• La mauvaise réputation

    Lima a mauvaise réputation. Pas comme Caracas ou Mexico, mais tout de même. On a pu la dire grise, violente, inintéressante, voire laide. Du côté de CAFE, les impressions sont différentes. Bon, on ne s’est pas esbaudi à chaque pas devant la beauté du site, mais finalement, on y a passé trois journées tout à fait plaisantes. Enfin, deux surtout, car nous étions vannés à notre arrivée, encore plus que nous le pensions. Lorsque vous volez d’Océanie en Amérique, vous passez au-delà du dernier fuseau, c’est-à-dire que vous changez complètement d’horloge : en Australie, nous étions très en avance sur le GMT (de dix heures), là nous passions en retrait de cinq heures. Ce qui fait qu’en quelque sorte, vous perdez la notion du temps, c’est très étrange. Nous nous sommes donc couchés tôt le jour de l’atterrissage, mais notre horloge biologique, elle, ne nous a pas laissés allongés longtemps. Ce n’est qu’au petit jour que nous sommes endormis, mes chers compagnons de voyage et moi, après une nuit sans sommeil. Pour ouvrir un oeil vers midi, décalqués.

    Notre deuxième jour sur place (le premier complet) s’est donc déroulé comme dans un tunnel – on n’est presque pas sortis de l’hôtel. Cela dit, la chambre en elle-même nous rappelait à l’heure péruvienne plus sûrement qu’un condor en bonnet multicolore… Elle regroupait un plafond haut comme celui d’une nef, où se rejoignaient deux petites trappes arrondies dont l’accès, inatteignable depuis le sol, laissait la porte ouverte à notre imagination ; un miroir au cadre doré de dimensions gigantesques, qui couvrait quasiment un mur entier ; une tablette, dorée aussi, placée contre la paroi ; et, surtout, une terrasse logée dans un superbe encorbellement chemisé de bois, donnant sur la rue. Sur cette terrasse tout en longueur, une multitude de volets nous autorisaient à contrôler l’irruption de la lumière dans notre chambre. Sous ceux-ci, trônant sur une table basse, une statuette en terre cuite de type inca rappelait la décoration du reste de l’hôtel, équipé comme un musée de fortune : dès la réception, disposées sur trois étagères en équilibre précaire derrière une vitrine de guingois, d’autres statuettes blotties dans une épaisse couche de poussière, le regard inquiet, nous avaient vu arriver à l’hostal España, 105, calle Alzangaro. Elles semblent dialoguer en silence, depuis le fond des âges, avec la foule de statues banches qui sont les autres résidents permanents de l’établissement. Des créatures de papier mâché recouvertes de peinture mate, qui font office de sculptures néo-classiques. Une immense tête d’Alexandre le Grand posée à même le sol, l’œil gauche transformé en cœur par un visiteur facétieux ; une Vénus de Milo faisant office de vigie à l’entrée du bâtiment ; une ribambelle de chérubins soufflant sur le dos des résidents… Que font-elles la nuit, cette cohorte de figures blanches ou brunes – dansent-elles sous les lustres de cristal bon marché rythmant les longs plafonds de l’hôtel, ou bien continuent-elles de se toiser dans un classicisme bien sage ?

    Au troisième étage, une vaste terrasse aux multiples recoins, peuplée de paons, de tortues, de pigeons en mouvement autour d’autres statues néoclassiques, se recouvre lentement de chiendent, prise par la verdure. Comme dans une gravure de Piranèse, la plateforme se rétrécit puis débouche sur un petit escalier menant à une autre plateforme, plus petite, sur laquelle, à l’opposé, dissimulé dans un autre recoin, un escalier mangé par la vigne qui mène à une autre terrasse, puis un autre… Parvenus à l’avant-dernière terrasse –la dernière était inaccessible, encore ! - nous nous sommes retrouvés face à l’église Sán Francisco, dont nous aurions presque pu toucher les dômes du doigt, tant ce labyrinthe nous en avait rapprochés. La nuit où nous avions suivi ce dédale, avions-nous donc versé dans un Chemin aux sentiers qui bifurquent à la Jorge Luis Borges, et basculé dans le réalisme magique latino-américain ? Et les trappes de notre turne, deux petites portes arrondies que l’on ne pouvait ouvrir sans échelle, où menaient-elles ? Permettaient-elles de fouiller le cœur de la ville, où au contraire de s’en échapper ? Pénétrer au cœur des bâtiments coloniaux aux larges façades ocres, jaunes ou bleu-vert presque sans fenêtres barrés d’encorbellements en équilibre sur la rue, ou s’en dégager ? Quelles instructions aurait reçu Corto Maltese ici, au creux d'une lettre cachetée déposée dans la vigne par un brujo ? Ces statues blanches et ces petites sculptures brunes, la bouche ouverte, quelle langue parlaient-elles dès que nous avions le dos tourné ? Sans doute un idiome uniquement constitué de substantifs, des noms renvoyant aux objets et aux notions, un idiome débarrassé de toute conjugaison – trop éphémère, trop humain… C’est la tête pleine de questions que nous sommes allés nous coucher le deuxième soir.

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    Le troisième jour, malgré une nuit en pointillé, nous étions prêts à affronter la ville. Hop, direction la Plaza Mayor, aussi appelée Plaza des Armas, à trois cuadras de notre hôtel ! Sur cette jolie place, typique des zócalos d’Amérique latine, trône au centre une haute fontaine de bronze du seizième siècle, toute ronde, à étages, dont la cascade donne un rythme alangui à ce parvis plutôt moins emprunté par les voitures qu’ailleurs. Ici, on est à l’abri des klaxons qui partout dans le reste de Lima fusent pour un oui ou pour un non. Autour de la place, se trouvent entre autres le Palais du Gouvernement, l’Hôtel de Ville et la cathédrale. C’est le premier qui nous avait attirés ici, pour la relève de la garde, qui a lieu chaque jour à midi.

    Lorsqu’arrive l’heure, une musique presque funky se fait entendre. C’est, derrière la grille du Palais, la fanfare militaire qui entonne l’accompagnement de la relève, sur un air chaloupé. Elle se compose d’une section de cuivre à la puissance d’un croiseur (trois soubassophones, des trombones et une ribambelle de trompettes), une section de saxophones et des percussions (grosse caisse et cymbales). A gauche devant nous, en rang et immobile, la garde patiente, pendant qu’un trompettiste déchaîné… se lance dans un solo ! Et un sax alto prend le relais ! Zi-ba-doum-staf-staf ! Imaginons un instant l’orchestre de la Garde Républicaine française faire de même pendant que les chevaux marchent l’amble… Pour continuer,la fanfare nous gratifiera également d’un El condor pasa (si si !) et d’un air classique européen. Applaudissements, et tout le toutim.

    La Garde traverse l’esplanade et disparaît lentement tandis qu’au fur et à mesure la nouvelle Garde prend sa place. La chorégraphie est savoureuse : on lève un genou à hauteur de poitrine, on baisse la jambe d’un coup sec sans toucher le sol, la cheville fait basculer le pied vers le haut, puis, toujours avec la même jambe, on fait un grand pas en avant. Et ainsi de suite. Le Général Alcazar n’aurait pas rêvé mieux. Sur le perron, de chaque côté de la porte d’accès à double battant, un duo de trompettistes interviennent par moments pour rehausser le cérémonial. Eve entend une spectatrice ponctuer, parfois, d’un « ! Perú, levántate !» ("Pérou, lève-toi !").

    Nous nous sommes plus tard rendus au musée Larco Herrera, dans le quartier de Pueblo Libre, à l’ouest du centre ! Rafael Larco Hoyle est un homme qui depuis les années trente jusqu’à sa mort, en 1966, a arpenté le pays en tous sens pour y dénicher des pièces qui lui permettraient de dresser un historique des civilisations précolombiennes, les Moche, les Chimú, les Nazca, les Incas... Il en a amassé quarante-cinq mille, qu’il a rapidement présenté dans un musée, à la portée de tous. Un objectif pédagogique qui sous-tendait cette mission scientifique.

    Le musée est installé dans un superbe bâtiment blanc d’un étage bordé de jardins fleuris joliment entretenus. L’accompagnement pédagogique, initié par Larco et poursuivi depuis, est d’une clarté très plaisante et fait de ce musée un modèle culturel. Il permet, un tant soit peu, de faire le tri dans cette collection foisonnante. Y sont exposés des pièces très anciennes, comme un mortier sculpté datant de plus de trois mille ans, et des tableaux ou des retables du dix-septième siècle, après la Conquête.

    On connaît tous la fascination des sociétés précolombiennes pour le soleil et la lune, qui se reflétait dans les masques, plastrons et autres ornements taillés dans l’or ou l’argent. Mais la visite de l’établissement vous apprend que ces sociétés, essentiellement agricoles, vénéraient également une trinité divine qui répondait au désir d’avoir de bonnes conditions pour l’agriculture, donc la survie de la communauté – y compris la régularité climatique. Ainsi donc se combinèrent l’oiseau - venu du ciel et sensé favoriser la pluie – le félin – animal terrestre représentant la capacité des hommes à travailler la terre– et le serpent – animal souterrain symbolisant la qualité du sol, et donc des futures récoltes. De fait, nous avons pu voir dans cette magnifique exposition de nombreuses statuettes anthropomorphes qui associent à l’homme des crocs de félin, des cheveux de serpent et des attributs ornithologiques.

    Par ailleurs, nous avons senti germer les acquis de ce voyage, du fait qu’un sens anthropologique commence à émerger de ce périple à travers la planète – sens que nous essayons de transmettre à Célestin et Amphélise. La visite du musée nous a par exemple fait observer dans cette organisation d’un souci climatologique l’écho des préoccupations des paysans torajas du Sulawesi, qui nous confiaient en octobre que les efforts fournis dans leurs si belles rizières resteraient lettres mortes s’il ne pleuvait pas rapidement.

    D’autres points communs ont surgi. Dans ce musée, l’accent est mis sur l’acculturation du catholicisme en Amérique latine, ce síncretismo qui fait qu’à partir du seizième siècle, sous la férule des Espagnols, les Indiens, forcés de fabriquer des icônes chrétiennes, y intégrèrent leurs propres figures ancestrales, discrètement puis de plus en plus manifestement. Ce qui nous a amenés à établir une passerelle avec ce que nous avions constaté chez les Dayaks de Kalimantan, à savoir un christianisme teinté d’animisme, avec les danses effectuées autour des temples construits dans les longhouses.

    De surcroît, la manière dont les Incas considèrent que les ancêtres ont créé la Terre nous a rappelé la Tjukurpa des Anangus du Northern Territory australien, selon laquelle ce sont les premiers Aborigènes, hommes et animaux, qui par leurs déplacements ont créé les montagnes et les rivières, à partir d’un territoire vide et plat ; enfin, les sacrifices incas, bien que de fonction et de forme différente, nous remettaient à l’esprit les séances remarquables des cérémonies funéraires torajas, de même l’importance pour les Incas d’enterrer leurs morts (les plus prestigieux) avec des apparats d’une richesse stupéfiante, rencontrait l’écho de ce que nous nous étions dit au sujet des Torajas, qui passent une bonne partie de leur vie à préparer leur mort.

    Sur le sol fertile du voyage ont germé ça et là des fleurs que nous pouvons désormais nous mettre à ramasser en bouquet, des impressions, des sensations, des connaissances qui finissent par constituer une – modeste – carte des comportements humains.

    La visite du musée se termine par une petite salle, à l’écart, dans laquelle sont exposées les pièces érotiques des sociétés précolombiennes. Au-delà de la fonction propitiatoire de cet artisanat, visant à favoriser la pérennisation de l’espèce, certaines pièces montraient des actes sexuels tels que la fellation ou la sodomie – plus, si affinités ? L’ensemble, présenté avec sobriété et clarté, témoignait bien de la maturité des curateurs.

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    Le lendemain, pour notre dernier jour sur place, nous avons visité le Convento de Santo Domingo, superbe ensemble constitué autour d’un cloître fleuri et garni d’azulejos du dix-septième siècle importés de Séville. Ah, ce bleu… Une chapelle y a été érigée pour rendre hommage à Santa Rosa de Lima, la première sainte d’Amérique. Dans une petite salle peinte en ocre, sur le mur qui fait face à l’entrée, un portrait monumental a été fixé derrière une statue d’elle en gisante, le front caressé par un ange, dans un coffre de verre. Deux bouquets de roses fraîches offrent une part d’éphémère dans cet ensemble dressé pour les siècles. C’est très touchant.

    Nos billets pour Cusco en poche, nous sommes rentrés à l’hôtel pour nous préparer à affronter les vingt et une heures de bus du lendemain, assurés par la Compagnie Tepsa. Un petit pisco sour pour les grands, un jus pour les enfants, un ceviche de poisson cru au citron vert pour tout le monde, et au dodo. Nous partons en territoire inca.


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