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Port de Semarang
Il est 19h50 – mes chers compagnons de voyage et moi sommes sur un banc, au premier étage de la salle d’attente de la compagnie maritime Pelni. Dans le port de Semarang, île de Java, en partance pour Bornéo. Le départ du navire est prévu à 21 heures, et l’arrivée à Kumai, demain à 20 heures… La chaleur, l’atmosphère, l’organisation – tout semble indiquer que ces horaires ne seront pas respectés. Mais laissons les choses se faire…
Java, Borneo – ces noms résonnent dans ma tête comme un écho avec lequel j’ai l’impression d’avoir toujours vécu. D’aussi loin que je me souvienne, ils m’ont toujours fait rêver. L’Indonésie est un asile géopoétique de premier ordre. Qu’on en juge : outre Java et Bornéo (Kalimantan, en fait, mais cela ne fait qu’y ajouter), Sumatra, les îles de la Sonde, les Célèbes, la Papouasie, les Moluques, Komodo... Dans les entrefilets de Pif Gadget, les articles de la BD Mon Journal, les rubriques voyages de Piscsou Magazine, des photos gagnées dans le chocolat Poulain, ces mots imprimés à l’encre bon marché me transportaient plus rapidement qu’une Peugeot 504. Avant Segalen, Bouvier, Maillart, Kerouac, Monfreid et les autres. La simple évocation de ces noms libérait pour moi des fragrances insolites, des images intrigantes, des désirs d’ailleurs qu’une vie ne saurait combler. C’est là, dans les replis de l’enfance que se logent les rêves les plus fermement ancrés, tout au fond.
Trente ans plus tard, j’y suis, à Java. Avec mes minots. En partance pour Bornéo.
La salle d’attente forme une symétrie parfaite avec les flots : nous sommes, littéralement, au cœur d’une marée humaine. Des centaines, des milliers sans doute, d’Indonésiens qui se dirigent vers le nord de l’archipel. Et nous, qui sommes apparemment les seuls touristes occidentaux du lot. A nos côtés, des enfants jouent, on discute, assis sur des paillasses de fortune, mais le hall baigne à présent dans une certaine mollesse. La mer humaine est au repos, à peine emportée par la houle. Les passagers sont arrivés très en avance, dès ce matin pour certains, et les corps sont fatigués. Allongé sur une couverture bleue, un bébé s’est endormi juste devant nous, emmailloté dans un batik or-chocolat. Sa mère agite au-dessus de lui un éventail, et sa grand-mère, allongée sur le ventre le menton posé sur une écharpe pliée en tas, le regarde tendrement. Célestin est occupé à faire des photos – il en a fait d'époustouflantes ces derniers temps. Amphélise cherche le petit hippocampe de métal qui vient de tomber de son bracelet – sans trop d’espoir.
Bref, on patiente. Assis au milieu des cartons, des boîtes, des sacs, des valises.
Chacun grimpera à bord du KM Leuser – s’il arrive un jour – avec sa fortune, ses rêves, son paquetage et ses peines. Eve a remarqué, à une dizaine de mètres, un homme qui tousse et a l’air bien mal en point. Malade, certainement. Je lui ai justement montré tout à l’heure une photo de sa fillette, et il a souri faiblement.
Il est 22h30, le bateau n’est toujours pas à quai, et les annonces ressemblent au babil électrique diffusé par les haut-parleurs de la gare dans Les vacances de Monsieur Hulot. En français ou en indonésien, ces instructions sont, où qu’on se trouve, toujours aussi inutiles. Quoi qu’il en soit, après s’être levés et avoir patienté debout pendant une heure, barda sur le dos, les passagers se sont de nouveau assis. Personne ne se fâche, un retard pour lequel, sous nos latitudes tempérées, on couperait des têtes, n’entraîne ici que quelques sourires. C’est avec l’humour qu’on s’en tire, comme souvent. Et une bonne dose de résignation.
Nous sommes arrivés dans le pays hier, de Singapour. Autant dire que le choc du passage n’est pas encore absorbé. Entre la stupéfiante modernité de Marina Bay et la torpeur des faubourgs de Cirebon, à Java, la différence est de taille. Nous avons atterri à Bandung, dans l'ouest de l'île, après un vol à bord d’Air Asia. Singapour, Bandung, Cirebon, Semarang, Kumai, c’est le seul moyen que nous avons trouvé pour nous rendre à Bornéo, dans la jungle. Après l’avion, nous avons enchaîné avec le bus de Bandung à la côte nord. Puis aujourd’hui, encore six heures de bus pour atteindre Semarang, avant de filer direct sur le port. Ce sont donc trois journées bien chargées. Roots. On ne tenait pas particulièrement à louper le bateau : le prochain est dans huit jours. Toute la famille est fatiguée, mais que c’est exaltant ! La jungle. The djeungueule. Puis le pays Dayak, à Kalimantan est, et ensuite, sans doute, les Célèbes : le pays Toraja, les îles Togian… Enfin, si le bateau accoste.
En dépit de ces contraintes de transport, nous sommes enthousiasmés par nos premières heures indonésiennes. Le paysage, tout d’abord : ces longues heures d’autocar nous ont permis de retrouver ces paysages de rizières si charmants, que nous n’avions plus vus depuis la Thaïlande. En effet, ils ont disparu de la péninsule malaise : la Malaisie s’est livrée, au premier degré et presque tout entière, au commerce de la palme, et le territoire est peuplé, à perte de vue, de palmiers. Le pays en est le premier exploitant et fournit presque la moitié de la production mondiale ! Du nord au sud, à l’exception du centre, où sont fixées les plantations de thé et les réserves de jungle, l’uniformité des palmeraies domine. La Malaisie, palme-mosquée-tuba ! Les rizières, donc. Sur Java, lorsque les vallées sont resserrées, c’est en plateaux que l’on fait pousser le riz, sur des langues de terre qui lèchent la montagne au plus près. Lorsque les gorges se dénouent, c’est sur de vastes plateaux que l’on le cultive, et les plaines sont plus vertes qu’un moinillon descendu d’un galion après un long voyage. Comme sur le reste de l’Asie du sud-est, les bananiers, les manguiers et les cocotiers réclament leur écot territorial, en particulier lorsque l’on s’approche des zones habitées. La côte, que nous n’avons aperçue aujourd’hui que depuis l’autobus, est magnifique, et la mer, qui est mauvaise sur cette partie de Java, garantit aux habitants un sursis touristique.
Nous avions décidé de sortir des sentiers battus : nous voilà servis ! Pas un Occidental à l’horizon depuis notre arrivée à Bandung… L’accueil que nous réserve la population, en tous endroits, est très plaisant. On nous aide, on nous conseille, on vient nous voir à chaque coin de rue, dans l’autobus, dans les gares, partout. On a parfois la sensation d’être peints en bleu tant nous sommes l’objet de la curiosité des habitants – mais les sourires sont francs et joyeux. Les rencontres sont nombreuses, et Célestin et sa sœur sont vraiment choyés : une femme leur a offert son éventail alors que de grosses gouttes de sueur perlaient à leur front, dans ce hall à la chaleur accablante. Se déplacer en Indonésie, manifestement, prendra du temps, notre présence ici en témoigne, mais la visite est prometteuse...
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