• S'arracher

    Pas facile comme rôle, pour l’île de Java, de passer après les Célèbes… Comment faire pour tenir tête à cet archipel de rêve, qui avait fait tourner les nôtres, de têtes, pendant trois semaines ? C’est ce que nous allions voir !

    Nous avons quitté les Togian dimanche 7 octobre, par le ferry parti pour Ampana à l’heure du tigre. La veille, notre logeur du losmen Hinda Malenge, la mine entendue, nous avait informés qu’il fallait être prêts pour 6h15, et comme la jetée se trouvait à une dizaine de mètres du ponton de l’hôtel, pas de souci. C’est donc dans un état semi-gazeux que nous avons perçu des cris, vers cinq heures du matin – nous devions embarquer immédiatement, le navire allait appareiller dans quelques secondes. Aouch ! Valises mal fermées, sacs bombés, chaussures sans chaussettes, bouteilles qui dépassent, tee-shirt à l’envers, linge à sécher oublié sur le fil, de même que le chargeur d’ordinateur, que la femme de notre logeur nous refile nonchalamment alors que nous brisons là dans une ambiance convulsive. L’embarcation ? Pleine comme un œuf – on s’installe sur le gaillard d’avant, assis sur notre valise entre les mobylettes stationnées, sans abri contre le soleil. Pour une traversée de neuf heures. Avant sept heures du matin, déjà, il ferait une chaleur à faire fuir les mouches. Pas grave. En milieu d'après-midi, nous passons à proximité de deux îles jumelles en forme d'éléphants plongés dans l'eau, qui signalent l'approche d'Ampana.

    Pour suivre en sonorama, cliquer ici :

    Sur place, vers 17 heures, on enchaîne direct et on s’engouffre dans un mini-van, direction Palu, sur la côte ouest de l’île, dans l’espoir de prendre un avion pour Java. Le mini-van démarre : on est trop serrés pour les douze heures de route, on râle. Ma voisine, pour ne payer qu’un billet, garde ses deux filles sur ses genoux, plusieurs cartons à ses pieds et une dizaine d’autres dans le coffre. Le chauffeur s’arrête, réorganise l’agencement général, passagers et impedimenta, et nous redémarrons… toujours aussi serrés. Pas grave, de toute façon, on avait prévu d’arriver épuisés à l’aéroport. La prévision s’est muée en certitude, c’est tout. Action !

    Le mini-van, ni une ni deux, grimpe dans les hauteurs dès la sortie de la ville, et en une poignée de minutes, nous voilà pas mal de coudées aux dessus des flots, masqués par un tapis de nuages sur lequel rebondit la lumière safranée du soleil couchant. La tête hirsute des hauts palmiers qui font rempart entre la mer et la route, à flanc de montagne, découpe la toile orange en une multitude de petits fragments que la nuit suce comme des bonbons, l’un après l’autre. Comme toujours sous ces latitudes, lorsque le ciel vire à l’orange, l’air s’adoucit tout en s’épaississant, et on a d’un coup la sensation que le temps ralentit. Les yeux dans le vide, dans cette ambiance cotonneuse qu’augmente une pointe de mélancolie à l’idée de quitter les Célèbes, je laisse la voix de Bowie glisser dans mes oreilles les lyrics de Sweet thing :

    Boys, it’s a sweet thing…

    I’m glad that you’re older than me

    Makes me feel important and free

    Soudain, entre chien et loup, à travers la surface vitrée du véhicule qui tutoie les corniches, je me surprends à scruter la cascade de verdure qui s’obscurcit en parvenant au niveau de la mer, et parmi les têtes mal coiffées des cocotiers, inspiré que je suis par le Thin white duke, j’en cherche une, tout particulièrement : celle de l’adolescent que j’étais, il y a de longues années déjà, la chevelure en cascade sur le dos, walkman Sony vissé sur les feuilles, agité, impertinent et inquiet...

    Nous avons atteint notre objectif aux basses heures la nuit, lorsque le chauffeur nous a déposés devant l’aéroport de Palu. Après vingt-quatre heures sans sommeil. Et une nuit mouvementée : ce Pescarolo du Sulawesi a dépassé les 150 kilomètres/heure sur les petites routes de campagne, il faisait la course contre ses congénères, le bougre… On a posé notre paquetage au sol, devant l’enfilade de guichets des compagnies locales : Merpati, Garuda, Lion Air, Batavia Air. Batavia Air… Ca doit être, pour une ex-colonie hollandaise, ce que serait Air Camembert pour le Sénégal, non ?

    Bref, les bureaux n’ouvrent qu’à neuf heures, il nous faut patienter. Un visionnage familial d’Intouchables plus tard, nous mettons la main sur le précieux sésame pour la suite de ce périple : quatre billets pour Surabaya, dans la partie est de l’île de Java. Et c’est Batavia Air qui a emporté la mise. Ils étaient, confessons-le, les seuls candidats. CAFE, après un peu plus de trois mois on the road, est passé maître dans l’art exigeant de la logistique. On ne réserve rien, on improvise tout, mais l’ensemble fonctionne, comme par magie. Eve, tout particulièrement, domine son sujet, comme un cavalier sa monture. Applaudissons-la des deux élytres !

    L’achat de nos quatre billets nous permettra donc de relier Java, et, d’une certaine manière, la dernière partie de notre séjour en Indonésie. Une liaison qui est aussi déchirement, car c’est le cœur gros que nous quittons les Célèbes. Et le voyage, lui, oxymore perpétuel, poursuit son œuvre de tissage à partir des deux fils que sont le lien et la rupture. Mais pour quel motif ? Ah, non, pas de motif ! Souvenons-nous de la profession de foi de Saint-Nicolas (Bouvier), patron des voyageurs : « Un voyage se passe de motif. »

    Dans le bruit du vrombissement des deux réacteurs d’un Boeing 737 datant de fin Jimmy Carter, début Ronald Reagan - lorsque l’enfant que j’étais fendait la bise sur un petit vélo de course vert de marque Jacques Anquetil, dans une résidence des Yvelines – nous nous sommes arrachés du sol sulawesi d’un mouvement net de bascule, pour relier l’Indonésie méridionale et gratter cet ailleurs qui anime notre présence ici. Et là.


  • Commentaires

    1
    sylvieUlis
    Jeudi 11 Octobre 2012 à 20:23

    article très cinématographique vraiment : merci de partager le voyage, c'est thérapeutique pour moi, ici Paris. Bisous

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