• Pas de Malacca

    Alors que nous léchions la longue spatule de macadam qui longe la Mer d'Andaman depuis Kuala Lumpur, en autocar, une vérité m'est soudain apparue, jaillie des panneaux de moquette verte fixés au plafond, décorés de flèches tous azimuts. Il fallait me rendre à l'évidence, redevenir lucide : Malacca n'existe pas ! Mais bien-sûr, tout cela n'était qu'un rêve - notre bus filait bien vers le sud de la péninsule malaise, mais il n'atteindrait pas sa destination, à savoir, une image logée dans le creux de nos tempes ! Le ruban de bitume allait s'enrouler autour de l'axe de la Terre comme un serpent s'entortille sans fin autour d'une branche. Malacca n'était qu'une idée borgésienne, de l'encre jetée à la mer, une fiction écrite sur un parchemin capturé par le rêve.

    Malacca, la jumelle symbolique de Samarcande ! Deux facettes d'un même mirage - l'une océanique, l'autre, continentale. Les deux cités n'existaient pas plus l'une que l'autre, évidemment ! Là-bas, en Asie centrale, le Reghistan n'était qu'un monstre de sable gratté par les caravanes qui, une fois passé le détroit du Bosphore, déversaient sur nous leurs soieries et leurs fables. La forteresse de Malacca ? Une créature liquide imaginée au large de Sumatra, dont les navires marchands ancrés dans les ports hanséatiques, peuplés de fieffés menteurs aux mains calleuses et au verbe haut, nous avaient vendu les écailles de sirène pour nous endormir.

    Le port de Zanzibar, encombré de sacs chargés de clous de girofle : fable ! Les ascenseurs de Valparaiso, projetés depuis le Pacifique vers les contreforts des Andes : fable ! Malacca et ses cousines étaient sculptées dans les songes.

    Nous n'arriverions donc jamais.


    Il est 16h31 en ce jour d'août, un des derniers du mois. Mes chers caravaniers grattent à mes côtés. Amphélise rédige un article pour sa rubrique sur notre blog, Célestin trie ses clichés, et Eve dessine de ravissants croquis sur son carnet de voyage. A nos pieds la rivière se faufile jusqu'à la mer. Le Riverin, où nous sommes assis pour boire un verre et nous rafraîchir, offre une position stratégique : un coin d'ombre sur la promenade de teck qui longe le cours d'eau depuis le Nord. Sur la rive opposée, la Church of St-Francis Xavier s'efforce de dresser deux pataudes tours carrées crénelées dont les coins se terminent en pointes blanches. Genre ! Un mur adjacent, de couleur ocre, lance comme une pelote une série de façades couvertes de fresques multicolores qui cette nuit, lorsque s'allumeront les lumières de la ville, baigneront dans les reflets de l'eau leurs figures de carnaval. Dans l'étonnant silence de Malacca, les troncs des cocotiers, revêtus de guirlandes électriques, formeront un rideau de lumière dont la tringle, comprimée, serait toute tordue.

    Dans Chinatown, pour l'heure, les boutiques de grossistes sont en train de fermer. Pour vos cartons de feux d'artifice, votre papier cadeau par rames de milliers de feuilles de papier crépon rose frappées de dragons dorés, pour votre vaisselle de restaurant, vous repasserez - on ferme à 17 heures tapantes. Zaijian, et à demain. Les temples de Harmony Street, eux, restent ouverts davantage, sans doute pour témoigner un peu plus longtemps de la possibilité d'aligner, sur quelques mètres, une mosquée en forme de pagode chinoise munie de chapiteaux corinthiens et d'azulejos portugais, flanquée d'un minaret blanc, puis un temple hindouiste aux multiples alcôves latérales imprégnées de vapeurs d'encens et de l'odeur des pois chiches et du riz qu'on offre à Shiva, et enfin un temple chinois, à la fois confucianiste, bouddhiste et taoïste, dont les lourdes portes laquées de noir sont décorées de deux dragons dorés qui se font face. Dans Harmony street, on peut, si on se place au bon endroit, embrasser la sédimentation cultuelle de Malacca d'un seul coup d'oeil. Malacca, c'est l'histoire d'un sultan qui fut renversé par des Portugais qui furent chassés par des Hollandais qui furent mis à la porte par des Britanniques auxquels ont succédé des Malais. Mais comme on ne se substitue jamais complètement, la porosité esthétique, philosophique, économique a fait le jeu de l'échange. On parlait en ville, au seizième siècle, quatre-vingt quatre langues en tout. Javanais, arabe, persan, cantonais, mandarin, hindi, tamoul, malais... Lorsque, par an, deux mille vaisseaux accostaient dans le port.

    Tout occupé à imprimer son roman national, le gouvernement malaisien raconte aujourd'hui, dans les musées qui exposent le passé de la ville, l'histoire des méchants européens qui avaient fait fuir un gentil sultan, et, pleins de convoitise, avaient levé de telles taxes sur les navires marchands qui mouillaient dans le port, en échange d'une maigre protection contre les pirates du Détroit, que le commerce s'était étiolé puis éteint tout à fait. L'histoire d'une ville qui avait été anesthésiée - les Hollandais, tout particulièrement, en prennent pour leur grade... Et à la fin, sa gourmande voisine, Singapour, en avait profité pour se baffrer et grossir, grossir, grossir... Mais à la fin de l'histoire, elle finirait bien par exploser ! Et là, on verrait bien de quel bois de santal Malacca se chauffe !


    Mettre les pieds à Malacca, c'est naviguer entre le mythe et la réalité. C'est, sans se déloquer, plonger dans un bain où se marient les troubles eaux du rêve et celles, plus claires, du réel. Remonter les artères de la ville jusqu'à son coeur liquide. Entrouvrir l'aorte. Pour se laisser conquérir par les fragrances - la cannelle, le pendan et la citronnelle - se faire renverser par le bruit - le son des canons, le claquement du fouet, le verre brisé, les beuglements de matelots et la voix flûtée de la fille du Sultan - être colonisé par les images - la toile asymétrique des jonques chinoises et les coffres chargés de soie multicolore - être traversé par le goût - le rhum, le satay et le durian.

    Ô comme le voyage se plait à passer au tamis du réel la poussière de l'imaginaire pour mettre au jour des pépites de vie !


    Nous sommes logés par José et Kauthaman, un couple adorable rencontré par le biais du réseau social Couchsurfing. Notre première expérience de ce type du voyage, d'ailleurs. José est ce qu'on appelle un ours - une montagne d'une gentillesse, d'une bienveillance sans égales. C'est lui qui est venu nous chercher à Sentral, la gare routière de Malacca, au volant d'une antique Proton aux fenêtres bloquées. Il a l'oeil rieur et une barbichette poivre et sel taillée, porte les cheveux longs attachés par un catogan et arbore deux tatouages aux motifs maoris, un sur le bras, l'autre sur le mollet. José a repris une existence malaisienne à plein temps après avoir travaillé pendant vingt ans au Shangri-La, un prestigieux hôtel de Singapour... dans le service sécurité. Il est sans emploi depuis cinq ans - "just relaxing", dit-il - ce qui ne pose pas de problème financier car Kauthaman, son partenaire, est chef de clinique dans l'hôpital public de Malacca. Kauthaman, plus petit, est également plus réservé. Mais loin d'être timide : lorsqu'il vous pose une question, il articule patiemment, dans un anglais sophistiqué, mot par mot, syllabe par syllabe, d'une voix très douce et précise, en vous regardant droit dans les yeux, mais avec délicatesse. Il porte son attention sur vous comme si vous êtiez son unique sujet de préoccupation. Tous deux sont originaires du Sous-continent : José d'Inde et Kauthaman du Sri-Lanka. Catholiques non pratiquants, ils vivent dans une maison très agréable, avec Rajah, un oncle âgé de 91 ans qui a gardé toute sa vivacité intellectuelle, et une employée de maison indonésienne de Semarang nommée Sutira. Ils possèdent également six toutous, que José, tous les soirs, va promener, ce qui fait de lui, chaque jour à ce que le zodiaque chinois nomme l'heure du chien, une araignée contrôlant une lourde toile de corde de six couleurs. Lorsqu'il rentre au bercail avec son escouade de quadrupèdes, il s'occupe de son jardin : il prend grand soin des frangipaniers, des hibiscus, du pendan, des bananiers, de la citronnelle, des ananas, des bougainvillées... et des pitcher plants - nepenthes, en français, des plantes carnivores dont les fines tiges, tombantes, se terminent par des réservoirs verticaux tout en longueur  très résistants et qui ont pour fonction de retenir un suc produit par la plante pour attirer les insectes, les prendre au piège et ainsi la nourrir.

    Nous avons été accueillis de manière princière - en contrepartie de quoi José et son ami ne demandent qu'un chose : converser. Ils sont d'une grande générosité. Ce soir, ils ont mis les petits plats dans les grands, et nous avons eu droit au full set de la gatronomie indienne maison : du poulet korma, mariné dans une préparation à base de noix de cajou et de curry frais; deux sortes d'épinards préparées de manière savoureuse; des cotelets de poisson, croquettes accompagnées de sauce au yaourt parfumée au piment rouge; du riz; des fruits et de la glace au chocolat. C'était divin ! Ensuite, José nous a emmenés faire un tour dans la zone que tous appellent ici le Portuguese Settlement, quartier peuplé de descendants des Lusitaniens qui ont maintenu vivantes, à travers les siècles, leur culture et leur langue - en les mariant avec la culture et les langues locales. A notre retour, il nous a longuement exposé à la fois les mérites et la méthode à suivre pour profiter de Singapour - où nous ne passons que trois jours !

    Célestin et Amphélise jouent souvent avec les chiens et sont tout excités, dès le matin, à l'idée de les retrouver. Bon, ceux qui me connaissent savent que je ne partage pas l'impatience quotidienne de mes biquets, mais peu importe, nous sommes bien ici... Nous ne restons pas chez nos amis demain soir, car c'est trois nuits qu'on était convenus de passer ici, et nous partons pour une dernière nuit à Malacca, à l'hôtel Chang Hoe, sur Harmony street, face au temple hindouiste, avant de partir pour la grande rivale, Singapour. Et poursuivre notre aventure.


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