• Dernières heures thaïlandaises

     Il est 21h38 – allongé sur la couchette supérieure à l’entrée de la voiture 14 de l’express Bangkok - Sungai Kolok, je fais le point sur nos dernières heures en Thaïlande. Fixé au plafond, un ventilateur rotatif couvert de poussière poisseuse agite régulièrement les rideaux verts - siglés du numéro correspondant au siège avec une broderie de fil doré - derrière lesquels les passagers, un par un, s’endorment. Lorsque l’on se place debout au centre du couloir, on peut observer le mouvement des voilages sur des dizaines de mètres, de chaque côté. Débarrassé de toute forme humaine visible, le train semble n’être qu’un boyau éclairé au néon au sommet duquel ont été fixées de longues tringles supportant des voilages en liberté. Une tache de couleur rose, en amont, indique que pour la première classe, quelque chose de plus fleuri a été choisi.

    Le train est ouvert aux quatre vents – ni une fenêtre, ni une porte n’ont été fermées depuis 13 heures, heure du départ de Hualampong Station, à l’extrémité Est de Chinatown. Ne pas gêner la fermeture des portes pourrait ici être mal pris. C’est l’ouverture des portes qu’il ne faut pas gêner. Chacun s’asseoit à sa guise sur les marchepieds d’accès aux voitures, pour fumer, ou pour chercher un peu d’air, comme les poissons remontent à la surface pour de l'oxygène. Il faisait environ deux milliards de degrés lorsque les machines se sont mises en branle pour donner un coup de rein à l'ensemble. Il fait un peu moins chaud maintenant. A chaque instant, les bogies sont mises à rude épreuve par les antiques rails de la voie, et en plus du ta da ta toum de rigueur, c’est toute une gamme de bruits annexes qui se font entendre, crissements, claquements, vrombissements, bruits de chocs et de frottements que la langue anglaise serait mieux à même de rendre – tous les gargouillements d’un tube digestif de métal qui avoue son âge, sans minauder, un peu plus à chaque kilomètre avalé. Trois heures et demie après avoir quitté Bangkok, nous avons atteint Ratchaburi, à environ cent kilomètres de notre point de départ. Il faut dire que le train, comme c’est souvent le cas en Asie, est à la fois longue distance et omnibus. Il suffit d’imaginer un Paris-Hendaye qui s’arrêterait à Meudon, Chaville, Viroflay, … Parce que nous descendons jusqu’à la frontière malaise, environ mille kilomètres plus bas. Si la Thaïlande a la forme d'un neuf, vu dans un miroir, nous sommes sortis de la bulle pour rejoindre la pointe.

    Nous  avons quitté Bangkok presque à regret : la ville est fascinante. Comme elle fait quinze fois la taille de notre capitale de France, elle est chronophage. Et la poignée de jours que nous lui avons consacrée nous ont simplement donné l’envie d’y goûter davantage. Hier, c’est dans le quartier de Silom que nous avons bourlingué, après avoir de nouveau emprunté le ferry qui navigue à toute allure sur la Chao Phraya. Nous revenions du Dusit Zoo, que fréquentent annuellement plusieurs millions de visiteurs, parmi les familles thaï, les groupes scolaires en uniformes, et les jeunes couples ravis de s’offrir une touche de romantisme pour 10 bahts. C’est naturellement le vivarium qui constitue le joyau de ce zoo, puisque la nombreuse faune qu’il abrite est endémique – ce qui ne nous a qu’à moitié rassurés.

    A Silom, donc, en fin d’après-midi, nous avions décidé de vivre quelques instants au-dessus de nos moyens. Nous débarquons du ferry, vers 18 heures, à Oriental Hotel Pier, dans un quartier cossu de la capitale : grands hôtels, grooms, Mercos noires et tout le toutim. On a jeté notre dévolu sur le Sirocco Sky Bar, au sommet de la tour Lebua. Déjà, la tour. On la remarque, depuis la rivière, comme si elle était au milieu d’un champ – alors qu’elle est entourée d’autres gratte-ciels ! Madame est flamboyante : une gigantesque structure blanc crème qui s’élève en un triangle rectangle rythmé par de vastes plateaux, tous les vingt étages environ, coiffée d’un dôme doré de la taille du celui du Reichstag. C’est là, au pied de la coupole, sur une esplanade en goutte d’eau à laquelle mène un escalier monumental, que se trouve le Sirocco Sky Bar. Au soixante-quatrième étage. Sans vis-à-vis. Vue panoramique sur océan de béton, loin, très loin en contrebas.

    Mais pour monter il faut passer le cerbère : une jeune femme en tailleur qui fait office de physionomiste. Avec un sourire de faussaire, elle vous toise en un rien de temps pour juger si vous entrez dans le périmètre du dress-code affiché à côté d’elle. On tente la connivence, genre Delon dans Mélodie en sous-sol qui adresse à la rombière qui fait des manières pour lui demander du feu : « Te fatigue pas Totoche, on est du même milieu ». Ranafout : Célestin, Amphélise et Eve, ça passe, mais moi, je ne conviens pas – pour l’instant. Car on avait prévu le coup. Je file donc me changer dans les toilettes et substitue à la tenue short-tongs un seyant pantalon de randonnée rouge à damier (mon pantalon, quoi !) "assorti" à des chaussures de marche marron  foncé (mes chaussures, quoi !). Le tout surmonté d’une chemise bleu ciel à rayures blanches froissée. Ridicule, mais dans le périmètre du dress-code. Totoche me toise à nouveau, attend deux secondes en silence puis sans rien ajouter tend le doigt vers l’ascenseur. On nous accorde le précieux sésame !

    Cette humiliant protocole sera vite lavé – la descente sur l’esplanade depuis le dôme, au soixante-quatrième étage, est phénoménale. On a l'impression d'être en équilibre dans l'azur, c'est très agréable. A chaque pas, un groom vous indique le chemin avec un grand sourire. Les femmes sont grandes, les cheveux longs, et elles portent un tailleur café-crème. Les hommes ont les cheveux courts et portent un uniforme noir à col mao. On descend l’escalier pour atteindre le bar au comptoir circulaire autour duquel se déplace la faune endémique des grands hôtels, souple et habituée, robe noire de soirée pour les unes, chemise anglaise pour les autres. Toute la rotonde est colonisée par la jet-set society réunie, au coucher du soleil, autour de l’abreuvoir à Mai Tai. Toute ? Non ! Un spectateur caché sous la coupole se serait plu à observer le déplacement malaisé de quatre Gaulois en braies de couleurs vives. Non, en vérité Amphélise porte, elle, une jolie robe qui fait honneur au charme français. L’honneur est sauf. Pas loin de deux heures durant, nous allons profiter du spectacle du sunset sur la capitale thaïlandaise. La température est douce, les nuages confèrent au ciel un certain caractère, et alors que le soleil décline, des myriades d’ampoules s’allument progressivement. Tandis que la Chao Phraya, noircie, n’est plus empruntée que par de rares bateaux, le grand S de la motorway, plus à l’Est, charrie un flot ininterrompu de lumière bicolore, blanche sur la partie droite, rouge sur la partie gauche – on roule à gauche, ici - comme les dentifrices de notre enfance. Occupés à siroter des cocktails, avec ou sans alcool, dont le prix pourrait couvrir les frais d’instruction d’un famille sur un an, nous regardons une autre ville émerger à vive allure, taillée dans la lumière électrique. Nous nous trouvons à l’endroit précis où a été tournée la scène de l’échange des codes dans Hangover 2 (Very bad trip 2). Espérons que l’on ne va rien oublier…

    Quelques heures plus tard, la navette de notre hôtel, le BUPlace, nous menait au métro, pour rejoindre la gare. En chemin, un attroupement s’était formé sur la ruelle empruntée par notre mini-van : une grue accolée à un bâtiment en construction venait de se fracturer, net, en deux endroits, emportant avec elle le filet de protection installé sur la paroi du chantier. A Bangkok, on est plus regardant sur la vitesse de construction que sur la sécurité des ouvriers, récupérés par grappes depuis les faubourgs de la ville chaque matin pour fabriquer à la va-vite de l’hôtel ou du mall. Enfin, apparemment, plus de peur que de mal, c’est déjà ça.

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    Comme notre train file plein Sud vers la Malaisie voisine, cet après-midi le soleil ne nous a pas quittés d’une semelle, Eve et moi, puisque nous sommes dans la partie droite dans le sens de la marche. A la chaleur suffocante des premières heures du voyage – fesses collées au fauteuil, larges auréoles sous les bras, dos trempé de sueur – s’est substituée une douceur vespérale qui nous a permis de retrouver un filet d’air. Ô comme le voyage peut à sa guise jouer sur le temps ! Alors que le train ne modifiait pas son allure d’un iota, le soleil qui s’approchait de la ligne d’horizon a semblé dilater le temps : Amphélise et Célestin s’étaient mis en tête de gratter quelques bahts et pour cela se proposaient de vendre massages de pieds, dessins, poèmes ou porte-monnaie en papier et comme le vivier de clients francophones était réduits – deux, en fait, nous – Eve et moi étions très sollicités. Happés par le spectacle de l’Ouest vu du train, nous avons acquiescé pour à peu près tout et nous sommes endettés pour les années à venir. Tout à leurs travaux manuels, les enfants gambadaient dans le wagon. Eve regardait au loin, à l’écoute d’Amy Winehouse, et son sourire disait bien qu’elle était exactement là où elle voulait être.

    Par la portière ouverte, je me suis assis sur la plateforme de la voiture 13, vers l'extérieur, entre les deux parois de métal du boyau d’accès au wagon, les tongs posées sur le marchepied et les mains fermement arrimées aux barres de sécurité. L’air me fouettait le visage, et le paysage s’étalait sous mes yeux en strates de couleurs différentes, de plus en plus fixe en fonction de l’éloignement par rapport au train. A mes pieds, le ballast formait, tissée par la vitesse, une série de fines lignes grises jamais tout à fait droites. Juste derrière, une file de rice paddies parallèle au train reflétait des lanières de soleil brusquement coupées par des chemins de terre. Au-delà, d’autres rice paddies tout en longueur, perpendiculaires aux voies cette fois, reflétaient la ligne de crête qui forme une longue frontière naturelle avec le Myanmar, sur un axe nord-sud, comme la Cordillère des Andes sépare le Chili de l’Argentine. De même qu’à Thong Pha Phum, c’est drapée de bleu gitane que la Birmanie se présentait à nous. Mais ici, elle était recouverte de longs cumulus orangés qui formaient un vivarium de coton réunissant toutes sortes de reptiles, avec ou sans pattes.

    Lorsque l’on parvient à Prachuap Khirikhan, la ligne de crête se rapproche du Golfe de Siam, le Myanmar également donc, et c’est par un goulet d’étranglement que se faufile la Thaïlande pour se déployer jusqu’au Sud, à Phuket, à Krabi, et au-delà, jusqu’à la Malaisie. Le soleil s’est couché à cet endroit, à cet instant, lorsqu’il ne reste plus qu'une poignée de kilomètres pour passer, lorsque les montagnes roulent vers les voies à tel point qu’on voudrait avoir emporté une queue de billard pour les chatouiller.

    C’est à ce moment que le chef de voiture a commencé à préparer les lits-couchettes. Good night. Que suenen con los angelitos, amores mios.


    Dimanche, 9 heures. Il venait de faire jour lorsque je me suis rendu au wagon-restaurant pour un café au lait. J’y ai croisé les deux vendeuses ambulantes de la compagnie, occupées à replier des nattes de plastique multicolores, sur lesquelles elles avaient passé la nuit sous des tables. Elles sont toutes deux petites et sèches, et ne doivent pas dépasser quarante kilos, mais elles vous déplacent des plateaux chargés de fried rice and chicken jusqu’au plafond, avec robustesse et sans dévier d’un poil. La plus âgée des deux, à la peau tannée, porte un T-shirt bleu turquoise floqué, en lettres capitales, des mots DANGEROUS EXPEDITION. Aïe… Alors que nous approchons de la frontière, les seuls voyageurs à bord à part nous sont des Malais. A la différence des Thaïs, ce sont des musulmans – les femmes portent des foulards et certains hommes la barbe. Le sud de la Thaïlande est actuellement en proie à de sévères convulsions, dans la région de Pattani, où un mouvement séparatiste se signale par la pose régulière de bombes. Un couvre-feu y a d’ailleurs été décrété la semaine passée par le gouvernement régional. Encore quelques minutes et notre train entrera en gare de Sungai Kolok, ville-frontière. De là, nous passerons à Khota Baru, en Malaisie. Après, on improvisera. Bye-bye Thailand.


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  • Commentaires

    1
    Jadkat
    Mardi 14 Août 2012 à 20:21

    délire la vidéo du ou plutot des karoke !!! 

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    2
    christouche
    Dimanche 19 Août 2012 à 15:14

    Bonjour les p'tits loups !


    C'est une des plus jolies chroniques. Une telle sérénité se dégage de chaque ligne .... Chacun semble avoir trouvé sa place, se délecter de chaque minute et avoir les yeux grand ouvert sur les paysages et les gens. Et nous sentons tout ce qui passe entre vous quatre.


    C'est très émouvant et, encore une fois, si bien écrit.


    Je vous embrasse tous les quatre.


    Christine

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