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L'ivresse des surfaces
Chez le marchand, commandez un délice de belle taille. Faites le barder, solidement – pour qu’il ne se délite pas lors son exposition à la chaleur du grand ciel sulawesi, et reste fondant à souhait de longues années après dégustation. Croquez.
Parvenir aux Iles Togian se mérite : trois jours depuis Rantepao, où nous avions assisté à de fabuleuses cérémonies funéraires sous les toits si caractéristiques du Tana toraja ! Dix-sept heures de car tout d’abord, avec arrivée à Poso à une heure du matin pour une reprise du périple après une courte nuit, puis le lendemain cinq heures de rallye dans un monospace piloté par un jeune homme à la conduite survitaminée (Eve, assise à sa gauche, aura la tête tournée vers l’extérieur durant tout le trajet), avant d’ effectuer la traversée en bateau depuis Ampana le jour suivant – cinq heures sur un gros ferry, et enfin une demi-heure sur un trimaran de poche. Fourbu, CAFE ! Le voyage, grosse bête affamée, ne nourrit de l’épuisement des corps, mais s’il les essore, c’est au fond pour mieux les installer en état d’hypersensibilité. Parce qu’à notre arrivée…
Uni, la propriétaire, et Jahalun, son père, nous déposent sur une plage pas plus longue que le bras. La fine coque de bois, qu’accompagnent deux légers flotteurs en pointe, un peu à la polynésienne, mord doucement le sable du campement : quatre bungalows sommaires, placés face au coucher du soleil dans une géométrie parfaite, coincés entre un rideau de cocotiers et la roche qui bascule en surplomb au-dessus des flots et forme une crique dévorée par la jungle. La salle de restaurant, dotée de hauts pilots, offre une vue magnifique sur l’autre côté de l’île, sa rive sunrise, que cinquante mètres, pas plus, séparent de notre plage, au-delà d’un petit promontoire où vaquent des coconut crabs, qui peuvent peser jusqu’à cinq kilos, et des varans. La nuit, une armée de souris s’affairent en tous sens sous notre bungalow et même autour de notre lit à baldaquin - duquel tombe une moustiquaire rose décorée de fleurs grossièrement dessinées – qui grattent, crapahutent et couinent pour disparaître au petit jour, comme volatilisées. Relais est pris, de jour, par une chauve-souris qui tourne autour du pieu comme une balle de jokari et nous évite, parfois, de quelques centimètres seulement. Nous sommes sur l’une des dizaines d’îles Togian, à quinze minutes de canot de Wakai, la bourgade locale, en plein Golfe des Célèbes. Autant dire au bout du monde.
Devant le campement, l’eau claire et plaisante, d’un bleu turquoise, n’abrite plus de coraux depuis que la pêche, à la dynamite et au cyanure, a mis de l’ordre dans les fonds. Ce type de pêche, heureusement, a pris fin, et la flore sous-marine est en pleine convalescence. On peut tout de même y promener son tuba et y admirer une faune bigarrée, mais rien de comparable à ce que l’on trouve à quelques minutes de bateau – ce qui a motivé notre venue ici. On peut aussi longer la côte depuis la plage, à la nage, pour remonter jusqu’à une arête rocheuse, derrière laquelle s’ouvre une anfractuosité, longue voûte creusée par les flots, qui pénètre dans la montagne pour mener à une minuscule dalle de coraux entassés sous la canopée minérale, dont le devers récolte la lumière avalée par la bouche de la grotte. Amphélise et Célestin, orpailleurs-spéléologues d’un jour, tenteront, en vain, d’y dénicher métal jaune et pierres précieuses.
Tous les soirs, Uni et son père rentrent chez eux, à Wakai, ne laissant que Miss, sa sœur Kaka, et Mama, les employées. Mama, sur son temps libre, fabrique des machettes qu’elle taille à l’aide de sa propre machette – scissiparité équatoriale – ou bien des balais à partir de feuilles de palmiers, pendant que les filles préparent à manger ou nettoient les lieux. Le premier soir, elles rentrent chez elles également, nous laissant l’île pour nous. Nous seuls. Pas d’eau courante, pas d’électricité – sauf lorsque le petit générateur est allumé le soir, pour une poignée d’heures. Pas de souci.
Chaque jour, un boat trip est organisé, et Uni, après notre première nuit ici, nous laisse le choix parmi les réjouissances : Taipi Wall, The Jellyfish Lake, Hotel California (au hasard !). Va pour Taipi Wall. Après une vingtaine de minutes de navigation, notre canot, propulsé par deux petits moteurs Honda rouges qui alimentent deux hélices, nous dépose en pleine mer, sur un banc de coraux logé à deux, trois mètres de profondeur. L’eau, d’une clarté hallucinante, est une fenêtre ouverte sur les fonds, et déjà, penchés sur la lèvre du bateau, nous sommes esbaudis. Sur plusieurs centaines de mètres carrés, un banc plein de vie prolifère juste en dessous du vitrail de la surface. Des tables de madrépore, des coraux de toutes les textures, toutes les couleurs, même les plus vives, des algues arachnomorphes au pattes velues noir et jaune, que visitent des milliers de poissons de toutes les couleurs eux-aussi, du blanc presque transparent jusqu’au bleu électrique ou au noir. A sa limite, le banc se noie soudain dans un tombant vertigineux, mur végétal dont on ne voit pas la fin, contre lequel butent des eaux obscurcies et troubles. C’est le Taipi Wall. Auprès duquel quatre créatures de type homo gallicus baguenaudent, les yeux écarquillés.
Au matin du troisième jour sur place, c’est une bourrasque qui nous a réveillés. En effet, les murs des bungalows n’atteignent pas le toit de palme, pour que la partie supérieure, ainsi ajourée, assure la ventilation des pièces. Et une tempête vient de se lever ! Le vent s’engouffre dans notre chambre, la moustiquaire rose de notre baldaquin s’agite, et libérées de la gravité les fleurs qui la décorent se tiennent désormais à l’horizontale, créant une roseraie d’organza. Au dehors, devant le bungalow, les eaux ont perdu leur clarté et les vagues, qui moutonnent à présent, ont musclé leur discours. La pluie s’est mise à tomber. Aucun bateau ne circule, trop dangereux. Combien de temps serons-nous bloqués ?
C’était sans compter sur la versatilité du climat équatorial… En début d’après-midi, déjà, la situation est revenue à son point de départ. Plein soleil, eau étale et brise légère – Cette tempête n’avait en fait pour vocation que de nettoyer le ciel à grande eau et en rafraîchir la toile, comme une page de Nicolas Bouvier nettoie l’œil du lecteur pour renouveler son regard sur le monde. Nous pouvons donc partir en escapade, cap sur le Jellyfish Lake !
Sur une île située à trente minutes au nord, les côtes découpées s’élèvent en raidillon depuis la plage pour abriter un lac d’eau verte, arrondi comme un œil. Nous y descendons, méfiants. Ses eaux troubles sont peuplées, uniquement, de méduses, de milliers de méduses. Néanmoins, comme elles ne sont pas urticantes, on peut s’approcher, les toucher même. Elles se déplacent par impulsions, qui rapprochent le dôme gélatineux des pattes filandreuses de l’étrange créature dans un mouvement de contraction, puis la font avancer en relâchant la pression. Dôme en tête, en solitaire, elles canardent l’onde en tous sens, mais au-delà du désordre apparent de tous ces déplacements individuels, chacune, sans doute, trace sa route selon un dessein précis, son fatum de méduse, comme on avance avec détermination au métro Gare du Nord, à l’heure de pointe. Depuis les vitres épaisses de la galerie du RER, c’est nous qu’on peut observer, plutôt dans les espaces de correspondance, où un choix se fait, que dans les couloirs - qui ne sont que des acheminoirs - marchant d’un pas rapide vers les lignes 4, 5, ou 7, pour un ailleurs de repos, de fête, de travail, d’instruction, de deuil… Méduses, humains, ce qui ne ressemble qu’à un maelström prend, avec un peu de recul, la forme d’une multitude de routes qu’on trace tous en avançant, dans un work-in-progress topographique, avant qu’elles ne se perdent dans les sables du métropolitain. Cette observation provoque l’ivresse des surfaces, lorsque tout est lecture de formes. Qu’il s’agisse de la surface de l’eau, celle du métro de celle de la page, sur laquelle s’allongent les mots, on ne fait que tenter de mettre de l’ordre dans les signes du monde, en s’appuyant sur les correspondances.
Le quatrième jour, nous avons pris nos quartiers, l’espace de quelques heures, à l’Hotel California. Qui a nommé l’endroit ainsi ? Impossible de le savoir. Gardons plutôt le côté amusant de cette colonisation symbolique. Notre canot, après avoir filé plein ouest vers le grand large, ralentit puis coupe les moteurs. D’un air entendu, Jahalun balaie du bras droit la zone en nous la désignant avec fierté : au milieu de nulle part, loin des côtes, trois bicoques sur pilotis ont été érigées, à proximité d’un gros rocher qui affleure, monolithe esseulé qui se prend pour une île, qu’il voudrait de surcroît nous faire croire habitée. Qu’on en juge ! Il porte sur son dos de roche, coupante comme un scalpel, un palmier, seule être vivant à des kilomètres à la ronde – à la surface. Car en dessous, ça grouille. Comme au Taipi wall, cet endroit a été préservé de la dynamite et du cyanure. Magnifique.
Le soir, Jahalun nous accueillera à nouveau à bord pour une session de pêche au soleil couchant. La barque tanguant gentiment sur une lame d’acier bosselé laminée par le tambour de la houle, nous dévidons des petites poulies de bois vers le fond. Jahalun s’amuse de nous voir si malhabiles… Mais nous ne rentrerons pas bredouilles ! Amphélise, Eve et moi avons notre bestiole, et Célestin, manifestement plus doué, en a quatre. Des poissons roses qui rôtiront quelques minutes plus tard, avant de finir dans nos estomacs ravis. Une robinsonnade, quoi !
Aujourd’hui, nous sommes retournés à la civilisation. Enfin… Dans un petit village de pêcheurs, sur l’île de Malenge, une des îles les plus septentrionales des Togian, à un jet de pierre de l’équateur. Assis autour d’une table recouverte d’une toile cirée orange à fleurs, nous sommes occupés à travailler, qui à ses mathématiques, qui à son carnet de voyage… de notre terrasse, nous dominons, sur trois côtés, les eaux du Golfe des Célèbes qui s’assombrissent au fur et à mesure que le soleil disparaît, sur notre droite, mettant un terme à notre séjour ici. Les lattes du parquet laissent çà et là apparaître la surface : notre losmen, sur pilotis, est à dix mètres tout au plus de la jetée. C’est de là que nous embarquerons à l’aube pour filer dans le ventre du ferry qui nous transportera vers Ampana, sur le « continent ».
C’est presque tristes que nous avons quitté notre plage, il y a quelques heures, achevant notre seconde robinsonnade ici.
Lundi dernier, il y a six jours, nous avons embarqué d’ici pour nous rendre à l’autre bout de l’île sur une pirogue. Un vrai dugout, taillé dans la masse d’un seul tronc d’arbre, qui se balançait en toute liberté sur les flots alors que la nuit tombait. Notre paquetage, coincé entre les lèvres serrées de la coque, prenait l’eau à chaque vague et nous sommes arrivés trempés, dans l’obscurité, au Hinda. Quatre bungalows sommaires, tiens tiens ! sur une longue plage de sable fin, ombragée, orientée au nord-ouest. Sur place, deux Anglais – formidable, j’allais pouvoir jacter un brin dans la langue du Shake et mettre de côté un moment le paresseux pidgin que je me contentais de pratiquer depuis plusieurs semaines.
Trois fois par jour, là-bas, nous nous regroupons autour des festins que nous sert la cuisinière – un vrai fishfest ! Le reste du temps est réparti entre le snorkeling, la baignade, la lecture, les conversations… Et la dernière trouvaille de Célestin et Amphélise : faire des films.
Trois jours entiers ont été consacrés à l’écriture, au tournage et au montage de leurs deux premières œuvres : L’île du malheur et L’enfant de la jungle. Bientôt sur vos écrans. Le personnel du resort et les deux anglais, de loin, se bidonnaient à assister au tournage des rocambolesques scènes de ces deux fictions, en particulier celles de la chute de noix de coco et celle de tempête. Ou comment filmer une scène catastrophe sur une mer d’huile sous un soleil radieux… Moi, je les ai guidés avec grand plaisir, nourrissant au passage ma passion pour le cinoche. Le luxe du temps passé ensemble nous procure le loisir de construire ces petits objets, qui au final comptent tant… Rose et son mari, à l’issue du visionnage, nous ont surnommés The French Swiss Robinsons.
Il est 18h21. Dans la tiédeur de ce début de soirée, Amphélise, libérée de ses mathématiques, dessine des petites figures qu’elle envisage de filmer pour faire un dessin animé. Célestin, penché face à elle sur la toile cirée, fait une aquarelle, et Eve, accroupie sur le ponton du losmen, regarde les débardeurs vider le ferry de sa cargaison continentale, éclairés par l’unique loupiote de la jetée de poche. Presque tout le village est là, où il y a quelques minutes encore les enfants bondissaient dans l’eau en criant, sur la passerelle de bois qui s’alourdit de minute en minute, qui pour s’emparer de vaisselle, qui pour récupérer la télé tant attendue… On s’anime sur cette jetée, on s’engueule aussi, mais dans une bonne humeur communicative, cajolés par le ronronnement du moteur diesel du navire. Un peu comme CAFE, en somme.
En quittant notre plage, nous avons réalisé que plus d’un mois avait passé depuis notre arrivée en Indonésie, et qu’il ne nous restait plus que deux semaines dans ce pays prodigieux. Pays qui, à lui seul, eût justifié nos six mois de voyage. Et encore – quid des Moluques, des Îles de la sonde, de Komodo, de Sumatra, de la Papouasie ?
Il faudra revenir, c’est certain.
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Commentaires
waouh!!! merci pour le voyage, le reve....bien besoin ici où il pleut sans cesse avec des journées que stress....merci, je ferme les yeux et me balade avec vous ds les eaux turquoises.... à suivre forcèment