• Bleu(s au) glacier

    Trois heures de bus, pour relier Puerto Natales au parc des Torres del Paine, ça nous laisse un peu de temps pour mettre à jour nos aventures. Nous sommes arrivés dans cette petite ville située au nord de Punta Arenas il y a cinq jours déjà, dans l’espoir de filer randonner sur les Torres dans la foulée – mais non, les refuges étaient llenos, plus un lit de libre. C’est la haute saison ici, en Patagonie. A force de voyager hors-saison, depuis la Malaisie, on avait perdu l’habitude de réserver. Il faut s’y remettre ! On a fait la queue, comme tout le monde, et nous voici maintenant, Gore-tex au pied, imperméables sur les épaules, fin prêts. Mais pour en arriver là, on a fait quelques zig-zags.

    Après la tournée des agences pour réserver trois nuits dans les refuges du Parque, nous avions donc trois jours à tuer, et mille choses à voir. Roger suggère de louer une voiture pour franchir la frontière argentine et visiter le glacier Perito Moreno, puis revenir sur nos pas et la rendre à temps pour le départ. Sachant que l’on retournera en Argentine juste après l’excursion, ça crée un encéphalogramme agité sur notre roadmap : sud, nord, sud, nord… Va pour le Perito Moreno et une courte nuit à El Calafate.

    Chez Punta Alta, on nous loue une Samsung. Ah, ils ne font pas que des micro-ondes ? Et pour la route, on met en position « cinq personnes » ? Non, non, ils font bien des voitures – sacrés chaebols coréens. Enfin, « bien » n’est pas le terme approprié. C’est une lourde berline sans âme, et surtout sans tenue de route, qu’il faut recadrer à chaque virage. Enfin, notre PE 16 a une excuse : le vent. Notre véhicule, sur le chemin d’El Calafate, s’est tordu sous sa férule.

    On nous avait causé du vent patagon, mais on était loin de se douter. Ah, tendre Bretagne, que tu sembles calme au regard des bourrasques patagonnes, qui giclent sans cesse pour vous gifler le visage ou vous fouetter le dos ! Tout ici est battu en permanence par le vent – lorsqu’il prend une pause, c’est pour souffler… Dès la sortie des villes, toute végétation est rabotée, ne poussent que des touffes, au mieux de arbustes, que le zef masse jour après jours comme une armée de mains thaïlandaises. Fermement. Les plantes qui ont eu l’audace de se prétendre arbre ont été boxées jusqu’à ce que leur tronc, devenu cauteleux, sec et nu, ne forme plus que la lettre d’un alphabet végétal oublié. En terre patagonne, ce n’est pas le soleil qui rend le sol aride, c’est le vent. Il pourrait soulever des pierres… Face à lui se dressent les sommets, seul élément terrestre ne ployant pas sous ses coups.

    A vingt-quatre kilomètres de Puerto Natales, en roulant vers le nord-est, nous avons franchi la frontière. L’agent Gímenez a tamponné nos passeports : à nous l’Argentine – pour deux jours ! C’est le dernier nouveau tampon de notre périple. Nos passeports sont des tapisseries, désormais, tissées dans un camaïeu de lieux que le voyage a réunis sur notre plaquette à l’effigie de la République française.

    Une fois passé les douanes, on s’est comme introduits dans un univers magique. Pas une voiture, pas un village. Personne. Un paysage de rêve où évoluent sans crainte des animaux sauvages en nombre. Pour un peu, on verrait une marmotte mettre du chocolat dans du papier d’aluminium. Après le premier col, en descendant sur une immense vallée, on s’arrête pour observer une famille de condors au sol. Leur grosse tête rose fait un mouvement de rotation à notre approche, puis ils prennent leur essor pour voler au-dessus de nous, décrivant des cercles sans objet – ils vont attendre notre départ. Juste après, nous nous immobilisons à nouveau pour faire une balade au bord d’une lagune où vaque un groupe de flamands roses, qui eux-aussi s’éloignent à notre approche, sans inquiétude. Pour parvenir à la mare, il nous a fallu franchir un des grillages qui courent le long des routes sur des centaines de kilomètres sans discontinuer – la délimitation des estancias, ces exploitations qui peuvent atteindre des milliers d’hectares, où paissent moutons, vaches et chevaux dans les grands espaces de la pampa. Quelques minutes hors du véhicule ont suffi à faire de nos feuilles, sans bonnet ni chapeau, des emballages Picard. Les imperméables claquent à toute vitesse et les bas de pantalon faseyent comme des pavillons groenlandais. La température elle-même n’est pas si basse, mais le vent s’est chargé du froid des sommets alentours pour attaquer la plaine.

    Au chaud à l’intérieur de notre micro-ondes à roulettes, nous reprenons la route. Nous croisons des renards gris traversant paisiblement la route, ainsi que des nandous, une sorte d’autruche locale. Des guanacos aussi, le quatrième camélidé américain – avec le lama, l’alpaca et la vigogne - le plus sauvage. A l’arrêt, l’un d’eux nous regarde du haut de la tourelle de son cou, avant de prendre ses distances dès que l’on fait un pas en avant. Les oiseaux sont particulièrement représentés. Des oies sauvages noires et blanches croisent là-haut, entre les buses, les faucons et autres rapaces qui tournoient sous la poudre blanche des nuages. Des gibelettes des Andes, qui redonquièrent çà et là, des aigrelles à spatule, dont le voussayement résonne au loin, des miracles à collier, comme peints en violet, et même des spirules du Gabon ! Tout un tas de volatiles dont on invente le nom, et le cri, au fur et à mesure de notre progression sur le vaste tapis argentin.

    Hors des sommets, le tracé des routes est décidé par l’agencement des estancias, et dans ce coin du pays, nombreux sont les détours à effectuer pour aller d’un point à un autre. Afin d’éviter de couvrir une distance trop grande pour rejoindre El Calafate, nous empruntons un raccourci : soixante-dix kilomètres de piste, où les cailloux claquent contre le ventre du véhicule dans un bruit de pop-corn. Pas rassurant… Mais somptueux. On rejoint la 40 au nord-est, pour obliquer vers l’ouest. A chaque passage de col, comme un bouton que l’on défait, une vallée se découvre, que la longue glissière de la route finit d’ouvrir en une ligne droite et rebondie par endroits.  Nous ne sommes en Argentine que depuis trois heures et nous sommes déjà conquis !

    Garés contre le sens du vent, pour ne pas transformer les portières de la Samsung en cerfs-volants, nous prenons une pause au dernier col, qui domine la vallée du Lago Argentino. Ses eaux turquoise en forment le cœur, tandis qu’une plaine découpée en bandes de couleurs différentes, du brun au rouge clair, se déploie en direction d’El Calafate. Le lac, que nous n’apercevons que partiellement, forme une langue qui court vers l’ouest sur plusieurs dizaines de kilomètres, jusqu’à la mâchoire de glace du Perito Moreno – l’objet de notre excursion. Depuis notre éminence, nous observons des péniches bleu clair remonter doucement le lac. Très doucement. Presque immobiles… Ce bleu glacier – mais bien-sûr, ce sont des icebergs ! En pleine vallée, exposés au soleil. Hallucinant - ils sont la seule trace de glace à des kilomètres à la ronde !

    Le soir, dans El Calafate, Roger et Eve prennent un steak de la taille d’un demi-bœuf chacun, qu’un malbec fait glisser avec aisance. Les enfants ne nous ont pas accompagnés au Cambanche, ils ont préféré rester à l’hostal, empaňadas en main, devant un autre animal : La chèvre. Ils matent le film allongés côte à côte face à l’écran, la tête en appui sur les mains, sur le bunk-bed de notre minuscule chambre. A l’aise.

    Le lendemain, à l’aube, nous partons pour le glacier. Soixante-dix kilomètres à longer le lac sous le grand ciel argentin au réveil. La route, en contournant un mamelon parfaitement circulaire, dévoile une autre vallée plate comme une mappemonde, dans les rouge, au fond de laquelle est tendu un rideau de poussière en suspension. Quinze minutes avant sept heures, nous arrivons au parc. Nous sommes les premiers. Lorsque la chaîne est posée au sol, nous entamons dans la brume la remontée du bras sud du Lago Argentino, son brazo rico. La route, qui serpente au fil des méandres du lac, laisse soudain apparaître, à une dizaine de kilomètres vers l’ouest, une large masse d’un blanc éclatant. Comme si la machine à laver de tous les géants patagons vomissait dans le lac un excès de mousse. Etrange – grosse, grosse lessive. Vue de loin, la mousse brille en dépit d’un manteau de brume.

    Observée de plus près, la masse se fait plus précise. Aux extrémités est et ouest, les flancs de montagne s’effacent pour permettre à la glace de prendre ses aises. Le glacier se présente en « V » - de sorte qu’en son milieu, il est plus avancé sur le lac - et ce, sur cinq kilomètres. La façade, même si elle fait en moyenne soixante mètres de haut, n’est pourtant que le visage du campo de hielo, à savoir, les kilomètres de glace qui affluent depuis les sommets. Ce campo est hérissé de millions de cônes blanchâtres, comme les casques pointus d’une armée silencieuse venue du fond des âges, qui jour après jour fait pression sur la façade pour progresser vers le lac.

    Parvenus à l’estacionamento, nous garons notre Samsung sur le parking vide. Il n’y a personne d’autre que nous. C’est très agréable – d’autant que l’espace est prévu pour de nombreux touristes. Pour commencer, nous empruntons, le camino menant à la plage, un peu à l’écart du glacier. Dans une petite baie, le sentier bordé d’herbe tendre descend doucement vers le lac. A l’écart des grands courants d’air, nous ne sommes plus sous le vent. Silence. Rien ne bouge.

    Ô merveille… A vingt mètres, une petite famille d’icebergs broute paisiblement l’onde. On les dirait posés délicatement à la surface – alors que leur partie émergée n’en représente qu’un dixième ! Ils sont les entrailles du campo, mises au jour après toutes ces années. Venus du ventre du glacier, ils n’ont pas la couleur blanche des sommets du campo – ils sont d’un bleu pur. Le voilà, le bleu glacier ! Un bleu léger et profond à la fois. Enfin, plusieurs bleus purs, plus ou moins soutenus, en fonction de la concentration d’oxygène dans la glace. Féérique.

    On emprunte la passerelle de bois et de métal qui court le long de la falaise faisant face au glacier. En approchant, on entend comme des détonations suivies d’un long bruit sourd. Bam ! Prrr ! Ce sont les blocs qui, sous la pression, tombent à l’eau et remodèlent le visage du glacier. En trois heures, nous en avons vu pas mal. Des pans entiers du mur de glace – de la taille d’un petit immeuble, parfois - s’écroulent, se fragmentent au contact de la surface et se projettent sur plusieurs dizaines de mètres. Avant que la passerelle ne soit construite, en vingt ans, trente-deux personnes ont perdu la vie en observant le phénomène depuis la rive, heurtés par des blocs en vol ! Le gros des blocs tombés à l’eau forme la base d’un pont qui rejoint notre montagne, sur lequel, jour après jour, la glace va s’empiler et faire avancer la masse. Jusqu’à ce que les deux bras du lac, séparés, ne fassent pression et brisent la structure de glace – une fois tous les deux ans environ. Et que tout recommence. Il y a ici quelque chose de vivant, une respiration de la montagne. Nous sommes esbaudis. Il y a un peu plus d’un mois, nous nous promenions autour de l’Uluru, le rocher sacré du désert australien, en pleine chaleur, et nous voici maintenant, gants et bonnet, devant ce monument du froid. Quel contraste ! Nous passerons trois heures à l’affût, prêts à bondir à la moindre détonation pour voir la glace s’écrouler.

    En début d’après-midi, nous reprendrons la voiture pour rentrer à Puerto Natales, au Chili. Quatre-cents kilomètres à couvrir avant dix-neuf heures, pour restituer notre véhicule. La route, à nouveau, est un régal. Au passage de la frontière, des employés du Ministère de l’Agriculture chilien passeront au peigne fin notre véhicule, à la recherche de produits frais, interdits d’importation. Les Chilenos sont très à cheval sur le contrôle des produits agricoles venus de l’extérieur. Nous, nous avons rempli leur formulaire de manière assez désinvolte – cochant No à toutes les questions… Aïe ! L’agente du Ministère, zélée, trouve une pomme dans notre coffre, ainsi que trois morceaux de bois avec lesquels les enfants avaient joué. Le fruit en mains, elle me se tourne vers moi et dit simplement « Manzana ! ». Elle a le même regard qu’un gendarme qui débusquerait dix kilos de coke sous une banquette en skaï. On retourne au poste… L’agent à qui on transmet l’affaire, assis derrière son bureau, me regarde, regarde le fruit, me regarde à nouveau. Il hésite sur la suite des événements. Grand banditisme ? On me signale solennellement que je serai en infraction si je ne déclare pas transporter la pomme. Je remplis donc le formulaire à nouveau. On me libère ! Ouf, ça passe…

    La Patagonie est une terre de géants. Les humains, comme ailleurs, y sont parfois minuscules.

    Notre bus, après trois heures de route, avance dans le parque dominé par les trois cheminées grises des Tours. Des guanacos s’ébattent autour des lacs et lagunes. On est arrivés. Le bateau part de Pudeto à 12 heures pour nous relier à Paine Grande, d’où nous partons pour remonter le Lago Grey jusqu’au glacier, au pied duquel nous devrions dormir ce soir, en refuge.

    En avant, marche.


  • Commentaires

    1
    sylvie ulis
    Samedi 15 Décembre 2012 à 19:00

    Génial!!! ah la patagonie, j'en reve!!! merci pour ce super article, on s'y croirait...presque, ici Paris/temps pourri mais tant pis, bonne suite de voyage!

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