• Prolifération et fusion

    Debout dans le car, coincé entre les rangées de fauteuil archi-combles et les sacs de riz posés au sol, je repensais à ma journée. Aux visites successives, sous un soleil de fauve, des temples d'Halebid et Belur. Sous le nez rouge de ce nom de duo comique, il y a deux ensembles d'édifices religieux de premier ordre, construits par la dynastie Hoysala il y a huit-cents ans dans le Karnataka.

    Erigés dans une architecture en forme d'étoile, tous ont ceci en commun que l'intégralité des parois extérieures est couverte de frises. Sur la partie basse, une première rangée d'éléphants semble soutenir la structure, sur des dizaines de mètres, puisqu'il faut faire le tour de l'étoile, pointe après pointe ! Comme posées sur leur dos, pour une deuxième ligne (comme on dit au rugby), des créatures léonines, parées elles aussi de colliers et bijoux, font le tour du bâtiment à l'instar des pachydermes, en une « ronde » qui n'a pas de fin. Sous l'oeil auguste des divinités sculptées dans les strates supérieures - surplombant les oiseaux - les strates intermédiaires alternent combats très réalistes avec scènes bachiques : musiciens, danseurs, amants du Kama-Sutra ondulent avec délice.

    Ces frises vont de la dentelle la plus délicate au plus profond haut-relief. L'effet est spectaculaire : comme projetées vers l'extérieur, les créatures donnent vie à la paroi. Il y a du danger, de l'effroi, du désir, des plaisirs. La multiplicité des êtres, des divinités et de leurs avatars constitue une prolifération formelle qui contredit dans le détail ce qui de plus loin semblait soumis aux lois de la symétrie. J'avance l'idée que ce tourbillonnement, à l'extérieur des temples, provient du mouvement centrifuge produit à l'intérieur par des colonnes que l'on trouve dans les salles hypostyles. Je m'explique. En ces colonnes font penser à un empilement de disques de pierre de taille variable, si variable que l'on jurerait que ces géantes sont en mouvement sur un tour de potier, comme des derviches ! Les colonnes donnaient l'illusion de projeter vers l'extérieur les formes des frises : c'était magique. Cette dispersion prolongeait ma réflexion sur l'Unique et le multiple.

    Hélas... ayant pris une pause à l'abri d'une tonnelle, je sirotais un chaï quand je fus approché par quatre hommes habillés de blanc. Ils voulaient, comme souvent, que je les prenne en photo. Avec plaisir ! Aïe, batterie vide, pas possible. En prenant langue avec eux, j'appris qu'ils appartenaient au BJP, le parti du Premier minsistre Narendra Modi, et qu'ils faisaient du porte à porte pour les élections du 12 mai. J'engageai donc la conversation, et comme il fallait s'y attendre, j'entendis s'égrener la liste des problèmes que l'Inde avait à affronter, sur le compte de laquelle les mots « Terrorist... Muslim... Bad » n'étaient pas des moindres. Au demeurant, mes quatre interlocuteurs (un fermier, « la colonne vertébrale de l'Inde », un étudiant et deux hommes politiques) avaient des solutions, au rang desquelles les mots « Nationalisme... poigne ferme » n'étaient pas non plus des moindres. Il est vrai que le Pakistan fut mentionné à plusieurs reprises. Outre la pomme de discorde historique qu'est le Cachemire, Etat du nord-ouest dont l'appartenance est disputée depuis la partition du Sous-continent qui suivit l'indépendance en 1948, les Indiens affirment désormais craindre des incursions des Talibans à travers les centaines de kilomètres de frontière commune. Mais lorsque l'on songe à la taille de leur armée, nourrie par une population de bientôt un milliard et demi d'habitants... De fait, mes interlocuteurs me parlèrent également de vivre-ensemble, cependant les éléments de langage restaient pour moi difficiles à démêler d'un point de vue sur la coexistence.

    Quoi qu'il en soit, je me trouvais donc, en cette fin d'après-midi, debout dans le car qui me ramenait vers Hassan, à une heure de route de Belur. En dépit de son âge, l'autocar filait à vive allure. Les fenêtres ouvertes apportaient un peu de fraîcheur vespérale. J'avais dans la bouche le goût des deux jus de canne à sucre au citron vert que venait de me servir un homme qui parlait à sa petite fille en versant le breuvage – avec cette fierté mâtinée d'inquiétude qu'ont tous les jeunes pères. A chaque kilomètre, mes mains s'enfonçaient un peu plus dans le vinyle du repose-tête sur lequel je prenais appui. Devant moi, une famille de Tamouls rentraient vers le sud et le Tamil Nadu. Les deux hommes du clan avaient les ongles habillés de vernis rouge. Sur les genoux de l'un d'eux, une femme s'était allongée pour se reposer. Elle portait un sari rose fuschia surpiqué de fils dorés, des bracelets à la cheville et des bagues à deux doigts de pieds. Derrière eux, un couple d'Intouchables se serrait autour de sa petite fille aux cheveux en bataille et au regard de mage. Sa mère, dont la peau noire luisait au soleil rasant, avait le visage émacié. A l'arrière du car, on tentait de dormir, les uns sur les autres – la route serait longue jusqu'à Bangalore, terminus du car ! Et encore, arrivé dans la capitale du Karnataka, tout ce petit monde aurait à charger le riz sur son dos et marcher ou prendre un autre véhicule bondé... Par les fenêtres, nous parvenait le parfum légèrement musqué des forêts d'eucalyptus, qui s'équilibrait avec la note fraîche et sucrée du jasmin porté en colliers çà et là. On parlait tamoul, on parlait kannada – d'autres langues du sud de l'Inde, qui sait ?

    Ces langues, ces parfums, ce goût, cette sensation au toucher, toutes les couleurs... On ne sait jamais quand ni comment la bascule s'opère – même si pour moi c'est souvent en accompagnement de la fin du jour. Les perceptions venaient de fusionner. Je n'étais plus qu'une sensation. Ce n'était plus moi qui traversais le pays, mais l'inverse.

    J'étais en voyage.


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