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Encore une Venise ?
Lorsque l'autocar pénètre dans Banjarmasin, ville de plus d'un demi-million d'habitants, l'entrée dans les faubourgs, puis l'approche du centre rendent inexplicable le commentaire du Lonely Planet lu de nuit à bord du véhicule, la frontale vissée au-dessus des yeux : "Banjarmasin, une Venise de l'Est". De fait, la ville ressemble aux autres cités que nous avons visitées ici, à Kalimantan. Il faut une éternité pour accéder au centre, avaler des kilomètres de bitume embouteillé et flanqué de boutiques sans originalité particulière et s'enfoncer jusqu'au fond des bronches une pollution à épuiser toutes les ventolines du monde. Alors, lorsque le car vous recrache sur une large avenue sans trottoir que vous risquez votre peau à traverser, au pied d'un hôtel sans charme dont la direction loue les chambres à un prix sur lequel même un émir hésiterait, vous faites la moue.
Oui, la moue : Venise de l'Est... Teuf teuf... Les hôtels sont bondés, mais pas un touriste à l'horizon, il semble que nous soyons tombés en pleine semaine de réunions d'affaire. Dans les halls enfumés, on discute business en bahasa indonesia. Banjarmasin est la capitale de Kalimantan sud : on se sent plus dans un centre d'affaires que dans une Venise de l'Est. Mais c'est d'un centre d'affaires assez mou qu'il s'agit. Du monde, cependant pas d'agitation. Bof, bof... Alors, jaillit un ludion surexcité, la bouille toute ronde, de grands yeux rieurs, chaussures de chantier défoncées, pantalon et blouson élimés, qui a décidé de prendre à sa charge, sur son petit corps, toute la frénésie de la ville. Dans un anglais saccadé, Johnny nous suggère un hôtel, et se propose pour nous y accompagner. Le Biuti. Si si. On y logera à quatre dans une chambre sans fenêtre, sans aération, sans climatisation - le groom en entrant diffuse du Brise dans la chambre... Glauque, très glauque. On changera d'hôtel le lendemain matin. En attendant, on a Johnny sous la main, qui se propose de nous accompagner pour un boat trip au marché flottant. Venise de l'Est ? Non, vraiment, on n'y croit pas. Et puis, les Venise... du Nord, du Sud, de l'Est, de l'Ouest, on pourrait pas arrêter ? Per favore ?
Rendez-vous à 5 heures, du matin, bien-sûr, puisqu'il paraît que c'est à cette heure-là qu'on en profite le mieux. On est dubitatif, mais bon... Le lendemain, Johnny passe nous prendre, on rejoint une famille australienne et un jeune couple belge. C'est à dire peu ou prou tous les touristes présents à Banjarmasin. A Venise !
Quelques minutes plus tard, nous voilà à bord d'un longboat qui fait un bruit de pétarade de tous les diables, comme si on avait entassé une armada d'YZ, les assourdissantes Yamaha, dans ce petit moteur. A l'arrière, Johnny pique du nez - s'il faut reposer ce corps survolté, autant le faire dans le vacarme des forges de l'enfer ! On s'approche de la zone fluviale habitée. Les rives se rapprochent et la ville, rapidement, se métamorphose : l'habitat se débarrasse de tout étage supérieur tout en se tournant vers la rivière. Ces interminables faubourgs, ces larges avenues n'étaient donc que le masque de béton de Banjarmasin, qui en cachaient le visage, aux traits bien plus jolis. Ces longues bandes de macadam n'étaient qu'une piste sur laquelle la cité a pris son élan pour se jeter dans l'eau, plantée sur ses échasses. Derrière des panneaux de bois, Banjarmasin se frotte les yeux, réveillée par le vrombissement de notre barque. Nous nous faufilons entre les pilotis, et surprenons les premiers gestes du jour, par des volets ouverts : bruits de vaisselle, brossage des dents, toilette matinale. En s'étirant, la ville fluviale fait craquer le plancher qui la tient dans un fragile équilibre, mis à mal par notre tonitruante équipée. Arrivés au niveau du port, où sont amarrés cargos et transporteurs, notre longboat file vers le sud et oblique vers le canal principal, celui où se tient le marché flottant. Sur de courtes barques, des bananes tapissent le plancher de jaune pour mieux laisser émerger de petites vieilles à la voix aigrelette, tandis que sur des klotoks chargés jusqu'à la gueule, on transporte des pastèques qui alourdiront les chariots à bras de la ville neuve. Un commerçant plein d'astuce, nous ayant vu venir, nous propose une tasse de café et ses pâtiseries, qu'il nous tend au bout d'une lance munie d'un crochet. Des deux côtés, les rivages sont aplatis sous la lourde charge de bois dont Kalimantan se sépare pour faire vivre des promoteurs astucieux eux aussi, et, accessoirement, la population locale. C'est l'île qu'on débite, en rondins, ou, plus sûrement, en planches, pour tous les Pier Import du monde. Des montagnes de bois rouge et frais qu'on glisse dans la rivière comme sous un tapis.
Quelques pas à terre, derrière un johnny parfaitement réveillé et de nouveau survolté, nous mènent dans un des hameaux de la ville fluviale, auxquels on ne peut accéder que par bateau, à pied ou en mobylette. Les contacts sont faciles et amusés. Des artisans fabriquent, dans des ateliers de poche, les longboats qui demain sillonneront les canaux. Les plus petites de ces embarcations sont de vrais dug-outs, farbriqués d'une seule pièce de bois, fine et presque liquide déjà, sur les tréteaux. Les plus volumineuses, en planches fixées à une structure, accueilleront dix à quinze passagers, comme la notre ce matin.
Les enfants viennent saluer Célestin et Amphélise. Nous sommes dans une zone assez peu touristique, hors-saison de surcroît. On s'épie, on s'appelle, on se cache. On rit. C'est tout un joyeux cortège qui suit Johnny pour se rendre à un atelier de fabrication de pâte à mâcher. Une pâte bien étrange, qui se consomme également en Inde et dans le reste de l'Asie du sud-est, à quelques variations près : on récupère le revêtement intérieur de palourdes qu'on fait cuire pendant des heures sur un feu de cendres, pour les transformer en une pâte blanche épaisse. A cette pâte, on ajoute une noix et des épices, puis on enveloppe le tout dans une feuille de sirih, du betel. Cette friandise sera mâchée pendant des heures par les vieilles Indonésiennes, jusqu'à ce que leur salive devienne rouge sang. S'il faut un pretexte pour cela, qu'il soit répété que cette mastication renforce la dentition.
Après cette sympathique balade, nous avons regagné nos pénates, le temps seulement de refaire notre paquetage, pour changer d'hôtel, faire une sieste, et partir en quête de ce qui a motivé notre venue ici : un guide pour la jungle du pays dayak, où on projette de faire un trekking.
Et on l'a trouvé, notre guide. Oh oui !
Mais c'est une autre histoire...
Tags : ville, venise, sans, hotel, banjarmasin
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Commentaires
Banjarmasin la venise de l'est ?
moi qui pensait que c'était Strasbourg avec son quartier de la Petite France,
ou alors Suzhou
mais aussi Bangkok, Ljubljana, Agios Nikolaos, Alappurzah, Allepey et Saint-Pétersbourg