• Siem Reap

    Siem Reap. Il est 15h42 - depuis très exactement cinq minutes, le ciel se vide sur la ville et la pluie, après avoir mis de l'ordre dans les rues plus vite qu'une armée de policiers, et plaqué la poussière au sol, lave les terrasses à grande eau. L'air s'est immédiatement rafraîchi et le petit jardin qui borde notre guest house a pris des allures de jungle urbaine. Derrière les fenêtres du hall où nous nous sommes réfugiés, le vert des plantes est devenu plus brillant, plus intense. Les bananiers se sont raidis tandis que les longues tiges échevelées de la bambouseraie ploient sous les litres d'eau qui prennent leurs aises sur les feuilles tout en longueur de ces mâts de pacotille.

    L'averse a, comme d'habitude, été précédée d'un vent violent, vedette américaine de cette tournée de six mois de la mousson en Asie. D'ailleurs, contrairement à l'idée généralement répandue, le terme "mousson" ne désigne ni la pluie, ni à proprement parler la saison des pluies, mais bien les vents qui au quotidien donnent de puissants coups d'épaule aux masses nuageuses depuis le sous-continent indien. Comme toujours, c'est en un tournemain que les habitants du quartier ont placé à l'abri tout ce qui craint l'eau. Sans empressement, mais avec la fiabilité de l'expérience, les corps des commerçants, assommés de chaleur toute la journée, ont pris place à l'abri des auvents des petits magasins d'alimentation, des laveries, des ateliers de fabrication de chips de bananes, des garages de réparation de mobylettes, et les coussins ont quitté les fauteuils pour rejoindre les parasols sous des appentis de fortune. Le rituel des chauffeurs de tuk tuk a commencé, dans la rue : bâches baissées et cigarette allumée, on profite de quelques minutes de répit sur la banquette arrière.

    La pluie vient de cesser, la rue reprend vie...

    En quelques instants, les nombreuses voiles fluo des ponchos des jeunes filles barrant leur deux-roues Honda cinglent en tous sens sur la fine nappe d'eau que l'averse a déposée dans les rues, comme pour narguer les mâts immobiles des tiges de bambou penchées sur le trottoir.

    Pour une lecture en sonorama, cliquer ici  

    Aujourd'hui, pour nous, c'est farniente - Ô luxe ultime du temps disponible, qui nous autorise toute souplesse dans la programmation des visites des merveilleux temples d'Angkor ! Nous nous sommes levés tard ce matin, après deux journées à les arpenter dès matines. Une fois  levé le camp pour une promenade sans objet autre qu'elle-même, nous avons rapidement fini au marché. The Old Market combine authentiques étals de nourriture, de cosmétiques, outillage, etc., avec stands de produits touristiques. En celà, il est sur une partie fréquenté par des Khmers, sur une autre par des touristes. Inutile de dire qu'Amphélise et Célestin étaient tout excités au milieu des pagnes et autres vêtements, bijoux, nappes, bibelots divers - plus que nous, il faut le dire ! Mais Eve s'est prêtée de bonne grâce aux déambulations parmi les échoppes de la partie touristique, au son du "Hello, Sir, good price !" que pour ma part j'ai plus de mal à encaisser.

    Je me suis donc réfugié dans la partie alimentaire du marché, et me suis assis, sur une petite chaise en plastique bleu ciel, à l'étal de la pâtissière. Fascinant spectacle que celui de la dextérité de Khon Hyie, jeune femme à la peau foncée et aux hautes pommettes saillantes qui tient son stand avec la précision d'une percussioniste de l'Ensemble Intercontemporain - la disposition de ses instruments en témoigne : devant elle, douze vasques en fer blanc alignées par quatre en trois rangs serrés, rythmés par le placement, aux intersections, des produits d'assaisonnement. Dans les vasques, douze nages différentes : bananes bouillies macérées dans du lait de coco, du sucre et du tapioca ; assortiment de champignons, carottes, pois et citrouille cuits trempé dans une soupe de lait de coco également sucrée ; graines de grenade accompagnées de gelée transucide, etc. Tout est fait maison, je n'ose imaginer l'heure à laquelle Khon Hyie se lève pour préparer toutes ces bonnes choses - ni lui demander d'ailleurs. Elle procède à une vitesse stupéfiante pour servir, répondre, compter, nettoyer, ensacher, rendre la monnaie, débarrasser, comme un Vishnou - la divinité hindoue aux quatre bras* - descendu ici-bas sous un avatar dont la chevelure montée en chignon est piquée de deux grosses fleurs en plastique rose et blanc, et vêtu d'un chemiser violet ajusté à col claudine et manches ballons ainsi que d'un jean recouvert d'un tablier de coton. Car chacune de ces nages est assaisonnée d'une manière bien particulière : les bananes au tapioca sont accompagnées d'épices, l'assortiment de champignons, carottes, pois et citrouille, non, mais elle verse sur ce dernier du sirop de sucre... Alors, elle guide sa main supersonique munie d'une petit sachet de plastique entre les vasques, certaines tièdes, d'autres froides, avec une telle virtuosité qu'on a parfois l'impression que ce sont des images en accéléré qui défilent sous nos yeux. Elle lève bien haut ses petites boîtes de lait concentré - de la marque Bestcows, bien-sûr ! - dont elle verse le contenu par à-coups, tel un Marocain le thé - dans le sachet qui blanchit, puis saupoudre sans en perdre, lâche la louche, s'empare d'une passoire, glisse de la glace, tend au client qui n'a pas le temps d'attendre, après avoir refermé le sachet en serrant bien haut le col, ce qui comprime l'air à l'intérieur, au-dessus de l'entremets, de telle manière que la poche est toute gonflée lorsque, vive comme l'éclair, Khon Hyie enroule autour du col un elastique pour le maintenir fermé. Le tout en discutant avec sa collègue de l'étal voisin, vendeuse de fruits qui est loin d'avoir ce succès.

    Si vous avez quelques instants, vous pouvez prendre place comme je l'ai fait sur une des cinq chaises de plastique qui longent son piano : elle vous sert dans de petits bols de plastique blanc et vous fournit une cuiller à soupe chinoise. Nous, ça tombe bien, on l'a le temps. Le temps non pas de traverser le marché, mais de se faire parcourir par lui. On négocie, on harangue, on discute, on sourit, on désire, on râle ici, pour quelques riels ; on est couleur, on est son, on est matière, on est goût, on est parfum. Le tout ensaché dans du temps.

    En faisant quelques pas vers l'autre partie du marché, l'estomac bien rebondi, je retrouve mes chers compagnons de voyage. Amphélise a acheté une robe dos-nu bordeaux dans laquelle elle est ravissante. Elle a également fait l'achat de cadeaux pour des amis, mais chut... Eve s'est achetée une jolie étole de coton à rayures crème et noir. Célestin, lui, cherche un T-shirt pour compléter sa nouvelle tenue : sa soeur et lui ont commandé, chez une couturière proche de notre guest house, des costumes sur mesure inspirés des tenues de Razzia (pour lui) et Shimy (pour elle), personnages de la BD Les Légendaires - nous avions dessiné des modèles  de ces tenues délirantes, et les explications auprès de la couturière ont donné lieu à une séquence assez croustillante. On verra ce que ça donne demain, lorsqu'on rentrera de notre dernière incursion dans l'enceinte d'Angkor (lever de soleil sur Angkor Vat, et visite des temples Ta Prohm et Preah Khan).

    En sortant du marché, nous avons déjeuné de quelques fruits : mangoustans, mangues et litchis, au bord de la rivière, avant de retourner vers notre guest house pour faire quelques brasses dans la picine.

    Ensuite - la suite, le début de cet article la contera mieux que moi.

    * Ce qui lui garantit bien du chocolat, à ce gourmand


    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :