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Vol 027 de Sydney
Il est 9 heures du matin, ce mercredi 7 novembre. Une brume grisâtre s’est saisie de la ville, et c’est au-dessus des eaux devenues calmes et sombres de la Baie de Sydney que nous avons dit au revoir à Michèle, ma mère. Elle est restée sur la jetée de Kirribili Wharf, nous saluant par de grands gestes, tandis que le bateau vert anglais / coquille d’œuf des transports publics locaux filait en ronronnant vers Circular Quay, le large embarcadère central situé à l’ombre du mythique opéra, pour y déposer une légion de femmes en tailleur, soigneusement maquillées et coiffées de chapeaux d'un autre âge, et d’hommes en costume sombre et chaussures cirées, qui se rendent au travail. Ainsi que CAFE.
A nos côtés, une petite dame arborant un panama et des lunettes en corne traîne deux valises imitation Gucci. Elle porte à l’épaule un gros sac à main de marque Sex City. Ses cheveux cuirassés de laque et ses gestes raides lui donnent des allures de playmobil en vadrouille. Elle fait la queue pour le check-in aux guichets de la compagnie Qantas. Pour quitter l’Australie. Comme nous. Déjà ? Déjà. Ces dix-sept jours océaniens ont passé comme un souffle.
Après un séjour inoubliable dans le désert, à bord du Magical Mystery Bus qui reliait Alice Springs à Adelaïde, nous avons mis le cap sur Sydney, il y a un peu moins d’une semaine. Nous avions réservé deux chambres au Glenferrie House, sympathique auberge située sur la rive nord de la ville, dans un quartier très calme, à proximité de la résidence du Premier Ministre. Dès notre arrivée, l’aéroport étant au sud, nous avions donc traversé la baie, assis à bord d’un métro aérien qui, en franchissant le Harbour Bridge, avait dévoilé un décor somptueux de rivages découpés à la serpe pour laisser l’eau se faufiler dans les moindres recoins de la métropole. Notre hôtel étant situé à deux pas de l’embarcadère de Kirribili, nous allions ensuite traverser la baie à de nombreuses reprises – et à chaque fois nous esbaudir devant la beauté de ce site dominé par la série de proues de navires de l’opéra, à la verticale, comme mises à sécher sur un fil invisible.
Certaines villes tournent le dos à leur zone maritime ou fluviale, comme pour s’en protéger, Sydney au contraire est un mariage de terre et d’eau. La ville est orientée vers sa baie, et partout l’habitat se dresse face à l’océan comme des tournesols face au soleil. Chaque quartier est irrigué par la mer, et relié au centre par les navires bicolores de la compagnie des transports en commun de Sydney, qui comme des boules de flipper éjectés de leurs petits logements installés en ligne, à Circular Quay, partent à l’assaut de la périphérie. Roulent sur l’onde du Pacifique aux mains de leurs capitaines de bateaux chanteurs*. Les eaux sont si profondes que des paquebots de la taille du Titanic peuvent sans encombre se faufiler jusqu’au cœur de la ville, et mouiller au pied du Museum of Contemporary Art, sorte de miniature de la Tate Modern de Londres, pour laisser leur population emperlouzée prendre l’air jusqu’au soir et s’encanailler un brin dans la partie américaine de la ville, là où les gratte-ciels de métal et de verre se reflètent les uns dans les autres au-dessus d’avenues à angles droits.
Depuis Sydney, nous sommes allés en haute mer pour spotter des baleines, et malgré la saison finissante, nous avons pu en observer quelques unes en chemin vers le Pôle sud. Des baleines à bosse femelles, de quarante tonnes, qui accompagnent leurs baleineaux sans les quitter d’une nageoire. A cinquante, cent ou deux cents mètres du bateau, elles remontent à la surface, présentent leur dos qu’elles arrondissent lentement au-dessus des flots, font gicler par leur évent des trombes d’eau qui retombent en bruine, puis après un ou deux passages font craquer une dernière fois le vitrail de la surface et disparaissent. En ayant, parfois, fait claquer leur queue pour se signaler à un voilier trop curieux. Notre navire, lui, tanguait au rythme des balancements causés par la foule de touristes qui sur le pont supérieur, au gré des déplacements des capricieux cétacés, faisaient des allers et retours de bâbord à tribord, le pied incertain, les bras en triangle autour du buste et les mains agrippées à un appareil photo pour capturer l’événement. Des clichés qui n’auront que la valeur du souvenir, du jyétais, puisque réussir une photographie du dos d’une baleine en mouvement aléatoire à cent mètres est mission impossible.
Nous avons également visité, sur la rive nord de la ville, le Taronga Zoo, sur une colline. Au détour d’un chemin, entre deux girafes ou deux oiseaux, l’endroit vous procure des vues à couper le souffle sur la baie. Toujours elle. Elle constitue le point oméga de Sydney.
Lorsque l’on s’en éloigne, de la baie, on peut aller jusqu’au quartier Saint James, qui clame haut et fort les racines anglaises de la ville - du pays même - jusque dans la moindre parcelle de son lawn taillé au millimètre. N’oublions pas qu’Elizabeth II est Reine d’Australie, aujourd’hui encore. En haut de la place, se dresse Saint Mary’s Cathedral, inspirée autant par le gothique perpendiculaire du Londres du dix-neuvième siècle que la cathédrale de Christ Church, à Oxford. A deux pas, une vaste étendue de gazon roule jusqu’à la double voie en contrebas – on se croirait par moments à Hyde Park ou à Green Park, en plein Londres, exception faite des jacarandas dont les petites feuilles violettes tapissent le sol, et d’autres essences exotiques qui nous rappellent que nous sommes bien aux antipodes.
Nous avons ici fêté deux anniversaires – celui d’Amphélise, le 2, et celui d’Eve,le 4. Notre gazelle avait élaboré elle-même son programme. Le matin, visite du Sealife Centre, l’aquarium du centre-ville, où nous avons vu des dugongs, des requins, et de nombreuses espèces inconnues. Le soir, nous avons pris une glace au pied de l’opéra. Une foule très chic y avait pris ses quartiers, comme chaque soir manifestement, et en faisant le tour du monument, nous avons vu les bars branchés gavés jusqu’au plafond de jeunes en goguette. D’adolescentes court vêtues malgré la fraîcheur du soir, à l’anglaise, chaussées de souliers à talons hauts comme des frigidaires avec lesquels elles se déplacent avec la légèreté du pingouin. A quelques encablures de l’opéra, croisaient de somptueux catamarans sur lesquels on entendait une sono au taquet, le bruit de coupes que l’on choque et le rire des femmes emportées par l’ivresse. Pour terminer, nous sommes allés, sur la rive opposée, au Luna Park, une construction inspirée du Coney Island de New York. Amphélise venait d’avoir huit ans.
La veille de notre départ, nous avions décidé de profiter, une dernière fois dans ce périple, de la plage. Hop, direction Bondi Beach ! Le territoire des surfeurs. Terra billabonga. Depuis le centre, le bus 333 traverse l’adorable quartier de Paddington, où devant des pavillons d’un étage, de toutes les couleurs et ornés de frises en fer forgé, sont plantés des centaines de drapeaux en arc en ciel gay-friendly, pour déboucher, après une vingtaine de minutes, à Bondi Junction, au sud de la ville. Quelques instants plus tard, au détour d’un virage, l’immense baie de Bondi (prononcer /bonnedaï/), se découvre : une anse de sable clair et fin mise au supplice par le vent et de puissantes vagues dont s’extrait une écume large comme un glacier, que chevauchent des surfeurs en combinaison noire. Depuis le bus, ils ne semblent pas plus gros que des soldats en plastique.
Mais lorsqu’on s’approche et qu’on les voit sortir de l’eau, on a l’impression que quelqu’un a pressé la touche ralenti. Après leur numéro d'équilibriste, ils quittent les vagues en portant leur planche le long du bassin, avant de la poser sur le sable sans bruit. D’un geste sûr, ils se saisissent de la lanière leur permettant d’ouvrir la fermeture éclair dorsale, puis retirent une manche, l’autre, et font glisser la partie supérieure du vêtement le long de leurs jambes, découvrant un torse sculpté par l’effort, cuivré par le soleil et tatoué par un professionnel. Ils sont cool. Eve et Michèle, comment dire ? Ce n’est pas le moment de leur adresser la parole.
Une fois leur corps libéré de sa gangue de latex, ils entament leur parade sur la plage. Et là, c’est total Bondi… Ils vont et viennent le long de la rive, tournant lentement la tête à droite et à gauche, genre « qu’est-ce qui se passe, bien ou bien ? ». Ils soulèvent une paupière et échangent leurs impressions au sujet de leur dernier rouleau. En retrait de la plage, une petite installation de gym en plein air les montre à l’ouvrage autrement : ils font des pompes, soulèvent de la fonte, travaillent sur une barre. Ils sont cool, mais en les observant bien, on les voit se toiser, discrètement, lorsqu’ils passent d’un agrès à l’autre. Bondi, c’est une compétition des corps. Un tournoi sans fin, duquel certains sortent avec un corps aux proportions idéales, d’autres avec un corps gonflé aux proportions ridicules. Bondi, c’est ce que la nation répond à la statistique suivante : l’Australie est le deuxième pays le plus obèse sur la planète. Les pectoraux contre la bouée, la tablette de chocolat contre le chocolat en tablettes. Un peu plus haut, sur le remblai, le Mc Donald’s, à l’affût derrière sa longue vitrine, guette ses proies. Entrera, entrera pas ?
Il est 19h07 à mon ordinateur. Heure de Sydney. Comme nous avançons vers l’est, j’ai renoncé à savoir quelle heure il pouvait être en réalité. C’est au-delà de mes compétences. Notre Boeing 747 vole vers Santiago de Chile, que nous devrions atteindre après un peu plus de douze heures dans le ciel. Nous ne sortirons pas de l’aéroport, puisque nous reprenons un avion pour Lima, au Pérou, d’où nous entamerons notre descente vers le sud et notre ultime destination, la Patagonie.
Il y a une demi-douzaine d’heures, donc, nous montions à bord du vol 027 depuis Sydney, et nous filons désormais vers le Pérou. Ca fait beaucoup d’albums de Tintin d’un coup, ça. Vol 714 pour Sydney rencontre Le temple du soleil. J’avais neuf ans lorsque mes parents m’ont offert Le temple du soleil. Mon premier Tintin. On l’avait payé neuf francs à l’Euromarché de Saint-Quentin en Yvelines. Vingt et un albums et une poignée d’années plus tard, grâce au petit reporter, j’avais plus voyagé qu’un navigateur breton. Et pourtant, inattentif, j’avais choisi le tome 2 d’un diptyque, me passant en premier lieu de la lecture des Sept boules de cristal. Pas grave, j’étais intoxiqué tout autant.
Et le monde, à l’affût derrière sa longue vitrine, a commencé à me guetter.
Entrera, entrera pas ?
* Trouveras-tu la référence ?
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Commentaires
Mais c'est qu'il nous fait un deubeul, le garçon ! Bravo, La chèvre et Corynne Charby d'un coup, trop la classe.
3OlivierMMardi 13 Novembre 2012 à 13:32
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* Après la lecture de ce billet, tous mes beaux châteaux d'Equateur s'écroulent