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La solitude et la densité
Trente minutes de retard pour le 566401 à destination de Mangalore. Assis sur le quai numéro deux de la gare de Magdaon, je prends connaissance sans traiter vraiment l'information des différents retards de trains égrenés par une voix mécanique sortie des hauts-parleurs en anglais, en hindi et en konkani, la langue locale. Sur les bancs ou à même le sol, on s'est allongé un peu partout pour patienter. D'immenses tubulures qui courent entre les voies, sur toute la longueur du quai, gouttent au soleil : elles servent grâce à des tuyaux fixés avec régularité à nettoyer les voitures et recharger les réservoirs en eau, puisqu'un trajet peut durer quarante heures, voire plus. Dans une atmosphère au ralenti, à l'écart de la ville, une brise souffle qui est bien agréable. J'attends un train pour Gokarna : je retourne au Karnataka, après une brève exfiltration.
Effectivement, l'idée m'avait traversé de passer ma tête par la fenêtre de la géographie pour jeter un coup d'oeil à Goa, Etat que Nehru a récupéré de l'Administration portugaise en 1961 avant que le coin n'entre dans la légende pour son attrait envers les hippies puis les ravers et enfin la jeunesse dorée russe. Sans trop savoir pourquoi en fait, j'avais décidé de poser le pied sur le plus petit Etat d'Inde – frotter mon désir au silex du mythe, sans doute. Réalisant cependant que ce mythe, en fait, me laissait indifférent, c'est sans regret que je quitte Goa. Outre les églises impressionnantes de Velha Goa – la vieille ville, en portugais - et de Panjim, ainsi que des azulejos bleus et des noms de rues ou de magasins qui rappellent Lisbonne, je n'ai bien-sûr pas vu grand chose et serais bien incapable d'exprimer une opinion, mais il reste que la différence culturelle est considérable. Ici, comme en Europe au début des années 2000, le disque s'est raréfie : bien moins de tilak au front puisqu'on est en zone à forte population chrétienne.
Quarante minutes de retard pour le 566401 à destination de Mangalore. Pour être plus précis, il y a des Hindous à Goa, ils constituent même la majorité, mais ce qui saute aux yeux, ce sont la figure de Jésus, la figure de la Vierge et la croix qui peuplent la forêt de symboles dans laquelle on se promène sur ce bout de terre tourné vers la Mer d'Oman. Par extension, la vêture est plus occidentalisée qu'ailleurs – moins de saris, plus de jeans – et l'obtention d'alcool est plus aisée : le buveur de Goa n'est pas un homme qui flanche mais il doit faire attention à bien éviter de conduire en état d'ivresse, comme l'indiquent les affiches officielles.
L'Etat, très touristique, me rend presque invisible ici : on me demande beaucoup moins d'où je viens ou si je veux bien serrer une paluche. Quel choc – combien de fois, au Karnataka, m'a-t-on demandé si je voyageais seul ? J'avais décidé de répondre : « No, I am here with you », ce qui ne manquait pas d'amuser mes interlocuteurs. Il y a une telle densité en Inde – qu'on en juge : le pays est vingt fois plus peuplé que la France alors qu'il n'est que six fois plus grand. Cela donne une densité comparable à celle des Pays-bas, où l'on érige des polders pour gagner de la place ! Où que tu sois, en Inde, tu croises quelqu'un. A Hampi, dans les endroits les plus reculés, je remarquais toujours, à l'ombre d'un rocher, le corps allongé d'un dormeur. Lorsque tu es en car, sur de longues distances, tu verras toujours quelqu'un qui va quelque part. En Australie, tu peux être seul, aux Etats-Unis aussi, au Canada ou en Russie, en Finlande, en Chine même, à l'ouest du pays. Pas ici. Il y a quelque chose qui semble fasciner les Indiens dans la solitude, comme un pot de confiture placé sur une étagère hors d'atteinte.
De surcroît, avant d'acheter une casquette, je portais pour protéger mon crâne chauve un foulard orange acheté à Varanasi, la ville sainte du Gange, en 2011. On me faisait des remarques - me prenait-on pour la version aspirine des Sâdhus, ces mystiques qui promènent leurs yeux cernés de khôl trônant sur un corps couvert de cendres et gavé de hashich à travers l'Inde et se retrouvent tous les douze ans pour une fête mystique hallucinée nommé Kumbh Mela ? Il me plaisait d'en douter. Après une douzaine de jours au Karnataka et des centaines de compagnons de voyage d'un instant, c'est en fin de compte plutôt dans la touristique Goa que j'ai eu l'impression de voyager en solo.
Une heure de retard pour le 566401 à destination de Mangalore.
Je suis bien impatient de poser le pied au Karnataka à nouveau. Il me suffira d'un train. Si l'attente s'étire encore pour devenir aussi longue que la file de rickshaws devant le Taj Mahal, je me lève, j'endosse mon barda et file vers le sud en faisant « tchou tchou ».
Na !
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