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Sac et ressac
Vous entendez ce cliquetis ? Ce sont les cailloux tapissant le fond, mélangés au sable, qui se frottent les uns aux autres, massés par la marée. Dans la Mer d'Arabie, salée comme un saucisson d'Arménie, vous avez tout loisir, allongé à la surface la face au soleil, de vous croiser les mains derrière la tête et de prendre un brin de temps à ne rien faire d'autre que glisser vos oreilles dans l'eau et vous plonger dans ce panorama sonore, le museau en l'air.
Je suis au milieu de nulle part, à Om Beach. Oh, l'appellation en vaut bien une autre – Paradise Beach, Half-Moon Beach... C'est d'ailleurs ainsi que se nomment les plages voisines, probablement baptisées par quelque hippie en mission depuis Goa. Sans doute pas envoyé par Saint-François d'Assise, enterré là-bas, mais par un entrepreneur conscient que ces toponymes provoquent une résonnance particulière chez le Westerner.
Hier vers, minuit, lorsque la plage était devenue déserte, je m'étais faufilé jusqu'à la langue de sable qui se termine en éminence rocheuse et partage la plage en deux baies. Casque sur les feuilles, j'écoutais pile sous la lune la voix grave de Lana Del Rey se mêler au ressac. Lana me parlait de solitude, de puzzle et de déconstruction, ainsi que d'amours déçues. Elle me parlait des plages à parcourir avant de trouver la bonne – la treizième.
It took thirteen beaches,
To find one empty
Sur ce tempo en équilibre, empanné tel un voilier qui attend un nouveau souffle, elle décrivait la vitesse du monde, où chacun a le doigt sur la gachette de son iPhone :
I'm camera ready
Almost all the time
Et toute à sa lenteur, elle reconstituait un arrêt sur image qui cadrait parfaitement avec ce que je vivais sur ce finis-tère.
Dans l'après-midi, j'avais traîné mes guêtres sur une autre de ces plages, celle du village de Gokarna même, où les pèlerins vont tremper leurs saris après la procession dans le temple. Plus fréquentée que les autres, cette plage avait de quoi dissuader les impatients d'entrer dans l'eau durant la mousson, qui arrive le mois prochain : des affiches présentant huit photographies de noyés échoués sur les plages y étaient placardées un peu partout.
Sur cette plage, j'avais rencontré Rajnish, glacier de son état. Ce jeune homme, le matin, s'affaire autour de sa sorbetière et fabrique les cônes délicieux qu'il vend au détail, l'après-midi, sur le stand de fortune qu'est son vélo, un Hero d'inspiration anglaise et de fabrication indienne.
Comme tous les glaciers du monde, Rajnish fait tinter sa clochette pour prévenir de sa présence et attirer à lui les minots. Sur le porte-bagages de son deux-roues couvert de rouille, il pose un énorme panier recouvert de tissu rouge dont il vous sort, logés sous une couche de glace, des cônes maison à tomber par terre. Une fois sortie la crème glacée faite de lait, de fruits secs et de sucre, il roule le cône entre ses mains à toute vitesse mais sans presser pour en ôter la fine protection d'aluminium, puis il plante une tige de bambou à la base : vous voilà ravi comme un enfant.
J'étais bien heureux d'avoir repris pied au Karnataka, transporté par un train qui au bout du compte n'avait pris qu'une heure de retard. De nouveau, mes paluches étaient sollicitées et on m'adressait moult questions ; je redevenais sur-visible. A la sortie de la gare de Gokarna, j'avais proposé à deux Anglais de partager un rickshaw, mais puisqu'ils allaient sur une autre plage, une Coréenne s'était approchée et m'avait suggéré la même chose. Les tarifs des rickshaws étant trop onéreux, nous avions décidé de faire le chemin à pied.
Sonam habite à Goa depuis vingt ans – puisque je n'avais pas été sur les plages de Goa voir de quoi il s'agissait, elles venaient à moi ! Sonam me parla longuement d'Anjuna beach, de ses caractéristiques, ce que la plage avait été, ce qu'elle devenait. Cette femme au visage barré par un sourire en toutes circonstances, qui devait avoir soixante ans, avait des airs de Brigitte Fontaine : même coupe de cheveux hyper courts, même débit de mitraillette, même folie. Partagé entre le rictus et l'admiration, je l'écoutais égrener les coins d'Asie où elle avait posé son barda et pratiqué la méditation : partout, en fait.
Elle avait remarqué mon atitude corporelle penchée vers l'avant, le dos voûté, fit des commentaires et prodigua des conseils. Il me fallait trouver mon centre, qui me guiderait vers une posture plus droite. Il me fallait opter pour la posture du horse-rider, jambes fléchies, le dos en i. Elle estimait que penser, c'est inutile et que sentir, c'est déjà trop. Que l'énergie est la base de tout. J'écoutais, j'essayais.
Mais quand on est speed, on est speed.
Cela dit, Sonam, le voyage – même sans méditation – procure des sensations intenses et on est parfois comme empli d'une énergie qui met le corps en vibration, vous ébaubit et vous laisse pantelant.
Le lendemain matin, j'entrepris de me rendre à Gokarna par les chemins côtiers, sans passer par la route. Et voilà un Petit Scarabée, quelques minutes plus tard, perdu dans la jungle, torse-nu, couvert de fourmis rouges et suant par tous les pores. Aïe ! Je remontai sur la crête : le chemin, de l'autre côté, donnait directement sur une falaise tombant sur les flots.
Quand on n'a pas le sens de l'orientation, on marche juste un peu plus longtemps.
Parvenu au village, je m'arrêtai devant le marché aux poissons. Une petite troupe était descendue de la plateforme arrière d'un pick-up : ils venaient acheter de quoi faire un barbecue sur la route, à l'occasion des cent- cinquante kilomètres à parcourir pour retourner à Hubli après leur pèlerinage à Gokarna. Je me posai afin d'observer leur marchande vider le poisson : elle était assise sur un tabouret bas de type chausseur, muni à l'avant d'une lame fixée à l'horizontale. Le maquereau bien en main, elle retirait les nageoires, latérales, dorsale et caudale, avant de fendre en deux la gueule du bestiau et retirer la mâchoire inférieure pour se saisir des entrailles et les vider dans une bassine. Tous les occupants du pick-up, un à un, vinrent me serrer la main, hilares, et on m'offrit sans tarder du riz soufflé aux algues ainsi que des bananes. Remontés à bord, ils m'invitaient à venir à Hubli !
Sur le chemin du retour, je croisai les ouvriers de la briqueterie, occupés à porter sur leur tête couverte de sueur une bassine contenant les cailloux prélevés dans une carrière au bord du chemin, qu'ils s'en allaient verser dans le four à ciel ouvert situé en contrebas. Gentiment, ils attendaient que je sois prêt à prendre ma photo, alors que moi je leur disais justement de ne pas s'arrêter pour moi – je suppose que je ne maîtrise pas encore le dodelinement.
Il faudra donc se mitonner un balluchon et revenir.
Sac et ressac.
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