-
Le visible et l'invisible
Il fallait bien prendre la poudre d'escampette et se résoudre à quitter Hampi. C'est fait, après que j'ai reporté d'une journée mon départ, pour passer quatre, non pas trois jours sur place. J'aurais pu en passer trente. Il y a tant de balades à faire, de choses à voir dans ce coin glorieux. Les temples, qui sont à tomber par terre - ce charriot de pierre ! - ne sont que la partie émergée de cet iceberg de roche brûlante. Il suffit de s'élancer sur les chemins qui passent entre les collines de blocs en tous sens pour en trouver un, de sens, à la visite.
Que de randos à faire, morbleu !
De surcroît, par sa taille, Hampi n'atteint pas la masse critique à partir de laquelle la cité indienne, n'importe laquelle, est un concentré de bruit. Peu de circulation, pas de klaxons. Parfait.
Pour le coup, il avait plu cette nuit, à l'aube de ma dernière journée sur place, et la température, pour la première fois, s'était recroquevillée sous la barre des mille degrés. Au crépuscule, déjà on s'agitait çà et là dans la ruelle où se trouvait ma guesthouse. Assis sur un tabouret de plastique, je dégustais un koppi brûlant en tournant la tête de droite et de gauche. En toute sororité, les femmes assises sur le perron se coiffaient l'une l'autre, faisant glisser un peigne sur leur longue chevelure de jais, les petites filles jouaient, les garçons me demandaient d'où je venais, les vaches lâchaient des bombes fécales qu'enjambaient pieds nus et sandales. Au sol, devant chaque demeure, on reformait fleurs de lotus et mandalas réduits à néant par l'eau de pluie. En face de moi, une des demoiselles du logis, munie d'une coupelle en plastique et de deux bols d'aluminium, recomposa une fleur de lotus à une vitesse qui maintenant encore me surprend. En quelques secondes, elle avait donné vie à un magnifique végétal de calcaire décoré d'un disque safran surmonté de rouge en son centre. Il y avait du style, du mouvement dans cet ouvrage de rien que la prochaine pluie ferait remplacer à nouveau, par gemination spontanée.
Je déposai sur le comptoir le verre vide puis me levai pour me rendre, une dernière fois, aux abords du Virupaksha Temple, où se rendent les pèlerins venus de tout le Karnataka, voire du reste de l'Inde. Je profitai de chaque seconde sur place, pris mon temps pour observer tous les détails. Le bain de l'éléphant, choyé par son cornac qui lui frotta intégralement le corps, tour à tour avec une brosse ou une pierre pour les parties les plus calleuses.
Autour du pachyderme, on frottait son linge, parfois en le frappant au sol comme une protestante du Minnesota bat ses tapis, sans doute pour en extirper quelque chose du malin. On se lavait aussi, en savonnant les corps petits et grands - sans se dévêtir pour ce qui est des femmes - puis en se rinçant à l'aide d'un pot de plastique vidé sur la tête. Un homme assis seul avait disposé autour de lui des images pieuses et il se maquillait avant de remonter faire le tour du mantap principal du Virupaksha. Frottant ses doigts contre un petit bloc de calcaire, il traça sur son front les trois lignes blanches que portent les Hindous en procession. Je remarquai à nouveau à quel point tous les hommes portaient des bijoux, du tour de hanche souligné par un cordon de cuir ceint d'une pièce d'orfèvrerie chez certains hommes aux boucles d'oreilles chez les plus petits garçons. Chaussées de leurs bracelets de chevilles, femmes et filles faisaient tintinnabuler la rive franchement joyeuse. En arrière-plan, deux canots à moteur assuraient la liaison avec la rive nord.
A la fin du bain de l'éléphant, je remontai les ghats pour retourner au temple avec ce petit monde et m'arrêtai en chemin pour prendre des photos des singes qui inlassablement arpentent les lieux, sautant de toit en toit à la recherche de bananes ou de noix. J'assistai de nouveau à des baptêmes de jeunes enfants, entourés de leur famille et du brahmane. Entrant en conflit avec ma sur-visibilité, j'essayais de me faire oublier pour observer ce théâtre...
L'après-midi, je rejoignis Naga, le frère de Suri, jeune homme qui m'avait guidé la veille parmi ce lieu de rêve que tous ici appellent Waterfall. Il s'agit en fait d'une rivière souterraine qui court sous un gigantesque ensemble de blocs de granit en tous sens roulant vers le village. Ainsi que Perséphone, Natascha Kampusch ou Mc Solaar, elle remonte à la surface de cet univers minéral par endroits avant de replonger dans le ventre de la Terre. Extraordinaire ! Je me baignai dans d'immenses piscines naturelles, seul, sous un soleil revenu battre le fer.
La veille, Suri m'avait informé de sa voix flûtée qu'à la saison des pluies, tout ce petit monde de roche est recouvert sous trois ou quatre mètres d'eau – c'était parfaitement impossible à imaginer en cette période de sécheresse, même si le granit avait été par endroits lissé par les flots – certains blocs, érodés de l'intérieur, étaient vidés de leur substance. La nature avait façonné la roche et des formes étaient mises au jour – ici un nez tombé de la face de Gulliver, là un cockpit, là encore un crâne. A Hampi, j'avais pu constater que le soleil était descendu si bas qu'il n'était pas utile d'essayer de se hisser à lui comme Icare – je remarquai également que la lune elle-même avait pris ses quartiers aux alentours de la rivière.
La seconde journée sur place, pour une randonnée avec Naga, fit apparaître que cette géologie se déployait sur un espace plus vaste encore que ce que j'imaginais. Au retour, nous nous arrêtâmes chez lui : il vivait avec deux de ses quatre frères et ses deux parents âgés, dont un père malade, dans une hutte faite de feuille de cocotiers appuyées contre une poutre centrale et recouvertes de bâches de mauvais plastique des sacs de riz. Avec lenteur, son géant de père arpentait le jardinet, vêtu d'un pagne bordeaux à rayures et d'un T-shirt blanc qui faisait ressortir sa peau cuivrée. Tout à la délicatesse de ses gestes, il était très beau.
La famille avait tout perdu lorsque le gouvernement, lassé de l'installation d'établissements sans licence autour de Hampi, avait envoyé un buldozer et détruit leur restaurant, sans autre forme de procès ni avertissement. Depuis, pour rapporter quelques roupies et subvenir aux besoins de la famille, les enfants travaillaient le matin dans les bananeraies environnantes, l'aprés-midi comme guides de fortune. Ils avaient cessé l'école à dix ans pour se mettre à travailler.
Sur la terre battue autour de la hutte, on avait planté un bananier et quatre manguiers, dont on me fit goûter les fruits encore verts en ce début de saison, servis avec leur peau et accompagnés de gros sel – délicieux. Mais l'heure de mon car de nuit approchait, je devais partir.
Je quittai donc Hampi à regret. A bord du bus de la compagnie Paulo Jesus, qui vient de démarrer, nous roulons vers Goa et la mer. Devant, derrière moi, les rideaux rouges des couchettes sont tirés – j'entre dans la nuit et la suite de mon voyage.
-
Commentaires