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LA Grèce, la Turquie, l'Albanie
Sur le remblai, taxis et autocars jaunes longent la baie sous un soleil de plomb. Aucun nuage n'encombre le ciel, filmé d'une pellicule de brume de pollution que les vents de la Mer Egée ne parviennent pas à déplacer. Face au petit Bed & Bath, face à la coupe au bol monacale du dôme aux tuiles bien rangées de l'église orthodoxe, face à tous les petits immeubles qui abritent hôtels de fortune et cafés pour les voyageurs à destination où de retour des îles, stationnent les ferries amarrés de la compagnie Blue Star et de ses concurrentes, prêts à cingler vers les innombrables îles des Cyclades – dont les plus orientales - Samos, Rhodes - se frottent le dos contre la Turquie, dernières pièces d'un puzzle géopolitique que cette dernière se régalerait à rebattre.
Au-delà des navires, le long de la côte vers le nord, les cheminées baguées de rouge et de blanc des usines se distinguent à peine de la nuée des grues du port de commerce, occupées à picorer les soutes des cargos qu'elles recrachent en boîtes multicolores dont le contenu se glissera dans le ventre des camions-remorques avant de se répandre à travers la Grèce. Nous sommes au Pirée, en partance pour les îles.
Dans les haut-parleur, découpant les syllabes à la hache, les annonces hurlent les noms des ports où accostera le Patmos vers la tombée de la nuit : Sy-ros, Pa-ros, Na-xos... Vêtus de jaune et de bleu, les employés de la Blue Star – sérieusement, pourrait-on s'inspirer davantage de Tintin ? - s'agitent entre les tables blanches occupées par les tribus d'adolescents, les jeunes couples et les familles – habitués ou néophytes – quittant le continent. A ma droite, Amphélise est occupée à écrire alors qu'Eve, casque sur les feuilles, est partie se promener sur le pont supérieur. Nous allons passer une semaine à Syros, dont la gastronomie est vantée à travers le pays. C'est aussi un caillou catholique perdu dans le jardin de l'orthodoxie grecque : en deux jours à Athènes, combien a-t-on vu de ces prêtres portant de longues tenues grises, à la barbe foisonnante - et dont la tête parfois encapuchonnée dans un fichu serré leur donne des airs de petit oiseau vu à travers une loupe ?
A Athènes, nous avons visité le Musée de l'Acropole, impressionnant bâtiment achevé récemment où sont mises à l'abri et exposées, de manière spectaculaire, des pièces récupérées un peu plus haut. Mais ce n'était en principe que l'amuse-bouche, le pédiluve avant le grand bain de l'authentique... Le lendemain, nous avons donc fait la queue dès mâtines, en bon touristes, à l'entrée des chemins sans âge qui mènent à l'Acropole, agglutinés devant un guichet occupé à distribuer le précieux sésame d'accès avec la même préciosité qu'une hostie un jour de Communion. Il fallait s'armer de patience pour obtenir l'autorisation de franchir les tourniquets barrant l'accès au Saint Graal de la Démocratie européenne. En ces périodes d'affluence, difficile d'apprécier pleinement le temple de Nike, le Propylée, le Parthénon, pris que nous étions dans la foule selfisante des visiteurs. Bref, de retour au pied de la Colline, après nous être à nouveau faufilés entre les oliviers, les avis étaient partagés... Comme ils le furent après que nous fûmes allés au sommet de la Colline du temple de Philopappos, à proximité et sans touristes – d'où pourtant la vue sur l'Acropole était de toute beauté.
Ce matin, afin de se libérer de nos bagots pendant la visite du Musée d'archéologie, nous avons pointé notre museau dans une des nombreuses agences de transport en car qui se trouvent à proximité de la Place Karaiskaki, au nord de la ville : celles-ci vendent à bas prix des billets pour l'Albanie, qui possède une longue frontière commune avec la Grèce, à l'est, loin de Rhodes et Samos. Tandis que le préposé, un adorable Albanais qui ne nous demanda ni argent ni détails pour conserver nos impedimenta quelques heures, hochait la tête en signe d'approbation, je balayai du regard les affiches postées au mur : des photos criardes d'avant la chute du Mur, probablement validées par Enver Hoxa, vantaient les mérites de Tirana by night, de plages dont la disposition des parasols était triée au cordeau et - comme partout dans l'ancien Bloc de l'Est, comme j'en avais vu tant en Arménie – de places immenses et désertes, au vert des pelouses gonflé à l'ancêtre de Photoshop et sûrement nommées d'après la République du coin, où ne circulaient qu'une poignée de Jigouli, Zastava ou Gaz avant une panne de rigueur. L'espace d'un instant, je fus traversé du désir fulgurant d'aller là-bas.
Ce serait pour une autre fois.
Notre ferry est désormais en mer. Secured at sea. En cette fin d'après-midi, alors que la température a baissé d'un cran et que la brise rafraîchit les corps, les collines de la pointe continentale de Sounio offrent au regard leur dos sec et rocailleux. A tribord, une île inhabitée, piquée d'éoliennes, se gave des légendaires vents cycladiques.
Nous filons vers Syros.
Et je n'ai pas fait de jeu de mots.
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