• Hampi pour moi

    Une fois arrivé à Hampi, au nord du Karnataka, je dégotai une petite chambre face à la rivière. En passant la porte, j'entendis un bruit et levai la tête : le ventilo paraissait bien suspect... J'approchai du mur et inspectai : le coquin avait placé dans une boîte en carton les plaquettes de beurre qu'il avait découpées dans l'air avec ses pales – il avait entrepris de les revendre aux marchands de dosa au ghee de Bangalore. Audacieux. Esprit d'entreprise – en revanche, pour ce qui était de rafraîchir la chambre, efficacité moyenne.

    Il plut cette nuit-là sur Hampi. Dans la sueur de mon sommeil intermittent, je me pris à espérer que la température repasserait sous la barre des mille degrés (échelle au choix du lecteur). Que nenni ! Mon baume du tigre, dans son flacon, avait pris la consistance du sirop. L'affaire était entendue, c'était sous un soleil de forge que j'allais séjourner ici. L'avantage étant, cela dit, que tu ne risques pas de te brûler les ailes en tentant de grimper vers lui – c'est lui qui descend vers toi et tout ce que tu touches. L'inverse de l'hubris, quoi.

    Bref, il fait chaud mais ça ne m'a pas empêché de parcourir mes quarante kilomètres en deux jours. Impossible de s'arrêter – trop beau.

    Le village est situé dans une sorte de cuvette traversée par une rivière qui barre d'est en ouest ce territoire béni. C'est ici que se s'est installée, pour deux siècles environ, la dynastie Vijayanagara qui succéda à celle des rois Hoysala dont j'avais vu les merveilleuses constructions à Halebid et Belur, plus au sud. Tout autour du plateau, des collines de granit forment un écrin à la mesure d'Hampi. Ces collines, ou plutôt ces éminences de roches brisées, peuvent faire penser à un tableau d'Arcimboldo dont le visage aurait été démantelé pour redevenir matériau.

    A Hampi, entre ces montagnes de mage et les temples des rois, les paysans ont planté de verdoyantes forêts de cocotiers ainsi que des champs de bananiers ou de maïs. Au fur et à mesure de ses pérégrinations sur le site, on avance dans la verdure ou des endroits désertiques. Extraordinaire.

    Lors de mon précédent séjour en Inde, un diplomate rencontré dans l'Orisha, au nord-est, m'avait parlé de cette cité merveilleuse. Depuis, ce nom trottait dans ma tête comme une boule de flipper et c'est pour ce lieu que j'ai décidé de retourner en Inde. Matériau géopoétique de premier choix, ce nom recouvre en fait une réalité qui est en effet à part. On peut, à mon sens, à juste titre parler d'Hampi comme on parle du Machu Picchu, de Bagan ou d'Angkor.

    Le lieu est littéralement investi par les constructions des quinzième et seizième siècles : partout des temples, des chapelles sculptées, une enceinte fortifiée... Il y en a tant que les paysans d'aujourd'hui ont récupéré certaines de ces pierres sculptées pour en faire des bancs, des clôtures et divers objets.

    Lorsqu'au lever du soleil, tu files au sommet du Matanga Hill, surmonté d'un temple blanchi à la chaux, tu en prends plein les mirettes. Des monticules de ce granit mikado à perte de vue, la rivière dont les méandres brillent au soleil du matin, de la verdure... et des temples à faire pâlir les hellénistes. C'est à couper le souffle. Cette élévation te permet de repérer les chemins à emprunter pour sillonner le coin.

    Je commence par le temple le plus central, celui où se rendent les pèlerins venus des quatre coins du Katnataka. On y célèbre des mariages et des sortes de baptêmes pour enfants de quelques mois à trois ans. Discrètement assis dans un coin de la pièce, je suis parvenu à suivre deux d'entre eux.

    La famille et le brahmane sont assis en tailleur atour d'un plat en aluminium et autres artefacts, comme une ardoise d'école, des craies, des cahiers de jeu ou de dessins – le tout entièrement neuf, encore sous blister. D'abord, on verse du riz sec dans le plat, puis le brahmane se met à psalmodier, de plus en plus vite, répétant ses mots en une litanie. Puis sur une coupelle, on fait brûler une petite pastille inflammable à côté de laquelle on place des bâtons d'encens. Plus tard, l'enfant ainsi que les autres membres de sa famille ont le front décorés du fameux disque nommé tilak, rouge pour les filles, noir pour les garçons. Des poudres d'autres couleurs sont cependant utilisées, comme un couleur safran, par exemple. Il peut aussi arriver que l'on entortille dans les cheveux du novice des feuilles de bétel pour en couper des mèches.

    Tout en continuant de psalmodier, le brahmane découpe l'emballage du matériel scolaire et fait écrire le nom de la divinité invitée pour l'enfant sur l'ardoise – guidé dans ses gestes par un adulte, puisqu'il ou elle ne sait pas écrire ! Les livres, cahiers et autre matériel scolaire sont ensuite donnés à l'enfant et ses cousins et amis. Pendant tout le déroulement de ce rite visant à favoriser la réussiste scolaire, les enfants que j'ai vus baillaient à s'en décrocher la mâchoire. On avait déposé autour de leurs cous un collier de jasmin.

    Au sommet du gopuram – structure pyramidale qui marquait l'entrée du temple – des hauts-parleurs diffusaient des chants hindouistes de voix très graves répétés en boucle. Les centaines de pèlerins tournaient autour du mantap principal, les femmes vétues de leurs plus beaux saris et les hommes de pagnes blancs ourlés d'une bande de couleur, bleue en général, dont ils retenaient, en un voile léger de coton, le bord de leur main droite.

    Dans Hampi, la forteresse du Zenana, construite en gros blocs de granit parfaitement agencés, donnait des airs de la forteresse de Cuzco, au Pérou. La dissémination des lieux de culte – jusque sur les collines les plus inaccessibles – rappelait Bagan, où les stupas semblaient presque, sur un large territoire, disposés au hasard. Dans l'ensemble royal, plusieurs bâtiments d'inspiration islamique me rappelaient par leur décoration élégante et leurs arabesques le Régistan de Samarcande... Quelque chose de magique semble relier ces lieux de légende, un fil invisible, un écho.

    J'avais en find'après-midi mis le cap sur le Mango Tree Café, pour rejoindre un groupe d'ingénieurs de Mumbai, trois garçons et deux filles d'une vingtaine d'années qui venaient de terminer leurs études d'ingénieurs. Autour d'un thali, nous avons parlé des Beatles, de musique carnatique, de voyages... Pour citer mon cher Blaise, je me sentais au cœur du monde.


  • Commentaires

    1
    Geraldine
    Lundi 23 Avril 2018 à 17:28
    Quel dépaysement nous vivons à travers ton récit ! Ça me passionne ! Enjoy
      • Mardi 24 Avril 2018 à 04:58

        Formidable ! Merci.

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