• Anamorphose du voyage

    Olbotrek ! Olbotrek ! Gais comme des pigards argentés, nous n’étions que pépiements à notre retour du Parque de Torres del Paine, à l’issue de quatre jours de randonnée. Après une soixantaine de kilomètres en pleine nature. Nos pas étaient lourds, mais nous revenions joyeux – de surcroît, en ouvrant la porte du Koten Aike, pourtant un hostal tout ce qu’il y a de plus modeste, nous étions heureux à l’idée de prendre une bonne douche, d’avaler un steak saignant préparé par nos soins et de passer une nuit dans un bon lit. C’est ce même hostal où nous avions dormi une semaine auparavant, lorsque le Torres del Paine n’était pour nous encore qu’un mystère. Une image à-venir. Il allait désormais pouvoir redevenir une image, mais cette fois plus précise. Une image sou-venir.

    Anamorphose du voyage

    Nous avons suivi le fameux W, le « deubeuliou ». Dans un premier temps, le sentier borde le Lac Grey du nord au sud, bifurque vers l’est avant de remonter au cœur de la Vallée du Français, puis de continuer vers le soleil levant jusqu’au sud des Torres, avant de remonter, à nouveau, vers la lagune au pied des trois mythiques cheminées grises. L’ensemble forme un tracé qui ressemble à la vingt-troisième lettre de notre alphabet. Autant le dire tout de suite, la réputation de trek difficile que traîne ce GR est à nos yeux exagérée. Avant de partir, nous avions décidé d’en tronquer une partie, préoccupés par l’idée que les enfants, nous sans doute aussi, aurions du mal à le couvrir. Nous n’avons pas, contrairement au héros de The New York Trilogy, de Paul Auster, reconstitué intégralement la lettre sous nos semelles, mais nous aurions pu. Largeos. Tant pis. De fait, le W a pris toutes les allures d’un trek à la mode, ce qui n’enlève rien à son intérêt, d’ailleurs. De confortables refuges s’y sont installés, et on y trouve une multitude de campamientos. Pour nous, porter deux ou trois tentes, cinq duvets et la nourriture pour quatre jours était hors de question, alors on s’est fait plaisir : nuit dans des lits, plats chauds et petit-déjeuner – on avait juste à profiter du moment. D’autant plus que dans l’ensemble, nous avons été épargnés par les éléments, ce qui n’a rien d’automatique, loin de là. Quelques jours avant notre départ, un couple de Belges nous avaient prévenus : ils avaient marché toute une journée et passé une nuit entière sous une pluie torrentielle. On allait bien voir. En attendant, Roger enrichissait la langue française d'un magnifique : "Les prévisions, on verra ça demain".

    Le jour du départ, un bus nous a déposés au Lago Pehoé. En chemin, nous avons vu, en plein milieu de la piste, deux autocars couchés sur le flanc, comme deux grosses bêtes blessées. Que s’était-il passé ? La veille, une rafale de vent avait fait vaciller les carrosseries, puis les avait plaquées au sol plus sûrement qu’un Caterpillar. Une bourrasque, deux autocars. A quelques pas du point de départ du trek. Pas fiérots, CAFE + R. A ce moment, vous vous demandez comment vous ferez si ça vous souffle comme ça sur le râble – vous ouvrez l’imperméable et vous vous posez quinze minutes plus tard à Rio de Janeiro ? Vous vous enfouissez en regardant les arbres voler ? On allait bien voir, encore.

    Après une demi-heure de navigation, un catamaran nous a déposés à la pointe sud-ouest du camino. Depuis le lac Pehoé, nous avons remonté une étroite vallée battue par les vents pour parvenir à la Lagune des canards, depuis laquelle nous avons longé la base du Paine Grande, dont les pointes imposantes, en écharpe de neige, s’élevaient juste au-dessus de nos têtes, au sommet d’une paroi vertigineuse. Sur notre gauche, par intermittence, nous pouvions observer le Lago Grey, dont la langue sombre mène au glacier éponyme. En prenant de la hauteur, nous avons remarqué le flottement des quelques témpanos, des icebergs qui s’étaient détachés du campo de hielo la veille. Ainsi rythmé par la vue clignotante des sculptures bleu glacier, notre chemin s’est poursuivi à travers des forêts de bois brûlé. Un incendie a ravagé l’ouest du parc l’été dernier, et les arbres, plutôt rares à la base, ont perdu toute ramure pour n’être plus que de simples troncs noircis d’où affleure, par une écorce enroulée sur elle-même en raison de la chaleur des flammes, une intimité blanche. Curieuse légion immobile de fantassins aux bras coupés en costumes créés par Jean-Paul Goude. En fin d’après-midi, nous avons atteint le refugio Grey : une bâtisse blanche qui ne paie pas de mine, mais dont l’intérieur de chalet est des plus chaleureux. Depuis la terrasse, une cerveza Austral à la main, nous avons vu le soleil vespéral lécher les parois du Paine Grande et illuminer les pics du sommet, pointus comme des piolets. A l’abri d’un sous-bois épargné par l’incendie, où un lichen gris-vert couvre les troncs, l’établissement n’est pas exposé aux vents, serein. Nous discutons le programme du lendemain : pousser jusqu’au glacier Grey avant de revenir sur nos pas, au Lac Pehoé, pour entamer la partie inférieur du W. Nous ignorons encore que le jour suivant, nous vivrons une des expériences les plus fascinantes de notre voyage. Une aventure, dit-on, que l’on ne peut vivre qu’au Groenland, en Antarctique et en Alaska. Trois endroits sur la planète – quatre en comptant le Lago Grey. Après cette aventure, il ne nous restera plus qu’à surfer sur des crocodiles, et on sera bon.


    Dans Richard II, William Shakespeare, influencé par le tableau de Hans Holbein, Les ambassadeurs*, invente l’anamorphose en littérature, par la voix de Bushy, qui console la femme du roi déchu :

    Like perspectives, which rightly gazed upon

    Show nothing but confusion – eyed awry

    Distinguish form

    Parfois, la forme ne se distingue, le sens ne se fait qu’une fois qu’on a opéré un pas de côté, et regardé différemment un objet.


    Le lendemain matin, nous filons vers la partie nord du lac, en direction du mirador, pour jeter un coup d’œil sur ce glacier que nous n’avons vu que de loin. En chemin, on nous informe : on a une chance folle, dans la nuit, le glacier s’est fissuré de partout et de nombreux témpanos croisent désormais sur le Lago Grey à une allure de sénateur. C’est hallucinant : des centaines, des milliers d’icebergs broutent l’onde, c’est un immense troupeau. On peut les séparer en trois catégories. Au plus près du glacier, les témpanos les plus massifs : ceux-là sont encore arrimés au fond du lac, ils pèsent des centaines de tonnes probablement. Ils pourraient passer pour des mini-glaciers à part entière, ces forteresses bleutés munies d’un pont-levis, de créneaux, de fenêtres… En deuxième rideau, flottant déjà, les icebergs de dizaines de tonnes, dont les vaguelettes ont gratté la base, créant tout autour de la masse un surplomb de glace qui se reflète à la surface de l’eau, mariant à merveille le gris et le bleu. En troisième rideau, les icebergs pesant plusieurs tonnes, lourds encore mais moins hauts. Puis, disséminés à la surface, des morceaux de glace non plus bleutée mais parfaitement transparente, étincelante sous le soleil du matin, se déplaçant bien plus rapidement que les autres témpanos. Le tout rappelle une équipe de rugby : des « gros » plantés dans le sol, à l’avant du pack, relayés par des sauteurs, et une troisième ligne de plaqueurs autour de laquelle évoluent, légers, les ailiers, tout en vélocité. A l’ouverture ? Ben… Nous. Si si.

    Au bord de l’eau, Eve a repéré Big Foot, une entreprise de sports de glace un peu funky, genre trek à l’intérieur des glaciers, kayak entre les icebergs, etc. On se regarde. Il y a une gourmandise dans son regard qu’il faut absolument satisfaire. Justement, quatre kayaks sont disponibles. Bon, ça va nous coûter un bras – on se servira de l’autre pour pagayer.

    On nous harnache comme des explorateurs : combinaison de plongée fourrée en polaire, blouson en néoprène, gilet de sauvetage. Evidemment, ils n’ont pas la taille enfant – Amphélise et Célestin ressortent de la yourte vêtus de ce qui s’apparenterait plutôt à un sarouel de plongée ! Après les explications d’usage, on file à l’eau. A l’attaque ! Comment oublier Amphélise sur son kayak orange, frêle créature aux longs bras de métal que deux baraques portent jusqu’au bord de l’eau pour la faire glisser entre les blocs de glace ?

    Célestin et Amphélise, dont les pagaies sont trop longues, doivent renoncer à ramer. Ils se laisseront donc guider par les mouvements de leur accompagnateur. On nous a, tous les quatre, installés à l’avant de l’embarcation pour profiter du spectacle. D’abord, on fraye entre les plus petits blocs transparents. Certains ont à peine la taille d’un saladier, mais si vous les heurtez, ça produit un gros « shtomp » - il y en a tellement en dessous ! Puis, en progressant vers le glacier, on aborde des blocs de plus en plus gros. On ne regarde pas les icebergs défiler, comme depuis la rive, on se faufile entre eux ! C’est magique. Nos esquifs glissent près des flancs des mastodontes, sur une eau à deux degrés. Roger, resté à terre, se détache d’une énorme masse blanche derrière lui, tout en arrondis. On est si peu, si fragile, mais on peut faire tant de choses…

    Le fait de tourner autour de l’objet-iceberg modifie le regard sur sa forme – un pas de côté, ou plutôt une brassée de côté, et tout change. De sa confusion de glace, une forme se libère. Un pingouin, un dauphin. Une flèche devient un cercle. Le monde est une formidable source pour l’œil, auquel toutes les photographies, tous les films, toutes les peintures, ne sauraient se substituer. Notre regard est à l’iceberg ce que notre voyage est à la vie. Un pas de côté, sans pour autant sortir du monde bien-sûr, et la forme change : le point s’est mué en direction. En regardant la photo que Gaëtan a faite de CAFE le jour du départ, le 9 juillet, à Charles de Gaulle, lorsque cette aventure était encore un à-venir, je vois combien Amphélise, qui avait sept ans alors, a changé depuis. Et Célestin, et Eve, et moi. C’est nous, mais en pas pareil. La montagne est vivante, le glacier est vivant, les icebergs sont vivants. Le voyage est vivant.

    Après deux heures sur l’onde, à jongler avec les formes et les sensations, nous sommes rentrés. A une cinquantaine de mètres du bord, mon accompagnateur m’a demandé de guider le kayak jusqu’à la rive en essayant de trouver un chemin : la circulation des blocs en avait modifié l’accès ! Le chemin avait changé entre l’aller et le retour, comme il change tous les jours en fonction du glacier. Merveilleux, non ? Je me demande ce que Victor Segalen aurait fait de ça…

    Peu après, nous reprenions notre route vers le sud, par le même sentier que la veille. Le même sentier, mais pas le même chemin ! Le lac, couvert d’icebergs sur toute sa longueur, offrait un spectacle bien différent du jour précédent. Le ciel aussi, plus lumineux, offrait un regard différent sur le lac, dont la surface était devenue opaline. Nous avons parcouru les deux derniers kilomètres sous la pluie, bien heureux de nous glisser au chaud dans le ventre du refugio Paine Grande, au bord du Lac Pehoé.

    Le troisième jour, nous avons entamé la partie inférieure du W. Vers midi, nous avons bifurqué dans la Vallée du Français, vers le nord, pour pique-niquer face à un autre glacier, le Glacier du Français. Celui-ci présente la particularité de ne pas se jeter dans un lac. Il se situe au-dessus d’une rivière. En face du glacier, un peu avant le point le plus haut de la vallée, on peut embrasser, en se tournant légèrement vers la gauche, à la fois le glacier, la rivière, les eaux turquoise des lacs Pehoé et Nordenskjöld, et celles plus sombres du petit Lac Skottsberg. Incroyable. Il y a dans le parc une telle profusion de choses à voir…

    En chemin, nous tchatchons sans répit. Avoir du temps - quel luxe ! Avec Célestin et Amphélise, on parle cinéma, photo, Michael Jackson, Beatles, avenir, ambitions... Des heures et des heures. Célestin m'a demandé de lui décrire des photos : allez décrire des photos lorsque vous ne les avez pas sous les yeux. Salgado, Depardon, Cartier-bresson, Evans, Rodchenko, Newton, Doisneau, Arbus... sont passés à la casserole, tordus par la mémoire. D'autres images sou-venir, parfois plus effacées qu'on ne l'aurait cru, qu'on ne le voudrait en tous cas. Toutes ces randonnées, depuis plus de cinq mois, nous ont offert d'innombrables échanges.

    Dans l’après-midi, après avoir quitté la Vallée du Français, nous avons de nouveau progressé vers le soleil levant. Nous avons atteint le troisième refuge, le refugio los Cuernos en fin d’après-midi, après avoir pris une pause assis au bord du Nordenskjöld, sur des galets gris et blancs qu’on s’est amusés à balancer à la flotte.

    Le dernier jour de marche, on a rejoint la Laguna Amarga, à la pointe sud-est du parc. Nous avons traversé la zone la plus verte, en contrebas du Paine Grande. Ses trois couleurs, crème, brun et gris, tranchent avec la végétation de la base, verdoyante. Le long du chemin, des arbustes délivrent un parfum légèrement musqué, très agréable. De curieux arbustes tout ronds, gonflés comme des baudruches, se disputent le sol pour couvrir toute l’étendue. Dans cette verdure, contrairement à la partie ouest qui a subi un incendie, c’est bien plus vivant. On entend des piverts faire claquer leur bec contre les troncs, on voit d’étranges créatures ailées, au long bec orange, prendre leur essor par groupes en produisant d’étranges cris graves. Sans doute baroutent-ils… Après le Paine Grande, nous avons longé le Monte Almirante Nieto, où se trouvent les trois Torres – dont la plus haute culmine à 2650 mètres. Nous ne les verrons qu’en nous éloignant du massif, pour rejoindre la Laguna Amarga, à plusieurs kilomètres.  Après un pas de côté. Avant de monter dans le bus qui nous a ramenés à Puerto Natales. C’était hier.

    Aujourd’hui, nous roulons, de nouveau, vers l’Argentine – pour notre ultime franchissement de frontière avant la France, le 30 décembre prochain. Nous dormirons ce soir à El Calafate, que nous connaissons déjà, avant de rejoindre El Chaltén demain. ¡ Adelante !

    * Voici ce tableau, que l'on peut voir à la National Gallery de Londres. L'objet mystérieux, vu de face, semble n'être qu'une tache. Le voir du côté droit permet de "distinguer une forme", et fait de ce tableau un memento mori.

    Anamorphose du voyage


  • Commentaires

    1
    sylvie ulis
    Samedi 15 Décembre 2012 à 19:04

    où  et quand les photos d'icebergs svp!!???

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    2
    pacobalcon Profil de pacobalcon
    Dimanche 16 Décembre 2012 à 13:20

    Mais il y en a déjà sur Couleur Café !

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