• Et l'confort, ça va ?*

    Ca va, merci. Nous logeons désormais dans un petit hostal de la Plaza San Francisco, et notre chambre, au premier étage, accessible par le balcon, donne sur un patio à colonnade où un carré de verdure nous permet de prendre le soleil... Quand il pointe le bout de son nez - ajoutons que l'établissement ne nomme El Solar. Car en général il fait frisquet, à cette altitude, et après plus de quatre mois de cagnard, il faut réapprendre à enfiler une polaire, comme un geste oublié.

    Pour découvrir la ville, nous avons choisi l'option tranquillité maximale. On se promène, on baguenaude dans les venelles de cette cité classée au patrimoine mondial de l'UNESCO. Celles-ci débouchent le plus souvent sur des Plazas où les Péruviens aiment à se prélasser, seuls ou avec des amis. La Plaza de Armas, la Plaza de las Nazarinas, la Plaza San francisco, la Plaza del Regocijo, etc. Sur la Plaza de Armas, la plus grande de toutes, une ribambelle de chemins dallés mènent à une monumentale fontaine prise en photo à longueur de journée par des touristes qui font les acrobates pour l'occasion, genre « je la tiens dans mes mains ». Ces chemins encadrent des triangles de verdures bordés de bancs que gardent des réverbères ornés de têtes de félins. Les touristes s'y promènent et les Cusqueňos s'y retrouvent pour bavarder. La place vibre au quotidien sous les deux paires de grands yeux carrés de la Cathédrale de Cusco et de l'Eglise de la Compagnie de Jésus. Tout autour, des arcades abritent une foule de restaurants pour touristes - il y a même un Mc Do' et un KFC ! - et de micro-agences de voyages qui vendent toutes peu ou prou les mêmes produits, à savoir tours de ville ou bien excursions au Machu Picchu, à la journée, ou sur deux, trois, quatre ou cinq jours. Pour ce qui est du célèbre Inca Trail, randonnée de quatre jours sur le chemin de l'Inca, les réservations sont closes jusqu'en mars. Dans quatre mois ! Pour l'Histoire, c'est également sur cette place que fut promenée, au bout d'une lance, la tête du dernier Inca, Tupac Amaru, après sa mise à mort sur ordre du successeur de Pizarro, sous les deux paires de grands yeux sévères du Père Alonso de Baranza et du Père Molina. Trois siècles plus tard, c’est au sommet de la fontaine que trône la statue de Manco Capac, le premier Inca, aïeul de Tupac Amaru, en tenue d’apparat, le doigt glorieusement tendu vers les sommets.

    D’où que l’on se situe sur la Plaza de Armas, on aperçoit les rondeurs des contreforts de la Cordillère. Les plus proches, comme San Blas, font partie de la ville, et les plus éloignés arrachent le regard à la ville pour le perdre dans les replis secrets du Pérou, là où ce n’est pas pour les touristes que les femmes portent la montera - un chapeau plat – la longue robe rouge et la manta de laine multicolore sur les épaules. Car hélas, certaines Indiennes, ici, se promènent toute la journée ainsi accoutrées, un jeune alpaca au bout d’une longe, dans l’espoir de grappiller quelques soles si on les prend en photo. Le soir, les lumières qui affluent depuis les bâtiments alentours dorent la Place. Les collines, à proximité, se recouvrent de taches de lumière sous le bleu intense des derniers instants du jour. C’est magnifique.

    La Plaza de las Nazarenas, c’est la plus chic. Au pied de San Blas, cet adorable rectangle de poche est bordé des murs blancs de trois hôtels de grand standing et du Múseo de Arte Precolombiano. Ces hôtels, dont les prix dépassent allègrement les mille euros pour une chambre, renferment des œuvres superbes : le Palacio Nazarenas a pour bureau de réception un autel en bois peint du seizième siècle parfaitement conservé, et le Monasterio, lui, s’est carrément attribué la chapelle attenante, dont les parois, jusque dans leurs derniers centimètres carrés, sont couverts de retables dorés plus baroques les uns que les autres. Les portes du monument, accessible depuis l’hôtel, sont habituellement fermées, mais nous avons pu nous y glisser quelques instants lors de l’arrivée d’un groupe de vieux Americanos en tenue de randonneurs hi-tech, car à l’occasion le temple avait été transformé en hall d’accueil, avec maté de coca sur plateau tenu par un groom en livrée. Nous n’avons pas fait illusion longtemps, et le maître d’hôtel nous a vite fait signe de retourner à l’extérieur.

    La Plaza de San Francisco, devant notre hôtel, est la plus authentique. Peu de touristes la fréquentent et des centaines de Peruanos y regardent chaque jour passer le temps. Au pied d’un arbre, des enfants en uniforme scolaire bleu et blanc y jouent aux billes, pendant que des brochettes d’abuelas, assises sur un muret, devisent en gardant un œil sur leurs petits-enfants. Les couples d’adolescents, sur les bancs ombragés, s’embrassent goulûment – quelle  différence par rapport à l’Indonésie musulmane, où les jeunes s’isolaient comme des fugitifs pour simplement se tenir la main ! Au loin, à flanc de colline, on peut distinguer un géoglyphe : Viva el Perú.

    Ces places font de Cusco un damier plissé par le relief.

    La ville est très touristique – les prix du centre en témoignent – mais, pour autant, elle n’est pas infestée, c’est une cité dynamique qui n’a pas que l’industrie du tourisme pour moteur. Entre dix-sept et dix-neuf heures, chaque jour, les écoles, entreprises, magasins, locaux associatifs… libèrent des nuées de Cusqueňos qui rentrent chez eux en riant, en chantant, une glace, un chicharrón ou un beignet à la main. C’est très joyeux. Ca se bouscule, ça klaxonne... C’est le boxon. Les bus sont pleins à craquer. Les élèves du Colegio Real, une école privée, descendent la ruelle pavée menant à la Plaza de Armas par centaines. Leurs homologues des écoles publiques, eux, sont sortis dès le début de l’après-midi, l’investissement de l’Etat n’étant pas suffisant pour financer des journées complètes de cours – ce qui explique pourquoi tant de Péruviens se saignent pour la scolarité de leurs enfants.

    En dépit de notre entreprise de découverte pépère des lieux, nous avons eu l’audace… de sortir de la ville. Eh oui ! Nous avons poussé au nord-ouest, au cœur de la Vallée sacrée, jusqu’à Moray, et, plus loin, aux Salineras de Maras. Moray est un ancien centre de recherche agricole inca. Pour y parvenir, nous traversons un patchwork de champs, à presque quatre mille mètres d’altitude, où se cultivent la papa (la pomme de terre) et diverses céréales. Vaches et moutons paissent ça et là. Nous nous sommes rapprochés de la Cordillère, et les hauts sommets, tous à plus de cinq mille, sont désormais bien visibles : le Chicón, le San Juan, la Verónica, au col couvert de neige, dont les flancs sont broutés par les ombres d’altocumulus immobiles. Encore une fois, nous sommes frappés par l’immensité des lieux, qui ondulent sous les roues de notre mini-van.

    Après environ quarante kilomètres dans la plaine blonde, le sol s’ouvre pour découvrir une falaise tombant sur un étrange agencement d’anneaux concentriques remontant à la surface. C’est le centre de Moray, un espace où apparemment les Incas tentèrent une expérience agricole. Il semble que ces anneaux en plateaux reconstituent les différents climats existant au Pérou. Tout au fond, les Incas auraient fait pousser du maïs, plante de basse altitude, au milieu du dispositif des céréales comme le quinoa, et en haut, d’autres céréales comme le blé, ainsi que des pommes de terre. Chaque anneau est pourvu de plusieurs volées de trois ou quatre marches latérales, des pierres qui dépassent du cercle et que vous descendez vers la droite ou vers la gauche pour atteindre le disque central, le plus petit, en bas. Sur ce disque, des chamanes invoquent l’énergie de la Pachamama, la terre nourricière. En remontant, nous avons constaté que ce système d’anneaux concentriques avait été construit en trois exemplaires – un seul a été rénové, mais les autres, plutôt bien conservés, sont également remarquables.

    Dans l’après-midi, nous avons visité les salinares de Maras, une plantation de sel de haute altitude, dont les petits œillets blancs sont presque difficiles à regarder à la lumière du soleil. Comme à Guérande, près de Nantes, c’est une coopérative qui régit l’exploitation du lieu. Depuis la montagne, une source d’eau à la salinité élevée (plus de soixante grammes par litre, contre trente-cinq en moyenne dans les océans) est canalisée à travers ce drap blanc dont ne dépassent que les pierres brunes qui délimitent les œillets. Après évaporation, seul reste le sel gemme, ramassé, par les paludiers, en monticules dont le sommet, comme la fleur de notre chère Loire-Atlantique, constitue la denrée la plus appréciée, la plus chère. En descendant vers le creux de la vallée, la nappe s’affine comme un bec de pélican avant de disparaître. Dans un mois, à la saison des pluies, toute l’exploitation sera brunie par les eaux, nous sommes arrivés juste à temps !

    Hier, nous avons promené notre museau dans les salles du MAP, le Múseo de Arte Precolombiano, qui est une succursale du musée Larco Herrera de Lima, que nous avions tant apprécié. La collection est globalement répartie par civilisations : Chimú, Nazca, Moche, Inca. Des statues en bois, des céramiques, de l’orfèvrerie… datant parfois de plus de trois mille ans. Des pièces de premier ordre, notamment parmi les effigies en bois, ou les vases chimú et moche. Pour ce qui est des effigies en bois, le tintinophile que je suis a vu remonter à la surface, en une seconde, la petite statuette à l’oreille cassée. C’était émouvant. Sur certaines céramiques, une recomposition du corps humain est opérée et rappelle de manière intrigante le cubisme.

    C’est surtout le nom des Incas que l’Histoire a retenu, néanmoins les autres civilisations du territoire aujourd’hui nommé Pérou avaient atteint un degré de raffinement assez stupéfiant.

    Il est 13h30, et depuis ce matin, mes chers compagnons et moi travaillons à nos journaux respectifs dans l’ambiance agréable du Kushkafé, assis sur des matelas recouverts de mantas, le dos contre des coussins multicolores. A nos côtés, deux Péruviennes sirotent un maté de coca en parlant de leurs activités professionnelles. La lumière nous parvient, à travers les deux battants ouverts de la porte de bois, depuis la Plaza del Regocijo, où une vieille employée de la Ville, coiffée d’un chapeau à larges bords, arrose un eucalyptus. Les nuages masquent le ciel, ils sont comme des montagnes blanches au-dessus de la Cordillère.


    Pour continuer en sonorama, cliquer ici :

    Cet après-midi, nous avons visité l'Eglise de la Compagnie de Jésus, sur la Plaza de Armas. Le bâtiment est moins imposant que la Cathédrale, sur la même place, car à l'époque de sa reconstruction, en 1650, après un tremblement de terre, l'Evêque de Cusco s'était offusqué à l'idée que les Jésuites construisent un temple plus imposant que sa cathédrale. L'affaire s'était réglée plans à l'appui dans la ville de Lima, devant les autorités. Les Jésuites avaient accepté de diminuer l'ampleur de l'édifice, pour soulager son ombrageuse voisine. Mais en loucedé, ils augmentèrent la hauteur des colonnes. Bien joué, Ignace (bon, il était déjà mort, mais quand-même...) !

    Dès l'entrée, d'ailleurs, c'est lui qui vous accueille, représenté à quatre reprises sur un quadriptyque à la gloire des Compagnons de Jésus. Un panneau célèbre la conversion des Incas sur la base d'un mariage interéthnique, un autre est consacré aux pauvres, un autre aux nobles, et le dernier, le plus funky, montre un Loyola en plein kif, écrasant à terre les figures  de Calvin, Luther, Wesley et compagnie d'un coup de botte très sûr, le doigt sur les écritures. Eve et moi nous lançons donc dans une reconstitution enlevée de la scène afin de faire comprendre à Célestin et Amphélise les enjeux religieux du seizième siècle. Qu'en restera-t-il ? Au moins étaient-ils intéressés. Ils ont été motivés également, par le retable du choeur, de dix-huit mètres de haut, chapeauté par un Père éternel à la figure de notable espagnol, tenant fermement dans ses mains un globe. C'était environ trois cent cinquante ans avant la crise qui frappe aujourd'hui l'Espagne et tient fermement dans sa main près de la moitié de ses jeunes au chômage - même les Péruviens semblent sensibles au sort actuel de nos voisins ! Un peu partout dans l'église, des signes de l'acculturation du Catholicisme se font voir : un Christ-Inca, un Divin enfant coiffé d'un bonnet péruvien...

    L'église était un de nos derniers monuments à Cusco. En effet, nous partons demain pour une randonnée de quatre jours… L’aventure continue ! Mardi prochain, au lever du soleil, nous grimperons les flancs du Machu Picchu. Se savoir si près du site, imaginer qu’on va juxtaposer la réalité à l’image d'Epinal, avant que cette réalité ne se mue à nouveau en image, est toujours un moment fort. Un moment de plus dans ce périple extraordinaire. Le voyage est une besace sans fond, dans laquelle on puise des trésors de temps. Quel bonheur…

    Pour terminer votre lecture en sonorama, cliquer ici :
     

    * Trouve le nom de la chanson locale qui se cache derrière ce titre pour gagner ton poids en feuilles de coca ! 


  • Commentaires

    1
    OlivierM
    Vendredi 16 Novembre 2012 à 21:14

    El condor pasa !

    2
    pacobalcon Profil de pacobalcon
    Vendredi 16 Novembre 2012 à 23:44

    Damned, cet homme est trop fort, il connaît le mystère des mots et a une culture générale de portée internationale. Je m'incline.

    3
    OlivierM
    Samedi 17 Novembre 2012 à 00:14

    Youpi, j'ai gagné mon poids en tacos et feuille de coca !!!

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    4
    pacobalcon Profil de pacobalcon
    Samedi 17 Novembre 2012 à 00:30

    T'as intérêt à pas grossir, sinon ça va me coûter une fortune !

    5
    OlivierM
    Samedi 17 Novembre 2012 à 00:36

    80kg de feuilles de coca, ca fait du volume !

     

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