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Dingue Singapour
Dingue. Truc de malade. Hallucinant. Invraisemblable. Histoire de ouf. Pas possible.
Pardon ?
Nous sommes arrivés hier, en début d'après-midi, par l'autocar express parti de Malaisie à 9 heures. Nous nous doutions bien que ce comptoir-ci, Singapour, n'allait pas nous chanter la même chanson que ce comptoir-là, Malacca, mais nous n'imaginions pas à quel point la musique serait différente ! Plus d'écart qu'entre une fugue et une symphonie... Depuis la petite musique de Malacca jusqu'aux grandes orgues de Singapour, qui exploite toute la gamme du capitalisme triomphant, on peut évoquer la partition.
Le bus nous a déposés dans Lavender Street, au nord de la ville. Un nom floral pour une arrivée en demi-teinte - une brume de chaleur s'est emparée de la cité, les nuages sont au plus bas, et chaque artère, à traverser, prend une éternité. Faire le tour, revenir en arrière, attendre sagement que le feu passe au vert (la police fait feu de tout bois ici, tout est réglementé, il est même interdit de mâcher... d'avoir du chewing gum sur soi !)... Chargés de notre encombrant paquetage, nous atteignons péniblement la bouche du MRT, le métro singapourien. Nous n'avons ni dollars locaux, ni résa, ni plan de la ville... On verra bien. On descend du métro à Clarke Quay, plus au sud, pour tenter de trouver quatre lits dans un crash-pad que nous a recommandé René, un Allemand rencontré à bord de l'autocar. Plein. A côté : plein. Pas une place dans le Blissful place, qui n'a de merveilleux, de béat ("blissful") que le nom. Même le dortoir de six lits emmagasinés dans dix mètres carrés sans fenêtre (à 25 euros la nuit !) est plein. Quatre Gaulois, dans Hongkong street, forment un conseil de guerre - on ne va pas se laisser aller... à l'attaque !
Nous avons fini par trouver un logement au City Centre Bacpacker Hostel, chez un Sikh plutôt sympathique... et on a des fenêtres ! Le dortoir contient quatorze lits... pas grave. C'est propre et plutôt bien foutu. Et central, le graal logistique du backpacker. On range les sacs dans les lockers et on file. Dans la rue, en ce mileu d'après-midi, les nuages sont toujours au rendez-vous, comme attirés par le sol, et les avenues anguleuses et larges sont investies par une épaisse grisaille. Non, Singapour semble ne pas vouloir de nous.
En fait, Singapour se joue de nous. Sur les conseils de José, notre couchsurfer de Malacca qui connaît la ville comme sa poche pour y avoir travaillé pendant vingt ans, nous remontons sur les quais, à deux pas de Hongkong Street, vers l'est. La ville, vue des quais, prend à nos yeux de l'intérêt, comme une graine qui commence à germer. Et on est en pays tropical : tout pousse vite. La graine se transformera rapidement en stupefaction. Pour l'heure, nous longeons la Singapour et ses façades aux couleurs pastel. La promenade est agrémentée de bancs de plastique de toutes les couleurs aux formes amusantes, sur lesquels les Singapouriens lisent, écoutent de la musique ou devisent. Beaucoup ont un iPad sur les genoux. Sur des estrades, les cafés proposent des consommations dont les prix nous font tressaillir. De nombreux expatriés, des Américains, des Anglais, des Scandinaves, des Australiens, éclusent des pintes dans la moiteur de cette fin d'après-midi. Par un petit pont, nous franchissons le cours d'eau pour arpenter la rive nord. Arrivés à proximité du delta, nous obliquons de nouveau vers le sud et longeons le prestigieux Fullerton Hotel, massive structure historique qui domine la partie ouest de Marina Bay. En se rapprochant de la mer, les bâtiments se raréfient, mais gagnent en hauteur. De manière spectaculaire. Le front de mer, autour de la baie, est une forêt de béton, de verre et d'acier. Debout, la ville ! Le spectacle est hallucinant. On est projeté dans un urbanisme futuriste, c'est presque de la science-fiction. La hauteur de New-York, combinée a la démesure de Dubaï et à la densité de Hongkong. Oh que Paris est loin ! Singapour semble penchée sur son avenir comme notre capitale de France sur son passé...
Jeter un coup d'oeil circulaire autour de la baie, depuis Merlion Park, terre-plein que domine un lion blanc assis, est une expérience visuelle : sur la rive nord, une immense ruche d'acier offre son dos piqué de cent mille losanges en relief qui d'ici paraissent coupants comme des rasoirs. C'est le théâtre des Esplanades, dont le jumeau, derrière lui, nous est invisible. A sa droite, en allant vers la Mer de Chine, un rideau de gratte-ciels découpe l'horizon, jusqu'à une série de gradins répartis en bandes de couleurs vives sur lesquels, occasionnellement, sont installés les milliers de spectateurs qui assistent aux régates organisées dans la baie. De l'autre côté de la baie, une fleur de lotus ouvre la rive est, dos à la mer : c'est le Artscience Museum, dont les 6000 mètres carrés abritent expositions temporaires et collections permanentes réparties sur dix pétales, ouverts de manière irrégulière, nommés fingers. Actuellement, se tient une expo sur Harry Potter - nous n'y couperons donc pas. En tournant un peu plus la tête vers la droite, on peut voir le clou de la baie, le total highlight, une construction d'une dinguerie absolue : le complexe Marina Bay Sands. Trois gigantesques tours à la façade concave coiffées d'un galet en forme de haricot de 340 mètres de long, en suspension à deux-cents mètres de haut. Ce navire de béton domine la baie et dégage une puissance incroyable. Le skypark installé au sommet, jardin de cocotiers et autres plantes diverses, lui donne des airs de bête à trois pattes au poil hérissé. A ses pieds, le lotus blanc du musée de l'art et des sciences semble un corail esseulé au pied d'un paquebot. Devant le Marina Bay Sands, posé à fleur d'eau, flotte un îlot de verre et d'acier tout en angles, aux vitres de guingois penchées vers les flots : la boutique Louis Vuitton, à laquelle on accède par une passerelle de teck, et dont le sous-sol, muni d'un trottoir roulant, mène au mall - The Shoppes, dans le ventre du navire. Nous entrons dans la boutique Vuitton : une Singapourienne munie d'un gros sac à main Prada essaie un gros sac à main Vuitton. Des jeunes filles enfilent des basket argentées. Raides comme la justice, une armée de vendeurs vêtus de noir les assiste. Au sous-sol, sont exposées les travaux de deux jeunes chinoises de Hongkong qui opèrent un rappochement entre vêtement et corps, vêtement et sculpture.
Singapour est en compétition, contre le monde, contre elle-même. La ville veut battre des records, hauteur, vitesse, taille, sommes d'argent, peu importe le domaine du moment qu'on est first... elle se nourrit de ces challenges pour se fabriquer un visage dont la plastique a été confiée à une noria d'architectes financés par des hommes d'affaires dont les moyens sont inépuisables. C'est la ville-spectacle - d'ailleurs, le Marina Bay Sands organise chaque soir un lightshow orchestral dont les éclairages inondent toute la baie à la tombée de la nuit. Féérique. Mais à la différence de Las Vegas, elle n'est pas née du spectacle : cete ville a une histoire. Celle d'immigrés arrivés de Chine par jonque, installés deux, trois ou même quatre semaines sans bouger sur le pont, assis, à redouter la dysenterie ou le scorbut, à rêver d'eldorado singapourien alors que la plupart finiraient par porter de l'eau potable depuis les collines environnantes, à gratter du charbon dans les mines ou comme coolies, pour débarder les navires du port. Et vivre entassés par dix dans des cubicles, cellules sans fenêtre des maisons de Chinatown, à proximité du quartier colonial, où vivent les Anglais, dans des demeures victoriennes flanquées de luxuriants jardins. Pour s'en sortir, une seule solution : le travail. Depuis, les Chinois de Singapour, qui constituent les trois quarts de la population, loin devant les Malais, la population autochtone, cultivent cette religion du travail. Et, sans doute, un désir de revanche. Dans les rues, en tous endroits, on brûle du joss paper et des montres, vêtements, liasses de billets, bijoux... en carton, achetés chez les grossistes pour que l'esprit des morts, qui circule ici-bas, favorise la réussite sociale. Taoisme, labeur : deux facettes d'un goût marqué - et visible ! - pour les success stories. A Paris, lorsqu'on est fortuné, on se réfugie dans la Villa de Montmorency pour jouir de l'entre-soi en toute discretion. A Singapour, on hisse haut le drapeau de la réussite pour le planter au sommet des tours, au vu et au su de tous.
Le coucher de soleil sur la baie restera un moment particulier - mais rien de tel que ce que nous avions vu jusqu'à présent en Asie. Pas de disque lentement plongé dans l'océan, non. On ne le voit même pas, le soleil, masqué par le tapis des nuages épais comme une moquette anglaise. La nuit tombe d'un seul coup, flop ! Des millions d'ampoules sont allumées en un clin d'oeil, et la ville balaie les ténèbres. Et notre émerveillement n'est pas terminé, loin s'en faut. Le mall du Marina Bay Sands est en soi un monument, et de fait de nombreuses oeuvres contemporaines sont exposées ça et là : rocher artificiel de métal luisant, lacis de fil de fer pendant depuis le plafond, fragments d'anémone géante... Rien ne semble impossible. De l'autre côté de la construction, une équipe d'architectes encore moins contrainte que les autres a imaginé les Gardens by the Bay. C'est un jardin extraordinaire, qui combine sur une bande de terre s'étendant vers la mer, des éco-systèmes de différentes partie d'Asie. Jungle, mangrove, forêt sont agencées en une immense mosaïque de verdure piquée de champignons géants. Ce sont des structures cylindriques évasées, végétalisées, dont les éclairages constituent un juste au corps lumineux qui change de couleur par modulation douce. Ces champignons sont reliés entre eux par une passerelle d'altitude, elle-même éclairée, qui zèbre le ciel.
Nous sommes excités comme des puces. Amphélise, totalement déchaînée, nous informe qu'elle prend ses dispositions pour s'installer à Singapour. Mais que l'on ne s'inquiète pas, elle s'organisera pour qu'on puisse se voir aux vacances. Célestin, lui, déclare que c'est le plus beau jour du voyage. Eve elle-même porte un regard d'enfant sur cette baie. Il faut dire, que depuis la grisaille de l'hôtel, quatre heures en amont, nous avons vu des choses prodigieuses... C'est presque trop, presque improbable. C'est Dingapour. Voilà pour nous un nouveau visage, un autre avatar de l'Asie, que nous n'avions qu'entrevu à Bangkok : la frénésie, l'hyper-modernité, le brouillage des limites - quel écart par rapport à nos tranquilles heures cambodgiennes, à baigner dans la basse-tension de l'évolution khmère ! Venir en Asie, c'est bouffer avec les paluches du nasi goreng servi dans des feuilles de bananes sur un coin de table usée par le temps, à palabrer ; c'est aussi témoigner de la vitesse de défilement du temps. Savoir que dans quelques temps, tout sera différent. Unité de mesure d'Angkor : le siècle. Autour de Marina Bay : la nano-seconde. Basse-pression, haute-pression, impressions.
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