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Loin
Avant-hier, en fin de matinee, FARCE, dans une ultime mutation, est devenu CAFE a nouveau. Nous avons claque un bec sur la joue rêche du gars Roger, laquelle a l'heure qu'il est est sans doute glabre comme une fesse de nouveau-ne. C'etait a El Calafate, devant le Huemul, un hostal majoritairement frequente par des Israeliens en goguette a travers la Patagonie pour fêter la quille, apres trois ans de service militaire - des jeunes hommes et femmes peu enclins a dormir, donc. A cet instant, la parenthese d'une augmentation de notre groupe se refermait. Elle s'etait ouverte dans l'obscurite et le froid du sud patagonien, sur la rive ouest du detroit de Magellan a Punta Arenas.
Loin d'ici.
Ce soir-la, le deux decembre, comme lorsque Nicolas Bouvier avait rejoint son ami Thierry Vernet a Belgrade, c'est un vin epais comme la nuit qui avait rechauffe les corps, alors que sur les langues glissaient des histoires de route, de soleil et de glace, d'avions et d'hôtels, de peinture et de litterature. Les valises ne furent même pas ouvertes - trop de choses a raconter. Nos semelles portaient encore la poussiere du Canyon de Colca, dans le sud Perou, et en grattant un brin, on y aurait decele aussi, certainement, celle du Chemin de l'Inca, agglutinee depuis le Machu Picchu, peut-être egalement celle, rouge-sang, du Kata Tjuta, dans l'Outback australien, voire du Pays dayak - pourquoi pas, celle du tarmac de Phnom Penh, recoltee dans la moiteur d'une journee de juillet ?
Eve et moi - les enfants non plus, certainement - n'oublieront jamais ces retrouvailles, dans une cabaña aux plafonds bas comme ceux d'une maison de poupee. Pour avoir de l'eau chaude, il fallait actionner le robinet cinq, dix fois, avant que le chauffe-eau ne se mette en route. Nous avions laisse ouverte la porte de la salle de bains, de peur que tout ce qui s'y livrait ne se terminât congele, ce qui nous aurait laisse dans une position bien embarrassante. Une petite porte, dont le loquet tombait au sol des qu'il etait tire, donnait sur un jardinet ou une poussette rouillee, sans couffin, un enorme refrigerateur des annees cinquante, tout en arrondis, et quantite d'autres objets s'enfoncaient lentement dans la terre et dans l'oubli. Le travail du temps y etait a l'oeuvre avec un serieux de professeur en blouse grise. Au fond, dans la remise en tôle ondulee aux murs de guingois, vivait sans doute un vieux bonhomme aux lunettes d'ecaille vêtu d'un costume de velours elime, personnage dont Kaurismaki se serait delecte.
Voici donc une autre facetie du voyage ! Il vous place face aux machoires des glaciers, vous installe au coeur des temples incas, vous promene sur les levres fumantes des volcans, mais ne neglige pas, par ailleurs, de fixer dans votre memoire, au fer rouge, ces monuments de rien, ces temples oxydes, eriges sans emphase.
Loin des canons.
Avant-hier, donc, nous sommes montes a bord d'un autocar a deux etages de la compagnie Andesmar, pour rallier Puerto Madryn et la peninsule de Valdes, mille cinq cents kilometres au nord. Mais pour un dernier coup d'aiguille sur la carte embrouillee de notre sejour en Patagonie, le bus a file... plein sud ! Sur Rio Gallegos, precisement. Pour une pause de quatre heures dans cette cite grisâtre arrimee a la côte atlantique pour ne pas s'eparpiller dans la lande.
Si vous allez un jour a Rio Gallegos, sachez que la gare routiere jouxte un immense Carrefour ou vous pourrez jouer avec un caddie si vous n'en avez pas vu depuis plusieurs mois, mais que ce jeu vous lassera bien vite... Alors, comme nous sans doute, vous grimperez a bord d'un bus de ville pour jeter un coup d'oeil au centre, et vous serez de retour apres une boucle d'une heure sans etre bien sûrs d'avoir vu un centre-ville... Les rues y sont par endroits pleines d'eau comme des piscines qu'on aurait oublie de vider, et les maisons s'y succedent comme les grains traversent un sablier, avec rigueur mais sans espoir.
Loin de tout.
De Rio Gallegos, a l'heure même ou Roger avait dû poser un pied a Buenos Aires, nous avons enfin pu filer vers le nord, par la route côtiere. Le bus en avait pour dix-huit heures, on avait bien le temps... Au petit matin, une lumiere blanche a traverse les cortinas pour se glisser jusqu'a nous, comme pour nous inviter a jeter un oeil a l'exterieur. Apres plus de mille kilometres, nous etions toujours en plein dersert. Sur la gauche, vers l'ouest, des broussailles pas plus hautes qu'une paire de bottes de gaucho s'accrochaient a une terre brune que le temps et le vent avaient aplati comme une crêpe. La lande filait vers la côte pour plonger dans le sable immacule d'une plage longue de plusieurs milliers de kilometres. Dans l'Atlantique, les lames se chevauchaient dans un grand desordre, et au sommet de cette cavalcade, le panache blanc de l'ecume partait en miettes sous les coups de patte d'ours du vent - les gouttes ainsi disseminees franchissaient bien cinquante a cent metres avant de retomber au sol. A l'horizon, la ligne noire de l'ocean donnait des coups de reins a la masse de nuages qui fondait sur elle, et on avait l'impression qu'avec un levier on aurait pu faire sauter le couvercle blanc et devoiler le cerveau du ciel.
C'etait le 20 decembre, la fin du monde etait proche. Même le Pere Noël semblait nous conseiller de fuir.
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