La tête dans les cartons, nous faisons tourner en boucle Runaway, de Kanye West, dont les notes de piano perlées sur fond de de big beat nous ont accompagnés à partir d’Alice Springs, et ont fini par devenir notre mascotte acoustique. 

Nous avons atterri hier, en provenance de Buenos Aires via Madrid. A mes côtés dans la cabine, deux jeunes Porteños, en voyage de noces, portaient une paire de gros badges violets, sur lesquels ils avaient fait inscrire recién casados et nouveaux mariés. Cette impropriété lexicale les rendait encore plus mignons. Alors que nous survolions la banlieue sud, tous deux lorgnaient les lumières de la ville avec gourmandise. Nous vivions les dernières minutes de notre voyage, eux commençaient le leur – dans l’émerveillement de l’inconnu. Ah, Paris ! Ben… Paris.

Mais qui voyons-nous, derrière la porte vitrée qui marque notre entrée sur le sol français, une fois passé le tapis à bagages ? La famille ! Les potes ! Notre filleul ! Bien cool – on va poser le barda et avaler une pizza en racontant nos petites histoires et en écoutant celles des autres. L’accueil facilitera le retour – c’est qu’il nous faut désormais domestiquer la stase… Acculturer le présent, ne pas trop employer le passé tout en s'amusant du Túnel de Ayer, à l'instar de notre photo ancienne, et enfin, surtout, cultiver le futur. Et, pourquoi pas, une nouvelle parenthèse en chantier ?

Nous avons vécu tous les quatre une aventure merveilleuse, rare, précieuse. Nous laissons derrière nous, en nous, le sourire du Bouddha, affiché sur les figures de géants de granit d'Angkor, ainsi que les montagnes baignées d'une lumière bleutée de l'ouest thaïlandais, le cliquetis des ciseaux à l'oeuvre dans les plantations de thé malaisiennes, la scansion des chanteurs torajas et la mort silencieuse du buffle albinos, le vitrail des récifs coraliens des Togian, le récit de la création anangu donnant un sens à la terre rouge du désert australien, la brume du Machu Picchu, les glaces bleues du Grey, la douceur de Colonia... Derrière nous, en nous, Tony, François, Kenji, Edith, José, Tailah, Uni, Papa Uni, Trix... Notre excursion s'est précipitée en un kaleïdoscope de lumières, de son, d'images, de ciels, de terre et d'ondes. Un bloc de temps. Nous avons vécu des instants inoubliables – ensemble.

Au Moyen-âge, on produisait encore des bustes en bois du Christ en majesté, un Christ souriant et amène - exempt du dolorisme qu'aujourd'hui on trouve sur toutes les représentations du Christ crucifiés. Certaines de ces pièces étaient si belles, provoquaient une telle joie chez les Chétiens, un tel état de grâce gaie traduit par des larmes de bonheur, qu'elles furent interdites car on sentait bien que le fidèle échappait au contrôle de l'Eglise. Il y a bien quelque chose d'interdit, de caché dans l'émerveillement, qui rend la beauté à la fois si précieuse et personnelle, comme on arrache un rai de lumière dans l'obscurité. Dans notre modeste échappée, nous avons vécu de ces moments de joie intense - ensemble.

Tout à l'heure, nous avons disposé notre manta, un drap de laine ouvragé à la main au Pérou,  sur la table de la salle à manger. Mais les plis que le tissu a pris dans notre sac résistent, difficile de l’installer à plat sur la table… Comme nous, en fait : on a pris nos quartiers, mais on a des plis. Ici. Et puis là. Là également. Rien à faire. Ces plis que Barthes disait apportés « au tissu des jours » - qui s’agrègent à votre étoffe pour ne plus vous quitter et faire partie de vous.

2730 visites ! Vous avez été nombreux à nous suivre : nous avons reçu 2730 visites, pour plus de 21500 pages vues ! Des commentaires nombreux et sympas. Nous vous remercions chaleureusement pour ce suivi. Pour tous les quatre, ce voyage était aussi un voyage dans les mots, dans l’écriture – Célestin et Eve sur leurs magnifiques carnets de voyage, Amphélise et moi, sur le blog. Parce que ce que l’on nomme monde tient en un mot.

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