• Tanathos Toraja

    Ô comme ce voyage a atteint un point d'équilibre miraculeux... Un étrange alchimie mariant la route et le temps pour donner naissance à un chemin de crète sur lequel nous avançons d'un pas à la fois décidé et hasardeux, avalant goulûment les sommets.

    Nous sommes arrivés sur les Célèbes, Sulawesi en bahasa indonesia, il y a un peu plus de vingt-quatre heures, et nous avons déjà vécu une aventure fabuleuse. Une autre. Les Célèbes sont un archipel, coincé entre Kalimantan et les Moluques, qui présenterait des caractéristiques à la fois asiatiques et océaniennes. Une chimère topologique qui nous a pris sous son aile, pour notre plus grand bonheur.

    Recrachés par l'avion à Macassar hier à 16 heures, nous avons filé directement sur la gare routière de la capitale de l'île, au sud, pour emprunter un bus de nuit vers le pays toraja. Si on regarde la carte, on voit bien le nord de l'île principale s'étirer vers l'est, comme pour éviter l'invraisemblable tarin de Kalimantan pointé sur elle. En baissant les yeux, on peut voir deux solides pattes se dessiner plus au sud. C'est là que se trouve le pays toraja,  dans le genou droit. Dans la montagne. Ce qui nous a attirés ici ? Une résonnance, une rumeur - que nous avons décidé de frotter contre le silex du réel. On allait bien voir...

    Nous avons posé nos valises dans le lobby de l'hôtel Pia's poppies, à l'entrée de Rantepao - pas plus loin, car l'hôtel est plein. Aouch ! Il est cinq heures du matin, il va falloir patienter. Sympa, Paul, le patron, qui ressemble à Sim avec de la barbe (un effort, quoi ! ), nous offre un thé et des bananes. Au lever du jour, on passe une tête à moitié endormie par la porte du Pison, à proximité... Ouf, il y a de la place dans deux des petites chambres claires disposées autour d'une courette arborée. Ca nous change des piaules glauques des grandes villes de Kalimantan. Nous n'avons que trois heures de sommeil devant nous, pour recharger les batteries en mode rapide, avant de nous rendre à notre rendez-vous : Marcus, un Toraja, nous attendra à dix heures devant l'établissement pour nous accompagner à un rite funéraire dans un village alentour.

    C'est pour ça que, du monde entier, les curieux se déplacent dans le genou gauche des Célèbes : les rites funéraires torajas. Dans quelques heures, mes chers compagnons de voyage et moi, nous aurons compris pourquoi. C'est un truc de dingue. C'est Claude Lévi-Strauss mis en scène par Segio Leone. C'est inimaginable. Assister à un rite funéraire toraja, c'est une expérience comme on en vit rarement. Du Pagnol sous ecstasy. Dario Argento meets Jean Rouch. Hallucinant.

    En Inde, on s'endette à vie pour financer son mariage. A Paris, pour acheter un appartement de la taille d'une cabine téléphonique. Chez les Torajas, c'est pour financer sa mort. On fait les choses en grand pour la faucheuse. Un ou deux ans après le décès, la famille organise une cérémonie funéraire en hommage au défunt - à laquelle, de fait, il assiste, puisque son corps, gavé de formol, est placé au centre du dispositif. Transe, danses, chants, sacrifices, agapes, rien n'est de trop. Ainsi, en pleine saison sèche, quand les travaux des champs sont moins exigeants, c'est à un rythme de plusieurs par semaines que bat le coeur de ce rituel, de village en village, sur le Tana toraja, le "pays toraja". Et nous, par un coup de bol terrible, c'est à une cérémonie de premier ordre que nous avons assisté. Car le defunt était un noble. Fortuné.

    Lorsque vous entrez dans le périmètre, vous passez, garés sur le bas-côté, une noria de petits camions Mitsubishi  Colt jaunes. Certains sont des véhicules de transport de marchandises qui, pour l'occasion, se sont mués en moyens de transport de passagers, pour faire converger les centaines de Torajas venus assister à la cérémonie. Les maisons sont plus splendides les unes que les autres, avec leurs curieux toits en forme de cornes de buffle. Elles sont nommées tongkonans. Sur de massifs pilotis, des plaques de bois sculpté sont encastrées comme un puzzle en 3 D. Les motifs sont divers, mais ce sont la façade et la porte d'entrée qui sont le plus finement exécutées, ornées d'animaux, de végétaux, de motifs symboliques... J'ai même repéré une swastika sur plusieurs de ces demeures. Certaines de ces façades sont également décorées d'une tête de buffle, trophée porte-bonheur sur lequel on enfile sur une structure de bambou des paires de cornes, qui indiquent la richesse des propriétaires. Cinq, dix, vingt paires ou plus peuvent ainsi s'encastrer l'une sur l'autre. La superstructure est surmontée du fameux toit à double décrochement. Depuis l'arête, deux volets zénitaux de tôle ondulée s'écartent du centre pour donner de la largeur au faîte. Sous ces deux volets, cinq à six rangées de tiges de bambou, de plus en plus longues, sont disposées en quinconce de chaque côté, ce qui couvre la charpente légère sur laquelle reposent les plaques de tôle ondulée. Chacune des extrêmités de la maison se trouve donc sous une pente de toit qui file vers le ciel comme pour découper les nuages en tranches. Autour de cet habitat presque onirique, des versions miniatures des maisons sont construites, à l'identique : ce sont les silos à riz. Stockée bien à l'abri derrière ces cloisons en bas-relief, jamais céréale ne fut aussi choyée...

    Après le parking où sont garés tous les Colt, vous approchez du gigantesque espace funéraire lui-même, puis vous enjambez des flaques de sang frais autour desquelles de jeunes hommes, accroupis, sont occupés à discuter. De gros cochons gris, entravés par des cordages de bambou solidement fixés, sont allongés sur le flanc, incapables de bouger. Il n'ont plus que quelques minutes à vivre. Après leur dernier souffle, ils seront immédiatement passés au lance-flammes pour faciliter le dépeçage. Au centre des réjouissances, c'est carrément un village sur pilotis qui a été érigé pour l'occasion. Depuis des mois, une équipe a travaillé dur pour accueillir la cérémonie dans les meilleures conditions possibles. Pas des chapiteaux, non ! Du gros oeuvre : structures en bois fixées dans le sol et recouvertes de tissus peints à la main par rouleaux entiers - où le rouge, largement, domine. Ces structures sont cloisonnées comme des écuries, et numérotées, et on y entasse les convives pour boire du thé ou du café et déguster des biscuits faits maison : riz gluant au sucre de palme, biscuits de céréales diverses, etc. Entre les bâtiments, des hommes font circuler des buffles qu'ils tiennent par des longes arrimées à des anneaux qu'on leur a plantés dans les naseaux. On les exhibe fièrement : ils ont été engraissés par la famille exclusivement pour cette occasion, et leur terme approche également. On promène donc ces bêtes massives, grasses, pour faire quelques pas avant le coup de machète fatal. Qui peut tomber à n'importe quel moment d'ici le quatrième et derrnier jour de ce rituel. Et il tombera souvent pour le défunt qu'on honore aujourd'hui : ce sont plusieurs dizaines de buffles qui vont éêtre sacrifiés. Y compris, luxe ultime, une poignée de bêtes albinos, les plus rares, qui se négocient aux alentours de 300 millions de roupies sur le marché aux bestiaux de Rantepao. Soit environ 25 000 euros. Une fortune.

    Sous un soleil de plomb, résonnent les chants de dizaines d'hommes vêtus de chemises rouges ou bleues, alors que les femmes, dans un cortège rarement interrompu, transportent les mets et la vaisselle et desservent les nattes posées au sol. Elles forment un somptueux ballet dans lesquel elles sont réparties selon la couleur de leur sari : violet, vert ou bleu. Aux premiers rangs, elles portent, enfoncés dans leur ceinture, un kriss d'apparat. Les petites filles ont enfilé un costume de coton noir et portent des cascades de perles mutlicolores, dans les cheveux ou autour du cou. Elles sont également maquillées. Les garçons, eux, portent un sarong orange et arborent fièrement le large bandeau qui leur barre le front. Au micro, deux hommes se relaient pour galvaniser la foule, et l'informer de l'état d'avancement de la cérémonie. Ils se tiennt à côté du tau tau, une statue de bois à l'image du défunt, vériste en diable, à s'y méprendre. Décoration à laquelle seuls les nobles peuvent prétendre.

    En début d'après-midi, trois des buffles sont sacrifiés. C'est un des moments-clés dans une cérémonie funéraire toraja. La foule s'approche, forme un cercle autour de l'abattoir improvisé, puis les chanteurs donnent de la voix, de plus en plus. Les trois bourreaux désignés, pour lesquels la charge est un honneur, se tiennent prêts. Le premier s'approche, lève la longe du buffle, de la main gauche, pour que la bête raidisse le cou et présente la jugulaire. Flap ! Le coup est parti : l'animal s'agite, puis s'écroule. Pendant de longues minutes, il sera pris de spasmes, mais ne se relèvera pas. Une décharge d'électricité s'est propagée a travers les spectateurs. L'effroi se mêle au plaisir. Des centaines de paires d'yeux convergent vers le sanglant épisode. L'homme se penche puis essuie sa lame, lentement, sur le poil épais de l'animal. Il veut profiter de l'attention que lui témoigne la foule jusqu'au dernier instant. Boire le calice jusqu'à la lie. Le second bourreau s'y prendra de la même manière. Célestin fait des photos splendides. La foule est surexcitée. Il en ira différemment pour le troisième.

    Flap, le coup de machète est parti, mais il est tombé trop bas, la jugulaire n'est pas entaillée assez profondément : la bête, blessée mais debout, s'affole, et soudain la foule hurle et se met à courir en tous sens : le buffle s'est libéré de l'étreinte de sa longe et fonce dans les spectateurs. Les chanteurs en profitent pour donner de la voix et exciter l'animal. Comme je m'étais approché pour prendre des photos, je file vers le premier bâtiment... C'est l'hystérie - on se croirait dans un récit de Blaise Cendrars, de Rabelais même ! Je me retourne, inquiet... Amphélise, Eve et Célestin, qui s'étaient déjà écartés, sont à l'abri, tout va bien. Un nouveau bourreau se désigne, pour finir le travail. La bête, toujours debout, s'est immobilisée. Prudemment, l'homme s'approche pour récupérer la longe, s'en empare alors que la foule retient son souffle, puis en un clin d'oeil frappe à la jugulaire de nouveau. Le buffle s'écroule, pour de bon cette fois.

    Alors que, une poignée de minutes plus tard, nous déjeunions dans la tribune VIP, invités par un des membres de la famille, nous avons observé la découpe des bestiaux. En une tournemain, les carcasses ont été dépouillées puis réparties dans des sacs en plastique. Ce soir, dans tout le Tana toraja, c'est soupe de buffle aux haricots rouges... Qui veut de la viande ? Les enfants observent la découpe puis s'emparent des sabots qu'ils ne vont pas tarder à se lancer à la figure. En dépit des circonstances, l'humeur est plutôt joyeuse.

    A l'heure du retour, nous saluons nos hôtes, les remercions pour leur accueil, puis fendons la foule pour rejoindre notre Toyota, trois kilomètres plus loin. Dans la tiédeur vespérale, les paysages de rizières en plateaux des montagnes torajas se parent d'une lumière chatoyante. Dans le lointain, les sommets bleutés alignent leurs flancs noyés dans la brume. La vue est à couper le souffle.

    Avant de rentrer à l'hôtel, nous passons visiter les grottes où sont reposent les corps. Encore un spectacle incroyable. Des crânes sont posés en tas sur la roche ou encastrés dans des cavités. Des cercueils gravés sont suspendus ou alignés sur des passerelles de bambou qui traversent la grotte. Des tau tau, à l'effigie des défunts, nous regardent sans broncher. La mort, qui dans le village un peu plus tôt faisait résonner son bruit et sa fureur, se tient ici silencieuse, comme à l'affût. Très impressionnant.

    C'est décidé : demain, nous partons pour trois jours de trek en pays toraja.

    Envie d'en voir plus.

     


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