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Tanjung Puting
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Il est 5h41 (déjà !), le jour s’est levé sur la Sekonyer, la rivière qui remonte vers le nord-est depuis la sortie de Kumai, à quarante kilomètres de la mer de Java. Sur ses eaux, brunies et opacifiées depuis qu’une mine de silicone a ouvert, en amont, des feuilles glissent doucement, barrant les reflets des arbres qui bordent l’étroit cours d’eau. Un peu plus tôt, une brume légère a raccompagné la nuit jusqu’à la porte de la réserve, avant de disparaître dans le fond de l’air. Le klotok s’anime : Tini, la cuisinière, met la main à la pâte pour la confection du petit-déjeuner, assistée de Papa Udin.
Nous naviguons dans des conditions très confortables. La nourriture est délicieuse, et nous avons tout un luxe d’espace sur notre embarcation intégralement taillée dans de l’ironwood, une essence de bois particulièrement solide exploitée localement, et qui résiste aux insectes – ce qui est un vrai avantage sous ces latitudes. A Singapour, en effet, nous avons franchi l’équateur, et nous sommes ici dans les premiers degrés de l’hémisphère sud. Sur le gaillard d’avant, sont installés deux transats recouverts de gros coussins. Il fait bon s’y enfoncer, à la proue du navire, pour scruter les alentours et tenter de spotter quelque primate ou reptile. Le long du bastingage, sont disposés deux matelas entre lesquels est tendu un hamac. A proximité, une table et quatre chaises nous accueillent pour les repas. A la poupe, quatre murs sans toit définissent une salle de bains à ciel ouvert, avec toilettes western. Au-dessus de la porte se trouve un bas-relief taillé dans le bois sur lequel figure un orang-outan. Sur le pont inférieur, recouvert d’une natte, on peut bouquiner dans la salle de lecture. Pas de hublots, pas de vitres sur notre klotok : les flancs sont largement ajourés, car tout est fait pour que l’œil circule à loisir dans les paysages de jungle, quel que soit l’endroit du bateau où l’on se trouve.
Notre première nuit à bord était enchanteresse : peu après le coucher du soleil, alors que nous venions de terminer nos tempuras de poulet servis avec du riz et de la salade, Papa Udin a installé notre chambre : sur le pont supérieur, dans toute la largeur de l’embarcation, quatre matelas recouverts de draps blancs amidonnés au-dessus desquels il a fixé une vaste moustiquaire en carré. Ou comment plonger dans le rêve, déjà, avant même de s’endormir… Les macaques, les gibbons, les orangs-outans, les hornnbills, les cigales se signalent dans un concert qui ne prendra fin qu’avec le jour. Le klotok tangue, mais à peine – juste de quoi nous bercer. Quel contraste par rapport aux vingt-quatre heures à bord du Pelni qui nous mena à Kalimantan il y a peu ! Les macaques, qui jouent dans la ramure, agitent par moments frénétiquement les branches, à grand renfort de cris. Les gibbons, craintifs, ne se montreront pas.
Les orangs-outans, eux, sont des créatures solitaires, qui se déplacent avec grâce, lentement, formant souvent un « X » lorsqu’ils se tiennent par les mains et les pieds à deux lianes différentes. Dansla réserve, ils se répartissent en deux catégories : les orangs-outans sauvages, et ceux qui sont passés par le centre de réadaptation ouvert par Biruté Gledikas, la Diane Fossey locale. Depuis quarante ans, cette Hollandaise œuvre pour la sauvegarde de l’espèce, endémique de Bornéo et Sumatra, qui est menacée par la déforestation. Elle a monté un système de réintroduction des orangs-outans capturés dans leur milieu naturel. Ce système, théoriquement, s’efface progressivement au fur et à mesure de l’autonomisation des primates. Ils sont devenus menacés parce qu’ici, à l’instar de la Malaisie, on apprécie les revenus générés par la production d’huile de palme. Sur Kalimantan, les palmeraies grignotent la forêt primaire plus sûrement qu’une armée de macaques ! Les orangs-outans sont l’emblème du Tanjung Puting, et une bonne partie des efforts de préservation et du tourisme locaux sont motivés par cette espèce.
Nous avons quitté Kumai hier dans la matinée. A l’heure du tigre, le muezzin avait hurlé pour ses fidèles comme si on avait glissé une vipère dans ses chaussures. Nous avons grimpé à bord du klotok, que les enfants ont découvert tout excités. Avant d’obliquer vers le nord-est, nous avons longé la rive du village, et avons remarqué d’imposants bâtiments gris, monolithes rectangulaires de béton percés seulement de quelques meurtrières. Casernes ? Prisons ? Silos ? Andreas, notre guide, nous explique que ce sont les Chinois qui ont érigé ces tristes légos sur la rive, qui font office de volières pour les swallows, hirondelles dont on revend à Cathay, à prix d’or, les nids à base de salive, pour les manger. Incroyable Chine, qui se projette avec force dans le 21° siècle, mais garde dans ses sacoches ses étranges recettes, pour sa cuisine ou sa pharmacopée…
Nous avons rapidement filé sur la Sekonyer, bien plus étroite que la Kumai, nous enfonçant dans la mangrove. Dans un premier temps, au milieu des « palmiers salés » - puisque situés à l’embouchure, ils baignent dans une eau qui se mélange avec l’eau de la Mer de Java - puis de palmiers plus courts, d’eau douce. Aux avant-postes de la mangrove, le pied chaussé de crocodile, ces plantes balancent leurs longues feuilles vertes rassemblées en un bouquet planté au bout d’un tronc de l’épaisseur d’un bambou, le long duquel on aurait glissé une multitude d’anneaux dorés, comme sur le cou d’une femme-girafe thaïlandaise. Au sommet de ces arbustes, les pointes des feuilles, courbées par leur propre poids, repiquent vers la surface de l’eau – ce qui donne à leurs reflets des allures d’araignées dopées à la chlorophylle.
Au fil de notre navigation, nous avons observé la vie de la jungle, si dense, si riche. Après avoir viré à tribord, pour pénétrer au cœur du Tanjung Puting, nous avons retrouvé une eau noire translucide. Un crocodile, à notre approche, s’est glissé sous l’eau en silence. Célestin était aux anges : un crocodile… Sous notre klotok ! Nous avons vu un gavial, petit crocodile à la gueule toute fine, puis une grosse chouette… Parfois, un nasique, installé sur une banche occupé à grignoter des fruits, vous tourne le dos comme s’il avait honte de son gigantesque appendice nasal. Ceux qui ont lu Vol 714 pour Sydney savent de quoi je parle… En échange, il vous présente ses épaules au pelage mordoré, et son fessier recouvert de poils blancs qui a la forme d’un cœur. Chez la femelle, le nez, n’est pas particulièrement gros, mais il est comme celui de Pinocchio, tout en longueur. Amphélise nous fait remarquer que parmi tous les primates, c’est celui qui a un visage le plus proche de celui des humains. Il est vrai que cet anthropomorphisme est frappant. Malins, ils attendent le passage de notre klotok, qui éloigne les reptiles les plus dangereux, pour sauter dans la rivière ou sur l’autre berge, par bond de dix mètres de hauts pour les plus hardis.
A la station de Tanjung Harapan, nous avons traversé le premier centre de réadaptation pour assister à la distribution du complément alimentaire des orangs-outans réhabilités. Ils descendent jusqu’à une plateforme sur laquelle ils trouvent des bananes et du lait. Une fois rassasiés, ils tournent autour des visiteurs, passent au-dessus de leurs têtes. Lorsqu’ils s’approchent d’un groupe, ils vous toisent, un par un, très attentivement, avec leurs petits yeux tout ronds.
A Camp Leakey, le troisième centre, le plus éloigné, les orangs-outans étaient nombreux, et après leur repas, ils déambulaient parmi la vingtaine de visiteurs, en nous frôlant – c’était une sensation étrange. Une vieille femelle, qui a eu un cancer et se déplace assez peu, a même fait de grands sourires à Amphélise. En quelques coups d’épaules et de reins, ces créatures vous atteignent la cime des arbres, et vous les voyez quelques secondes plus tard agiter les troncs et les lianes, qui se tendent comme des ressorts lorsqu’ils les relâchent. Un gibbon esseulé, dont la mère a été capturée pour un zoo ou un cirque, a posé ses valises à Camp Leakey. C’est le seul que nous verrons dans ces quatre jours de jungle. Ce primate a le pelage soyeux et des bras encore plus allongés que ceux des autres singes. Il semble accepté par les orangs-outans, mais au moment du repas, c’est une autre paire de manches ! Du côté des singes roux, on l’effraie, on le repousse, mais il manœuvre, fait le tour, esquive, bondit, et, se déplaçant dans la ramure à une vitesse hallucinante, parviendra à chopper quelques bananes et à tremper dans la bassine de lait son doigt velu, qu’il lèchera en remontant une liane.
Ce soir, nous avons célébré le onzième anniversaire de Célestin – en pleine jungle ! Andreas avait demandé au capitaine du bateau de jeter l’ancre dans une minuscule anse, un peu à l’écart, et Tini a concocté un repas surprise pour notre petit bonhomme, qui ne s’y attendait pas : un riz au curry et au lait de coco disposé en forme de montagne, avec un brin de céleri frais piqué au sommet. C’est comme cela qu’on le sert ici pour les grandes occasions : la montagne symbolise les sommets de félicité qu’on souhaite au héros du jour… Célestin était ravi ! On a sorti trois sachets de bonbons achetés à Singapour et onze bougies qu’on a enfoncées dans une languette de carton. Amphélise lui a offert le kriss* souvenir que lequel il avait flashé à Malacca. Et puis on a chanté avec notre petit équipage, c’était amusant. Un anniversaire d’exception. Qu’il ne risque pas d’oublier.
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Après dîner, aujourd’hui, c’était night trek. Pendant une petite heure, Andreas, notre guide, a donné les rênes du groupe à un employé de la réserve qui vit ici, pour qu’il nous mène à travers la forêt. Pour l’occasion, tout le monde s’est vêtu comme il se doit : épaisses chaussures à semelle vibram et membrane gore-tex, chemise anti-moustiques, répellent pour nous… et tongs et vieux short pour notre éclaireur. Marcher de nuit dans la jungle est une sensation à part, très différente de celle qu’on a de jour. Arrimés au dos de notre guide, nous progressons en silence éclairés par le faisceau de nos lampes frontales. Le guide, lui, tient sa puissante maglite au creux de sa main courbée, le long de sa poitrine, et son coude plié donne à son bras l’allure d’un cobra aux aguets. Regarder comment évolue notre éclaireur est, en soi, fascinant : avec sa lampe-cobra, il balaie les alentours par à-coups, sans jamais s’attarder sur un point – le sol, la frondaison, à droite, à gauche, aucune zone n’échappe à ses giclées de lumière. Il nous indiquera, dans les fourrés, un mousedeer, dont nous ne verrons que les yeux, des petites billes rondes immobiles à une quinzaine de mètres. Il détecte, sous des racines barrant notre chemin, trois tarentules qu’il asticote gentiment pour qu’elles se montrent – ce qu’elles font ! Les enfants se rapprochent de nous, préoccupés… Lorsque quelques instants plus tard nous observons de grosses empreintes dans le sol, ils deviennent franchement inquiets. Amphélise grimpe sur mes épaules et Célestin me prend par la main. Eve et moi, en revanche, faisons pleinement confiance à nos deux compagnons de randonnée et prenons grand plaisir dans cette équipée. Célestin laissera échapper un cri de joie à la vue de la cabane des employés de la réserve. Arrivés ! Nous, nous en aurions bien repris une louche…
* Dague malaise à la lame ondulée, inspirée du kriss de Java
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Commentaires
2sylvieUlisDimanche 16 Septembre 2012 à 17:36et avec le son c'est ...pire!!! la marche nocturne ds la jungle je ne sais pas si j'aurais osé.....heureusement que Celestin avait son kriss, sait on jamais avec les betes sauvages .....par contre les orangs outans : j'en reve
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on s'y croirait!!! enfin j'imagine....merci pour ces récits merveilleux qui me permettent de m'évader de notre grisaille parisienne.....suis baba a lire vos aventures et périgrinations!! merci a vous, bon anniversaire en r'tard!!