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Radeau-chalet pépère*
Il est environ 16 heures. Assis à côté de moi, Eve et les enfants travaillent. Eve entame une dictée de son crû par « Quand le soleil se couche, où va-t-il ? », à l’adresse d’Amphélise. Accent, pas d’accent, tiret, pas de tiret, Amphélise ? Tempête sous un petit crâne. Célestin, lui, est plongé dans la rédaction de son carnet de voyage. L’espace de travail est agréable : nous trônons sur une terrasse de bois surplombant la plage ouest de Pulau Kapas. Les clous rouillés qui dépassent de partout, les voilages usés par le sel et la pluie, le linoleum bleu ciel et la table de guingois n’entachent en rien le plaisir qu’il y a à rédiger ici. Au contraire…
Le dernier speed-boat du jour cingle à présent vers le continent, et le bruit de son gros moteur diesel se fond petit à petit dans le clapotis. L’île vient de couper, pour la nuit, le cordon la reliant à la civilisation. Il ne faudra au bateau que quelques minutes pour rejoindre la jetée opposée, noyée dans une brume de chaleur descendue sur la côte. Face à nous, en contrejour, elle blanchit la ligne de crête qui dépasse à peine de la rive continentale sur des kilomètres avant de se perdre dans l’horizon. A nos pieds, plus personne ne se baigne, c’est à basse-tension qu’on fonctionne ici. Tranquille.
Le ramadan prenant fin lundi (bon courage, Jawad !), aucune liaison maritime ne sera assurée sur deux jours. Dilemme cornélien pour notre troupe : quitter les lieux avant, ou partir plus tard ? C’est pour la seconde option que nous avons craqué. Nous allons donc passer une semaine complète sur notre caillou de verdure et de sable posé en Mer de Chine. Par conséquent, nous avons échafaudé ce qui ressemble à un emploi du temps.
Le matin, nous partons à l’assaut des coraux qui bordent l’île. Le plus beau spot sur lequel nous ayons plongé se situe sur la côte nord, sur l’isthme qui sépare Pulau Kapas de Gem Island, sa petite sœur. Et on s’en donne à cœur joie ! Célestin et Amphélise sont très à l’aise en enfant-grenouilles ! Armés de nos minuscules mâts de caoutchouc, on survole des tables de madrépore larges comme les lentilles du télescope Hubble et des concrétions minérales fongiformes géantes protégées par des chevaux-de-frise coralliens coupants comme des keris - dagues malaises à la lame ondulée - autour desquelles évoluent des bancs de poissons multicolores dans les entrelacs d’une lumière pénétrée par le vitrail de la surface et sans cesse modifiée par la houle.
Notre voyage nous amène à assister au monde, et, à défaut de le comprendre tout à fait, à en appréhender les formes, ses multiples avatars, qui se succèdent depuis Phnom Penh, où nous avons atterri il y a un mois et demi. Or, le snorkeling illustre bien cette sensation : allongés à la surface, chaussés du ridicule triptyque chaussons-masque-tuba, le dos rougissant comme une bourgeoise, on assiste à un merveilleux défilé de couleurs. On assiste au monde sous-marin comme on vit un rêve, dans un silence à peine troublé par les roulements du fond de l’océan et le cliquetis des coraux. Par moments, des centaines de poissons apparaissent soudainement, comme une volée de flèches lancée du fond de l’océan, avant de se ranger en formation pour évoluer ensemble avec une vivacité stupéfiante, comme s’ils voulaient nous faire comprendre un message, mais écrit, par facétie, avec l’alphabet de Neptune, faisant de nous de bien malhabiles Champollion. Dans ce monde dont on ne fait pas partie, on veut bien de nous car nous sommes inoffensifs : quel mal pourrions nous causer avec nos trente secondes d’autonomie en apnée ? D’ailleurs, seul le vaillant poisson-clown prend vraiment acte de notre présence, qui gicle de son anémone pour faire face et nous signifier qu’il est prêt à tout pour défendre sa famille, les autres poursuivent leur ronde comme si de rien n’était.
Dans notre emploi du temps, l’après-midi, c’est séance de travail pour tout le monde : lecture, écriture, dessin... Deux heures passées à l’abri de la chaleur, en suspension au-dessus des flots. Avant de replonger en début de soirée, histoire de vérifier qu’aucun grain de sable ne perturbe la ronde de nos créatures polychromes. En début de soirée, on file sur un des quatre ou cinq restaurants de la plage, pour déguster poisson sauce aigre-douce, ou poulet au citron, sur la plage en profitant du soleil couchant. Jazz à gauche, reggae à droite, y’a qu’à choisir. Hier soir, c’était Bob et Peter. D’une île à une autre. Ce soir, c’était sans musique, mais encore une fois, Rose, la patronne du Qimi Chalets, a bien fait les choses. Nouilles au fruit de mer pour Eve, poulet en sauce accompagné de légumes et de riz pour les enfants et soupe tom yam de calamars à la citronnelle pour moi. En plus, Rose nous a invités, dimanche, pour fêter chez elle Hari Raya, la fin du ramadan. Buffet géant sur le sable ! Toute joyeuse, la tribu !
* Rions ensemble en dénichant le nom du groupe californien qui se cache derrière ce titre pour partager un des jeux de mots les plus nazes de l’histoire de l’humour.
Tags : poisson, petit, bien, ayons, plage
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