• Vieille montagne, jeune montagne

    A Aguas Calientes, au pied du Machu Picchu, nous nous sommes levés à l'aube pour la visite. Même si - pour cause de genou dans le sac - c'est en autocar que nous grimpons sur le site, évitant ainsi l'exigeante marche d'approche et grapillant quelques minutes de sommeil. L'objectif étant d'atteindre l'entrée, là-haut, à 6h30, pour l'ouverture des grilles.

    L'autocar numéro douze se met en marche, parcourt le kilomètre qui sépare la ville du fond de la vallée, au bord de l'Urubamba, et, une fois franchi le petit pont qui enjambre la rivière, file à gauche pour attaquer la série de courtes lignes droites tracées à coups de fouets sur le dos du Machu Picchu, et reliées par un angle coupant comme un canif. A travers les vitres, dans le nuage de poussière que soulève la file d'autocars levant leur cargaison de clientèle internationale - dont certains ont payé cinq cents dollars pour une nuit d'hôtel à Aguascalientes - on distingue à peine nos camarades de randonnée des jours précédents, Jean, Lev, Kariss... en plein effort pour parvenir au sommet à au bon moment. Courage !

    Quelques secondes plus tard, la poussière laisse place à la brume du matin, posée en équilibre sur les montagnes  alentours. Dans l'autocar, le silence s'est installé sur un claquement de doigt. Les regards balaient les flancs noirs que caresse la masse cotonneuse. Ca et là, surgit la pointe d'un sommet qui disparaît au premier virage. Nous parvenons à l'entrée. On est à l'heure.

    Les touristes impatients sont agglutinés devant les grilles, comme une armée de femmes devant les Galeries Lafayette à l'ouverture des soldes. Rien à voir cependant avec les masses compactes de la haute saison, nous dit-on. Tant mieux. A 6h30 précises, les tourniquets font basculer à l'intérieur les premiers visiteurs. Nous entrons rapidement et obliquons sur la gauche, en aveugle, pour continuer à grimper et aborder le site par le haut. La manoeuvre dilatoire des lacets, parcourus à pied cette fois, ajoute à notre impatience. Le chemin noyé dans la végétation débouche sur une petite plateforme taillée dans la roche... On approche... Plus que quelques mètres...


    C'est début novembre que CAFE + M avait atterri à Sydney. Depuis l'aéroport, nous nous étions directement rendus à notre hôtel, à Kirribili, sur la rive nord de la baie. Après nous être installés, Eve et moi avions profité de la présence de ma mère pour garder Célestin et Amphélise, et nous promener tous deux en début de soirée. Logés dans les beaux quartiers, à proximité de l'élégant manoir du Premier minsitre, nous savions être pile en face de l'opéra et sa baie environnante, mais depuis cette rive, nous n'avions pas encore vu l'ensemble, masqué par les petits immeubles cossus qui longent le golfe . La nuit était tombée d'un seul coup et nous flânions dans l'obscurité, la tête encore chargée des images de l'Outback, ignorants des guirlandes de lumières que la mer reflétait déjà. Soudain, par une trouée entre deux bâtiments, l'Opéra de Sydney, la Baie de Sydney ont giclé et fondu sur nous sans qu'on s'y attende. Eve, carrément, n'avait pu retenir un petit cri, mélange de surprise et d'émerveillement. A l'image du lieu, que les années avaient patiemment élaboré, venait brusquement de se juxtaposer une réalité sensible. Ainsi, combinant le moment présent avec les années, le voyage se plaît à vous faire naviguer dans votre propre existence, pour faire jaillir en vous des sensations qui se plantent en flêche dans le terreau du passé. Et donnent naissance à un rapport au monde qui dépasse le temps - un flash. Comme l'opium chez Thomas de Quincey.

    Addictif, le voyage ?


    Nous avançons sur la plateforme rocheuse. Après tous ces lacets, nous ne savons plus très bien où nous sommes sur la montagne. Ô, comme un léger basculement du visage vers la droite peut vous donner la sensation d'un uppercut ! J'esquisse un cri. Le paysage s'est soudain ouvert à nous. Le regard plonge dans le vide - c'est vertigineux. Ces cartes postales, ces reportages, ces émissions, ces posters montrant le Machu Picchu, vus des centaines de fois depuis tout petit, viennent de prendre une dimension de plus. C'est la même chose en complètement différent.

    Au nord, baignés dans le brouillard, les cônes noires des sommets lointains. A l'est, la boule jaune du soleil, Inti, perçant le rideau nuageux. Vers le nord, le mythique cône du Huayna Pichu, la jeune montagne, sorti de nulle part en écharpe de brume. Dans notre dos, le sommet du Machu Picchu, la vieille montagne, le front en avant comme pour nous faire basculer dans le vide. A nos pieds, de longues bandes de verdure étagées en ordre serré à perte de vue. Au pied du Huayna Picchu (aussi orthographié Wayna Picchu), la ville, accrochée au dos de la montagne comme une manta sur celui d'un lama : le Palais de l'Inca, la zone des temples, la zone résidentielle. Vide. Desertée.

    C'est pour celà que nous sommes venus si tôt : pour profiter de l'ensemble nu, comme prélapsaire, avant que le flot des touristes ne glisse à travers les artères du site et ne bâte les flancs du Machu Picchu de taches de couleurs inappropriées. Et balayant les bâtiments, notre regard peut à loisir les peupler, de même que, lorsqu'on se concentre sur une illustration en 3D, on voit apparaître une forme cachée. L'ensemble est si bien préservé qu'on peut aisément laisser son imagination vadrouiller. On est hors du temps. La solidité du granit a maintenu les bâtiments en parfait état. C'est la folie des hommes qui les a dépeuplés, et l'imagination qui leur redonne vie.

    Le Palais présente cette caractéristique de construction inca qu'on avait remarqué dans la rue Hatun Rumiyoc de Cusco, avec la fameuse pierre à douze angles : la roche est taillée avec tant de précision que les pierres sont assemblées sans ciment pour former des murs qui résistent à tout, même aux tremblements de terre.  On ne pourrait glisser une pièce entre deux blocs. Le mur aux trois fenêtres, dans la zone des temples, à l'ouest, est architecturée de la même manière. Le village, lui, est constitué de maisons plus simples, dont les parois, moins épaisses et moins hautes, sont cimentées par un mélange de terre. Sur les terrasses, autour, on cultivait le maïs et d'autres céréales.

    Le site, sur ce piton de roche, est à la fois loin de tout et parfaitement protégé par les montagnes environnantes. Que recherchait donc Pachacutec, l'Inca qui en ordonna la construction ? La sécurité de l'isolement, la résistance du granit, la relative proximité de Cusco... On y envoyait les notables, en retraite sans doute.

    Après nous être promenés à travers le site, nous nous sommes approchés du Huayna Picchu. Lorsque vous êtes au pied de la jeune montagne, votre cou s'étire et votre museau se lève tandis que vous vous dites : "Ouh la !". vous avez un peu plus de la Tout Eiffel à grimper, sur un chemin pas plus large qu'un ongle bordé d'un a-pic impressionnant. Mais attention, CAFE est chaud bouillant ! Il nous faudra une petite cinquantaine de minutes pour atteindre le sommet, à 2693 mètres d'altitude. Non sans avoir traversé les deux cavernes qui en offrent le seul accés. La seconde, dans laquelle il faut se faufiler en se penchant comme une vieille campesina tout en tenant son sac à dos dans la main, s'ouvre vers le ciel pour vous expulser sur le dernier mètre. Elle a quelque chose d'utérin, et comme l'Inca ne faisait rien au hasard... Presque rien n'est construit là-haut, on ne peut que difficilement frayer entre ou sur les gros blocs de granit agencés par la nature. On ne trouve pas ici trace de l'hubris qui jadis poussa Pachacutec à ériger une ville à l'ombre du Huayna Picchu. Autant en bas la volonté était une certaine domination des éléments, autant ici ce sont les éléments qui prévalent et l'Homme qui s'y soumet. Pour le coup, Célestin et moi nous faisons la réflexion qu'ici, on peut trouver un point commun avec les rapport qu'entretiennent les Anangus avec l'Uluru, qui n'a jamais été aménagé, mais selon la configuration naturelle duquel s'ordonne un usage rituel.

    Lorsque vous arrivez là-haut, au sommet du Huayna Picchu, vous êtes récompensés largeos. Le point de vue sur le Machu Picchu est remarquable. Le site, vu de cette éminence, forme un X géant strié des murets des nombreuses terrasses agricoles. Le flanc ouest roule pour se plonger dans l'Urubamba, que nous avons franchie quelques heures plus tôt.

    Dans l'après-midi, nous avons continué notre promenade à travers le site, avant de filer vers la sortie à 16 heures. Puis de couvrir à pied les sept ou huit kilomètres menant à Aguas Calientes. Nous étions en état d'exaltation. Quelle journée fascinante avions-nous vécue là ! Merveilleux. En chemin, nous avons croisé un groupe de quatre jeunes Français, avec lesquels ont s'est mis à tchatcher non stop. Dans le groupe, il y avait un couple de furieux qui faisaient du camping sauvage depuis la Guyane. Les deux autres arrivaient de Patagonie, nous avions mille questions à leur poser : à peine venions-nous de quitter le Machu Picchu que cette conversation nous propulsait sur notre destination suivante, comme par magie. Amphélise s'est immédiatement entichée de Charlène et lui a tenu la main jusqu'à Aguascalientes, tout en lui racontant ses pérégrinations depuis Phnom Penh.

    Sur trois jours, nos chers petits compagnons de voyage venaient de parcourir entre quarante-cinq et cinquante kilomètres à pied, en montagne, et il leur restait une énergie débordante.

    Parvenus à Aguas Calientes, nous sommes restés au bord de la rivière, en plein centre-ville, à deviser tous ensemble dans la tiédeur de l'après-midi, sans se soucier du voile d'obscurité qui était tombé sur nous. On était bien, à causer de la République dominicaine, de la Bolivie, du Chili... des chemins qu'on avait pris, de ceux qu'on allait prendre. Lorsque nous nous sommes séparés, notre groupe formait un X strié par les flots de la rivière et les pavés de la route, qui s'est étiré alors que nous nous éloignions, puis a disparu. 


  • Commentaires

    1
    Samedi 24 Novembre 2012 à 22:00

    Merci de nous faire partager ce moment de découverte.

    pure coincidence, pratiquement au meme moment, le record de la plus grande photo numerique est le Machu Picchu : http://www.gigapixelperu.com/Welcome.html

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