficile. La cité de Rantepao, épicentre du Tana toraja, n'a pas grand chose pour plaire : en dépit de sa petite taille, elle est très bruyante, polluée et ne présente que peu d'attraits. Sacré contraste : nous émergions d'un espace immense, calme, pur, paradisiaque même... Nous étions comme cette foule sortie du temple, des images plein la tête, plongée dans l'agitation sans fin de la Ville indonésienne. Sans les fringues.
Quelle escapade ! Notre guide, Marcus, nous avait concocté un parcours merveilleux. Rien à voir avec la jungle de Kalimantan et le pays dayak, où nous randonnions avec Tailah la semaine dernière encore. Une poignée de jours. Des années-lumière. Avec Tailah, nous avions taillé notre chemin, pas à pas, dans la jungle épaisse, pour rejoindre des villages dayaks comme cachés, regroupés autour de longhouses comme autour d'un feu, pour se tenir chaud et se protéger. Avec Marcus, nous avons sillonné de spacieux territoires, le plus souvent à ciel ouvert, des territoires dominés et façonnés par l'homme.
Nous sommes partis en mini-van pour rejoindre, à quatre kilomètres de Rantepao, le point de départ de l'excursion. Qui a débuté sous un soleil de plomb, alors qu'il s'agissait de gagner en une heure les trois cents mètres de dénivelé à partir duquel dérouler sur un chemin de crête. Nous ne pouvions nous empêcher de comparer les alentours à ce que nous avions vu sur Kalimantan, et trouvions décidément que le paysage n'était pas si éloigné de notre Provence. C'est que nous n'avions pas encore atteint le sommet. De là-haut, le dégagement nous a permis de constater notre erreur. Les rizières en terrasse, à perte de vue, tombaient en cascade jusqu'au coeur d'une gigantesque vallée.
Les parcelles se déployaient d'une manière tout à fait charmante. Un mot d'ordre, ne pas perdre un centimètre ! Par conséquent, pas de parcelles carrées ou rectangulaires ici, comme celles que nous avions vues au Cambodge ou en Thaïlande, mais une confirguration libre dans laquelle chacune crée un cas d'espèce avec une forme différente de celles de ses voisines. En goutte d'eau, en oeil, en vague, voile de jonque... Cet assemblage hétéroclite se jette depuis les sommets comme une grande robe dont les plis seraient tombés en désordre sur les flancs de la montagne. Ici et là, des tâches d'un vert plus soutenu, comme fluorescent, indiquent la présence, toute serrée comme une famille toraja dans un tangkonan, de jeunes pousses de riz. Ces parcelles sont savamment disposées, car elles servent de pâte-base aux autres. On puise dans ces réserves fraîches pour se saisir de bouquets de jeunes plantes qui seront repiquées sur des parcelles plus grandes, où les plants jouiront de plus d'espace pour croître.
A l'approche de la saison des pluies, le travail de repiquage vient de commencer, et les paysans torajas, couverts de larges couvre-chefs s'affairent, dans une bonne humeur apparente toute contagieuse. Mais la tension monte : l'approvisionnement de tout cet arrimage provient d'un système d'irrigation fabriqué à partir de tiges de bambou coupé en deux dans la longueur, ou de tuyaux de caoutchouc de fortune. C'est suffisant tant que les plantes sont jeunes, mais le ciel doit prendre le relais avant un mois, sinon, tout ce travail partira en fumée, et les caisses seront vides comme un garde-manger après une cérémonie funéraire toraja. Disséminés ça et là, les buffles paissent sans effort. Contrairement aux autres buffles d'Asie du sud-est, s'ils font acte de présence dans les rizières, ils ne sont pas employés pour les travaux des champs. Ils ne sont là, en effet, que pour engraisser et être revendus à bon prix à l'occasion d'une cérémonie en saison sèche. Notre guide nous informe que la veille, un Toraja qui travaille en Papouasie comme mécanicien qualifié du gros équipement de chantier dans les mines d'or, vient de faire l'emplette, pour la cérémonie de son père, décédé il y a deux ans, d'un buffle albinos à 370 millions de roupies, soit plus de 30000 euros. La barre est placée haut, qui la franchira ? En attendant, les paisibles bovidés font du gras et glissent leurs flancs lourds dans les mares de rizières pour en ressortir brunis, avant de recommencer... Ils n'ont pour point omega que les quelques minutes qui précèderont le coup de machète qu'ils prendront sur la jugulaire, encadrés d'une foule bigarrée, après avoir fait plusieurs fois le tour du hameau, retenus par une longe fixée à un anneau qu'on leur a accroché dans le museau et qui leur fait atrocement mal.
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Le matin, nous prenons une pause à l'abri d'un silo de riz décoré, dans la propriété d'une famille isolée. Autour d'une large cour de terre battue, une tongkonan fait face à trois silos - cela indique que la propriété est grande et la famille plutôt aisée. On nous apporte des bananes, du thé et du café, alors qu'une femme retourne les grains de café et le cacao disposé sur des nates pour sécher au soleil. A l'ombre, une jeune fille pile du riz : armée d'une tige de bambou, elle bat la céréale versée dans un mortier. Pour une parfaite régularité, elle alterne la prise en changeant de main à chaque frappe, tout en parvenant à faire rebondir son bâton, qui semble monté sur ressort, contre le récipient de pierre. Autour d'elle, se promènent des chiots que Célestin et Amphélise suivent à la trace. Le jardin, qui roule dans la vallée depuis la cour, procure à cette famille tous les produits frais dont elle a besoin : des bananes, des mangues, des fruits de la passion, des papayes, des noix de coco, du vin de palme, de la vanille, du café, du cacao, des patates douces, du piment... Ne manque que la flûte dans cette atmosphère bien pastorale.
Vers 17 heures, nous avons atteint notre destination pour la nuit : un premier village. Sur un pignon rocheux, deux cents habitants logent dans des tongkonans. Un vrai village tiré d'un conte de fée. Ou de l'esprit embrumé d'un architecte sous substances psychotropes, c'est selon. Chaque tongkonan fait face à sa version miniature, dans laquelle on conserve le riz, que l'on consomme tous les jours, à tous les repas. Marcus nous indique la nôtre : elle est magnifique ! Comme elle n'est pas tout à fait terminée, le premier étage n'a pas été investi, il sera donc pour nous cette nuit. La finition d'une tongkonan prend des mois, voire des années : chaque pouce carré de l'extérieur étant travaillé puis peint par un ébéniste spécialisé, la décoration est chronophage.
A l'étage, la disposition des pièces est identique dans toutes les tongkonans, avec des variations de superficie : au centre, une longue pièce conviviale, à laquelle on accède par un escalier latéral aux marches infernalement hautes - pour se protéger des nuisibles. Cette salle commune est flanquée de deux chambres plus petites, dirigées en principe vers le nord et le sud. Pas une fenêtre, les seules ouvertures, minuscules, sont assurées par de rares volets qui apportent un maigre éclairage. C'est, historiquement, sur ces trois pièces que la famille toraja organisait son quotidien. Il se trouve aujourd'hui qu'on ajoute souvent un étage à la base de l'édifice, et des dépendances sur le côté de la maison, pour en augmenter la surface et la rendre plus vivable. En dépit de ces aménagements, les Torajas vivant dans une tongkonan dressent une profession de foi que nous sommes amenés à méditer en dormant dans cet habitat : ils ont fait le choix, en premier lieu, de l'esthétique, et leur quotidien, guidé par ce choix, fait l'impasse sur certains côtés pratiques. Une vie guidée par l'esthétique, en somme ! Quelle audace ! D'ailleurs, au sein même de la société rurale toraja, d'autres choix sont faits, et nous verrons, dans plusieurs villages, un habitat plus moderne, plus pratique, jouxter l'habitat traditionnel. Mais le nombre de tongkonans en chantier que nous avons vues ne laisse pas de doute quant à leur pérénnité.
En parvenant au village, nous avons repéré une diguette de rizière qui fera un banc parfait pour assister au coucher du soleil, juste en face. Une fois posés les sacs dans notre chambre, nous filons vers les champs. Certaines parcelles, en contrebas, procurent un parfait reflet du ciel vespéral qui vire à l'orange. De fins épineux, dans un équilibre fragile, se tiennent en ligne droite face à l'ouest. Le temps se comprime, s'alanguit comme pour se saisir, l'une après l'autre, de chaque parcelle de culture pour la faire basculer dans l'obscurité. Comme pour l'habitat toraja, c'est l'esthétique qui prédomine ici, et la nuit prendra le temps qu'il faudra pour se poser sur tous ces royaumes de poche aux frontières incertaines. Derrière nous, un tuyau d'irrigation crevé siffle en laissant transpirer un filet d'eau qui peine à gicler. Il se prend pour une jugulaire du buffle, quant il ne serait, tout au plus, que celle d'une belette. Au loin, vers l'ouest, un gros nuage voudrait, lui, nous faire gober que Rubens vient de repeindre la voûte - devant tant de candeur, on ose à peine l'informer de notre opinion sur les grossier Flamand...
Juste avant que le noir n'emporte tout de ce qui est à voir, les derniers paysans sont revenus au village. L'un d'eux, en contrebas, longeant les diguettes devenues invisibles, semblait dessiner sur les reflets du ciel, avec le pinceau de son corps, le dernier souffle du jour - il était temps de partir. Nous sommes rentrés dans notre tongkonan : le dîner était prêt. Poulet cuit dans du bambou et petite soupe de légumes. Avec du riz. Une fois couchés là-haut, malgré l'opacité des murs, on voyait parfaitement les étoiles.
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Commentaires
Une pensée pour nos 4 baroudeurs alors que nous étions tous réunis hier soir pour les 19 ans d'Agathe.
Très grosses bises