• Quitté l'Asie

    Petite mort du voyage… Dans une ultime secousse, le corps fébrile de l’Asie nous a expulsés, via un Airbus de la compagnie Jet Star, jusqu’au tarmac de Melbourne, loin, loin des rumeurs de l’Indonésie. Vers 22h50, dimanche 21 octobre, heure de Denpasar, trois mois et demi après notre départ de Paris, les roues de l’avion nous ont arrachés d’un coup sec, comme on arrache un sparadrap. Net.

    Célestin était en mode surexcité. C’est lui qui avait choisi cette destination. Une étape moderne, rassurante même, sur ce trajet baroque comme une mystérieuse sacoche vaudou, contenant à la fois le sourire du Bouddha et la figure nourricière de la Pachamama, l’argent des dalles du Palais royal de Phnom Penh et l’or des Incas du Pérou, les orangs-outans et les Patagons… Moi, je n’en menais pas large. Je m’étais attaché à cette bande de terre dominée par l’Everest, suspendue aux puissantes épaules de la Chine et de l’Inde, qui s’affinait vers le sud tel une femme prise dans une gaine, puis finissait par se disperser en une infinité de fragments éparpillés autour de la Mer de Java, comme si son sac à main avait été vidé dans l’océan.

    Le sort, de surcroît, avait décidé de nous jouer un de ses tours. A peine avais-je eu le temps – deux petits jours et puis s’en vont – de retrouver mon ami Stéphane, que je n’avais pas vu depuis 1990, et ainsi de faire le point sur… les vingt dernières années, au bas mot, que le voyage nous rappelait à lui, grosse bête affamée. Vous retrouvez un ancien copain, anxieux de savoir ce qu’il est devenu – le courant va-t-il passer à nouveau ? – et, par ricochet, ce que vous êtes devenu, et hop ! vous basculez un peu plus sur la planète, comme emporté. Ce que moi, je suis devenu, je ne sais pas trop, mais pour ce qui le concerne, je ne tarirais pas d’éloge. Il a opté pour la vie balinaise il y a une quinzaine d’années, et y a mené sa barque avec ingéniosité. Il vit aujourd’hui avec sa femme Jane, australienne, et ses enfants de treize et dix ans, Aria et Azel, dans des conditions de rêve. Mais il n’est pas tombé dans le piège dans lequel Eve et moi, au Mexique, au Sri Lanka ou ailleurs, avons vu maints expatriés se vautrer. Attitude colonialiste, paternalisme, mépris… Sa lucidité, son ouverture, sa curiosité nourrissent au quotidien son humanité, et c’est très bien ainsi.

    Jane et lui nous ont accueillis avec une attention et une générosité sans égales. Ils nous ont remis les clés d’une villa fabuleusement agencée et meublée, décorée avec goût, et ont fait de ces deux jours une bulle légère pour accompagner nos derniers moments asiatiques. Nous avons bu du vin, assis sur la terrasse circulaire posée sur le toit de leur maison, lorsque les étoiles miroitaient à la surface de la piscine depuis laquelle on peut promener son regard sur les rizières en terrasse qui bordent le jardin, puis la goûte à Papa Jules, dans la cuisine, plus tard, aux basses heures de la nuit ; nous avons acheté des produits de la mer au marché de Jimbaran, des sardines, des crevettes et des encornets que nous avons jetés sur la plancha, allongés sur un fin tapis d’huile d’olive, avant de les chatouiller avec des brins de romarin ou de persil ; nous avons joué avec la marmaille ; nous avons remonté le temps comme on remonte une vieille horloge, avec émotion. Nous avons refait le monde. Nous étions bien. Pour contrefaire Paul Nizan, je dirais que « nous avions quarante ans. Je ne laisserai personne dire que ce n’est pas le plus bel âge. ». Merci, l’ami.

    Mais il fallait quitter l’Asie. Scratch !

    L’avion a glissé sans soubresaut sur la piste bien peignée de la capitale de l’état du Victoria, au sud-est de l’Australie. Il était 7h50, heure locale. C’était la première fois, depuis plus de cent jours, que nous ressentions le froid, du moins au niveau de la mer. Moins de vingt degrés, c’était quoi, ça ? Célestin rayonnait : il faisait froid ! Au niveau des odeurs, itou : nous étions au rayon surgelés. Pas une fragrance, pas un parfum, rien à se mettre dans le groin.

    Le skybus nous a déposés à quinze minutes à pied de notre hôtel, un Formule 1 situé dans le centre-ville. Contrairement à ses cousins d’Europe, celui-ci possède une joile façade victorienne. Rien à voir avec les monolithes sans âmes de nos banlieues françaises, dans nos zones commerciales à l’inquiétante gémellité. Au pied du bâtiment, immobile comme un horse-guard, nous attendait Michèle, ma mère. Quelle fête de la retrouver, à l’autre bout de la planète – Amphélise et Célestin se sont rués sur elle !

    Une fois posés les bagots, nous avons fait nos premiers pas de touristes sur les trottoirs de Melbourne alors qu’un soleil de fin de matinée commençait à réchauffer l’atmosphère. Même en plein jour, la ville était d’un calme… Pas d’embouteillage, pas de klaxons, pas de mobylettes, et des trottoirs, en plus ! De vraies amples bandes de bitume rien que pour nous, simples bipèdes ! Plus besoin, ici, de slalomer entre la chaussée et des bas-côtés morts nés, on était autorisé à survivre sans carrosserie ni pot d’échappement. Agréable. Moins funky, ô combien ! mais agréable. A la pause méridienne, les jeunes en uniforme scolaire battaient le pavé pour aller déjeuner. Les jeunes filles, les cheveux clairs rassemblés en une queue de cheval, agitaient leurs mollets blancs et grassouillets. Les garçons, un pan de la chemise dépassant de la ceinture, tenaient hors de leur short leurs jambes poilues qu’ils avaient plantées dans de lourdes chaussures noires informes – et pourtant pas deux paires n’étaient identiques ! – dont dépassaient d’épaisses chaussettes blanches ou grises. Ils portaient ouvert leur blazer frappé à l’écusson de leur grammar school. Parfaitement parallèles, les avenues du CBD, le centre-ville, scandaient en cœur le lien qui unit le pays à la Grande-Bretagne : William Street, King Street, Queen Street, Elizabeth Street… Autour les parcs, les grilles peintes en noir portaient des indications recouvertes de peinture dorée, comme en Agleterre. Du côté de la rivière Yarra, on aurait pu se croire à Liverpool. Sur les larges et calmes avenues, à Edimbourg. Et même, lorsque le soleil couchant semblait ériger à la hâte une foule de tours de toutes formes, à Singapour. Nous étions en fait aux antipodes.

    J’avais encore une boule au ventre. L’Asie me manquait. C’est le soir, en regagnant nos pénates depuis la rive sud, après avoir longé les murs de la National Gallery of Victoria, élégant monolithe gris entouré de fontaines posé en vigie face au grand parc du centre, puis en prenant appui sur la rambarde pour jeter un coup d’œil à la nuit qui venait de se poser sur la rivière, trouée par mille feux et comme lissée par les boyaux des vélos de course qui inlassablement sucent le macadam de la ville, comme des hamsters font tourner leur roue sans répit, puis en traversant l’ensemble moléculaire de Federation Square, aux savantes asymétries, que j’ai accepté d’être là, et pas ailleurs. Les sables des côtes indonésiennes, dans lesquels nous avions posé nos empreintes, avaient été lissés par les rouleaux d’écume de la mer de Java. L’immense territoire, fragmenté en îlots recouverts de jungle ma coiffée, venait de se rassembler en un souvenir, et son avatar avançait désormais sous mes yeux d’un pas rapide dans des rues tracées au cordeau. Il portait un costume anthracite et filait dans la quiétude de spacieux trottoirs en réglant ses affaires sur un iPhone 5 dernier cri, sans même un regard pour la légion de joggeuses enveloppées dans des leggings noirs, l’oreille chatouillée par des écouteurs et le visage rougi par l’effort, qui l’accompagnaient et le soutenaient dans sa mission : maintenir le pays au sommet du classement mondial de l’IDH, l’indice de développement humain établi par les Nations Unies . L’objectif, visé avec détermination, se devait d’être atteint dans la sérénité. On était loin du tumulte des villes asiatiques. Même mes photos, mes premières impressions du continent, étaient silencieuses.

    La nuit maintenant s’était emparée de la cité. Nous avions un pays-continent à traverser.


  • Commentaires

    1
    sylvie ulis
    Samedi 3 Novembre 2012 à 22:32

    coucou les voyageurs!! de retour de Bretagne (eh oui yen a qui ne vont pas si loin!!) je me précipite pour rattrapper mon retard de lecture de vos aventures!! bon changement de continent, tout bien pour tt les 4

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